^ ^- - --yn *^ ^-/>r,-î'' ^-'••aT'^*'' y» •« *".VLV- :&i-;t V H. ,w; *^.- m ^^•> î^lrt / ,- que la nôtre, ou ne peut pas s'acquitter dignement des fonctions du culte, si Ton n'est en même temps capable de très bien instruire les fidèles. Rien ne servira au prêtre de se parer de riches et symboliques ornements , dans un temple majestueux, devant des autels de marbre, au milieu d'une musique solennelle, dans le mystère du demi-jour et d'une sorte de lumière d'au delà, si, lorsqu'il ouvre la bouche, ses paroles ne sont que l'écho d'un esprit vide et inculte. Volon- tiers les ennemis de la foi s'inclineraient devant la poésie de notre culte et viendraient chercher dans nos églises cette conso- lation, cette élévation d'idées et de sentiments qu'inspire toujours la présence du sublime et de l'indéfini : ils se contenteraient de nous entendre déclarer que tout cela n'est que de la poésie, une poésie belle et bienfaisante comme tout ce qui touche à l'art. L'esprit actuel me semble de plus en plus disposé à nous recon- (i; -M. labbé Féli\ Klein, professeur à llustitut catholique de Paris, vient de pu- blier chez Lethielleux 1 10. rue Casselte, Paris , un remarquable volume où, sous le titre A! Opportunité, il a réuni, en les faisant précéder d'une élégante et instruclive notice, plusieurs discours de M-^^' Spalding, évèque de Péoria iIllinois\ une des figures les plus saillantes de l'épiscopal américain à notre époque. Les pages que l'on va lire sont empruntées à ce volume, dont M. l'abbé Klein a bien voulu nous communii[uer les bonnes feuilles. Nos lecteurs y retrouveront avec plaisir des idées tout à fait cou- formes aux conclusions de la Science Sociale. J r» LA SCIENCE SOCIALE. naître toutes sortes de mérites, sauf la possession de la vérité intellectuelle. L'Église catholique, on en tombe d'accord, est une puissance merveilleuse; ses triomphes ont été si durables et si surprenants que, seuls, les ignorants ou les insensés peuvent la croire près de disparaître; elle a converti le monde païen, sauvé le christia- nisme à la chute de Rome ; elle a refréné la férocité des barbares, protégé la faiblesse et encouragé le travail; elle nous a conservé les classiques; elle a maintenu l'unité et la sainteté du mariage, défendu la pureté et la dignité de la femme, épousé la cause de l'opprimé, proclamé à une époque d'ignorance et d'anarchie la suprématie du droit et la valeur delà science. A tant de signalés services on peut ajouter qu'elle a mis de l'aisance et de la déli- catesse dans les rapports sociaux des hommes, également éloi- gnée de l'austérité des puritains et de la licence païenne; que son goût de la grâce et de la beauté ont fait d'elle la mère nour- ricière des arts; que son amour de la grandeur et de la perfec- tion lui ont fait produire des caractères immortels ; enfin que son sens pratique de toutes les formes de la vie lui a permis de recruter ses saints chez des docteurs, des apôtres, des mystiques, des philanthropes, des artistes, des poètes, de§ rois, des men- diants, des guerriers, des paysans, des barbares et des philo- sophes. Voih'i, si je ne me trom[)C, autant de concessions que les incré- dules sont de plus en plus disposés à nous faire, et ils ne peuvent assez exprimer leur admiration pour la force et la majesté d'un pouvoir, unique au milieu des nations chrétiennes, qui remonte <\ l'origine des grandes civilisations aujourd'hui disparues, qui a conservé intacte, parmi les révolutions sociales de vingt siècles, son unité organique et qui demeure aujourd'hui encore la plus grande force morale du monde. Mais, à travers tous ces hommages, on sent percer la convic- tion qu'un si noble édifice est en train de s'écrouler; que le monde de foi et de pensée au milieu duquel il s'élevait s'est trans- formé en un désert aride, oiJ ni les fleurs ne peuvent croître ni les hommes ne peuvent vivre ; qu'enfin le temple est beau encore, mais LK f.LERGi: nATIlOLIOlE. 7 (lo l'inutile et triste lieauté des ruines. Il n'y a plus, va-t-on ié[)é- taiit, de ci'oyance qui ne branle, de dop^me qui ne soit mis en doute, de tradition qui ne menace de disparaître. Les conquêtes de l'esprit humain dans le domaine de la nature ont produit une fermentation de pensées, une activité intellec- tuelle dont rien dans lo ])assé no donnait l'idée. Klles ont accru la {)uissance do l'homme dans des proportions presque incroya- bles, lui ont donné l'empire des terres et des océans; elles ont mis {\ sa portée des forces invraisemblahles et découvert à ses regards des perspectives sans fin; elles l'ont i)lacé sur une nou- velle terre, sous de nouveaux cieux, et ont projeté sur l'histoire de sçt. race une luniiôro insou[)(;ounée. iKi sein de cet immense développement, de nouvelles questions, de nouvelles théories, de nouveaux doutes se sont élevés, et, parce que nous avons changé nous-mêmes, il semble (jue toutes choses doivent avoir changé avec nous. Mais, comme à la base de cha(pie j)roblème se trouve une ques- ti • vérital)le posilion des conlroverses religieuses. |)liil()SO[)lii(|ues et scientiliijues. hésitent à entrer ni lutte sur un rlianip de l>ataillt> qui chantre constamment, et où l'on ne peut, en mettant les choses au mieux, rempoi-ter que des victoires partielles et qui conduisent à de nouveaux eontlits. Il convient aussi de se ra[)peler ({ue, dans l'arène intellec- tuelle, l'attaque est plus aisée (jue la défense, l'orateur ou Té- crivain le plus superticiel et le plus illogique pouvant soule- ver des difficultés que le plus profond penseur aura peine à résoudre. Le seul fait île notre caducité et de celle de nos œuvres semble donner raison :\ ceux (pii rejettent des systèmes de pen- sée et de croyance où l'on prétend à la pérennité, et notre cœur est trop conscient de sa faiblesse pour adhérer sans etlort à une Eglise qui se déclare au-dessus de l'erreur et de la dé- faillance. N'y a-t-il pas. dans la nature, de quelque façon que nou> l'expliciuions. une espèce de crainte et d horreur du surnaturel, semblable à l'impression qu'un coupable éprouverait à se trou- ver en face de la conscience du genre humain? Et tout cela ne fait-il pas pencher le monde du cAté de ceux qui voudraient bannir Dieu de l'univers .' Mais, d'autre part, le cœur de l'homme étant un foyer de contradictions, n'est-il [)as vrai de dire aussi (|u'il est naturel- lement religieux? Sa foi en Dieu n'est pas moins profonde ni moins ferme que sa foi au témoignage de ses sens. On me dii a qu'il y a des athées ; il y a aussi des hommes pour prétendre que rien n'est réel, qu'il existe seulement des apparences et que !<' monde n'est qu'une idée aux mille formes, aux mille teintes différentes, le songe d'un rêveur qui vit à peine. Non seulement nous croyons à l'existence de Dieu et à celle de l'àme; mais tout ce que nous aimons, tout ce que nous espérons, tout ce qui donne à la vie son cbarme. sa dignité, sa sainteté, est rempli, embaumé et illuminé de cette croyance. Si les hommes pou- vaient se persuader que l'inconscience est le commencement et la fin de tout, quelle en serait la conséquence? La lumière des 10 LA SCIENCE SOCIALE. cieux s'évanouirait, la plus haute foi de l'âme deviendrait un mensonge; le pauvre n'aurait plus d'ami, le méchant resterait sans crainte, et le juste sans espérance; le succès seul compte- rait, et le malheureux n'aurait de reluge que dans la mort ; le bien-être corporeliui-même, en sortant de l'ordre moral, perdrait son charme humain. Si donc, de nos jours, le scepticisme s'é- tend de plus en plus, si nous sentons vaguement que la science est en voie déminer la religion, et les croyances les plus sacrées en train de se dissoudre, il faut en chercher la cause, moins dans les tendances naturelles de l'esprit et du cœur que dans les conditions de la société, dans une crise de la pensée et dans le déplacement du point de vue d'où les hommes avaient jus- (ju'ici regardé la nature. La durée comme le progrès du doute, et conséquemment de rindifîérence, sont attribuables, pour une bonne part, à la faute (ju'ont commise les meilleurs tenants du christianisme en se laissant dépasser depuis plus d'un siècle, comme culture philo- sophique et littéraire, par ceux qui, ayant perdu la croyance au surnaturel, cherchent une sorte de compensation dans une connaissance plus large et plus approfondie de la nature, dans unejouissance plus complète et plus délicate des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. De même qu'en toute discussion le plus habile, eût-il tort, peut aisément triompher du plus fail)le, de même, à une époque et dans un pays où les non-chrétiens, tout au moins les non-catholiques, possèdent la meilleure formation de l'esprit, on verra l'opinion publique s'éloigner de l'Église et il sera peu à peu admis que, quoi qu'il en soit du passé, elle a fini son temps. Aucun avantage extérieur, si brillant qu'il soit, ne la sauvera de ce danger. Que de fois l'histoire des nations et des religions ne nous montre-t-elle pas dans la pompe du dehors un signe de décadence interne! Komc libre se conten- tait d'une vie simple; avec la servitude parurent les palais de marbre. Le monarque qui construisait Versailles dressait aussi l'échafaud où devait périr la royauté française. C'est ainsi qu'une foi inoniantc, comme le ^!oleil (jui se couche, peut disparaître LE C.LERGÉ r.ATIIULIQLE. I ' dans la gloire. I.e l'oyamne de Diou est au dedans des Aines; de là viennent la vie et la t'orcc sans lesquelles on ne peut rien attendre ni du nombre, ni do la richesse, ni des édilices somp- tueux, ni des rites solennels. Nous ne pouvons pas non plus compter sur l'amour des hommes, si nous perdons toute influence sur leurs pensées. On n'attire les hommes qu'en s'adressant par l'esprit au Cd'ur, et le pouvoir d'une mère est diminué de moi- tié (juand elle cesse d'être intellectuellement supérieure à ses enfants. Comment donc la céleste mère des âmes conservera-t- oile sa [)lacc dans le monde, si ccu.x (|ui parlent en son nom trouhleut et détruisent par d'ignorantes |)aroles la divine har- monie de ses doctrines? Apprenons à voir les choses (elles ({u'elles sont. En face du monde moderne, ce qu'il y a de plus nécessaire au prêtre ca- tholi(jue, après la vertu, c'est la haute culture de l'esprit, d'où viennent l'ampleur des vues, l'exactitude des idées, le clair discernement ilu rapport entre les diverses vérités et des limites de la connaissance scientifique, la souplesse des pensées, la grâce de l'expression, la droiture et le bon sens. La culture dont je parle ici tend plutôt à élargir l'esprit, à lui donner de la méthode qu'à le meubler de connaissances; à développer des aptitudes que, faute de mieux, j'appellerai philosophiques, plu- tôt qu'à former des dogmatistes profonds, des canonistes érudits ou des casuistes subtils. Elle fortifie l'esprit et l'aide à se recon- naître dans le dédale des faits, comme à se garantir de la brume des passions. Elle l'amène à cette perfection d'intelligence que le cardinal Newman a décrite ainsi : « Elle est la vision et la com- préhension claire, calme et précise de toutes choses, dans la me- sure où un esprit fini peut les concevoir, conservant à chacune sa place et son caractère propres. Sa connaissance de la nature et de l'histoire lui donne une sorte de puissance prophétique; sa connaissance de la nature humaine lui permet de sonder les cœurs; par son absence d'étroitesse et de préjugés, elle a quel- que chose de la charité surnaturelle ; elle possède presque la sérénité de la foi, car rien ne peut la surprendre, et presque la splendide beauté de la contemplation céleste, tant elle est 12 LA SCIENCE SOCIALE. familière avec l'ordre immuable des choses et avec riiarmonic des sphères éternelles. » Je sais bien que c'est là de l'idéal , mais ceux qui ne croient à rien d'idéal ne sont pas capables de con- naître la réelle valeur des choses. Il est clair qu'une pareille éducation tend vers un autre but que la simple acquisition des connaissances utiles. Elle suppose que le savoir est bon en soi, quand même il ne procurerait ni la richesse, ni le pouvoir, ni d'autres avantages extérieurs. Elle regarde l'esprit comme l'organe de la vérité, et le façonne pour lui-même, non pour le préparer à l'exercice d'une pro- fession. Elle est donc essentiellement libérale, au lieu d'être professionnelle. Elle tient à la culture des facultés plus qu'à l'érudition; elle emploie la science à faire avancer l'esprit, plu- t(M que l'esprit à augmenter la science. On peut être un habile médeciu, un avocat judicieux, un savant théologien, et man- quer totalement de culture iiilellectucUe. Il est reconnu que les hommes enfermés dans leur profession ont souvent des vues très étroites. Leur pensée, comme la main de l'ouvrier, les assujettit à leur travail; elle manque d'ampleur, de souplesse, d'ouverture, de facilité. Ils mesurent toute vérité sur les lois de leur art et prennent leurs procédés spéciaux pour les seules règles du raisonnement. Les mêmes défauts se rencontrent chez ceux qui se livrent exclusivement à l'étude des sciences physiques. Quand leur télescope a sondé le firmament sans y trouver Dieu, ils en concluent que Dieu n'existe pas. L'àme n'apparaissant pas sous leur microscope, pour eux il n'y a point d'Ame; et, comme la pensée ne s'élabore pas sans mouvement nerveux, ils déclarent que c'est le cerveau qui pense. Mais, s'il est à désirer que ceux qui sont chargés de l'ensei- gnement et de la défense des vérités divines soient exempts d'une telle étroitesse d'esprit, on en peut conclure ({u'il faut au prêtre quelque chose de plus qu'une éducation professionnelle, et qu'on ne doit pas se contenter pour lui d'une école comme le sémi- naire, où il se prépare simplement aux c; les sujets y sont discutés avec sécheresse et mécaniquement; le professeur, tout à l'instruction qu'il donne, ne se préoccupe guère, parfois, de la manière dont il l'expose, ou bien encore, ne possédant pas lui-même une réelle culture d'esprit, il tient en médiocre estime l'ampleur des vues et l'élé- gance du langage; il n'y voit, si encore il est bien disposé, ([ue de simples ornements. Je ne viens pas critiquer le séminaire, je me borne à souli- gner ce fait évident qu'il n'est pas une école de culture intel- lectuelle, et que, par conséquent, la durée de ses cours fût-elle augmentée de cinq, six, huit ou même dix années, les élèves en sortiraient avec une formation professionnelle plus complète, mais non avec un esprit réellement plus cultivé. C'est moins ce qu'on sait, que la manière dont on le sait, qui donne la mesure de l'intelligence, de même que. dans l'ordre moral, la multi- plicité des vertus importe moins que la perfection avec laquelle on les pratique. La science n'est pas plus l'éducation que ce qu'on mange n'est la nutrition, et de même qu'avec un appétit féroce on peut manquer de vigueur et de santé, ainsi l'on peut avoir beaucoup appris et manquer totalement de culture intellec- tuelle. Les connaissances, entassées dans la mémoire à la ma- nière des enfants, sont une charee et une cause d'embarras 14 LA SCIENCE SOCIALE. pour rintclligence, loin de constituer un principe vital qui l'élève, qui l'éclairé et qui Tembellisse. De toutes nos facultés, c'est la mémoire qui est la moins noble et qui se rapproche le plus de l'instinct animal; la grande aft'aire n'est pas, pour l'éducateur véritable, de la bourrer de faits. Or c'est, pour tout bagage, ou peu s'en faut, une mémoire plus ou moins meublée qu'un jeune homme qui sort du collège apporte au séminaire ; comme je l'ai déjà fait remarquer, il n'y vient pas chercher une méthode qui lui ouvre l'esprit, le rende capable de travail personnel, lui apprenne la meilleure façon de présenter ses idées, mais simplement une formation professionnelle qui le mette à même de remplir son ministère sacré. Uien d'étonnant, dès lors, à ce que des prêtres qui sont d'ailleurs zélés, pieux, discrets, pleins d'abnégation et de bon sens, possèdent rarement cette haute culture de l'esprit, puisque c'est à ITniversilé, non pas au séminaire, qu'on peut la recevoir. On ne saurait douter que ce ne soit là un sérieux obstacle au progrès du catholicisme. Quoique désintéressée en principe, l'éducation supérieure est, pratiquement, utile à tout, et rien comme elle ne prépare l'homme aux difficultés de la vie. Elle lui permet de se rendre aisément maître de n'importe quelle question, de remplir avec honneur n'importe quel emploi; elle lui assure en toute matière la supériorité sur ses rivaux, elle l'élève au-dessus des coups de la fortune, et dans le malheur ou l'abandon, elle lui reste pour le consoler, comme la foi, comme l'espérance ou comme l'amitié. Des Universités anglaises, malgré leurs imperfections, le car- dinal Newman a pu dire « qu'à tout le moins elles peuvent être fières de cette succession de héros, de politiques, d'écrivains et de philosophes, d'hommes remarquables par leurs vertus natu- relles, leur entente des alfaires, leur connaissance de la vie, leur siircté de jugement pratique, et leur l)()n goût enfin, qui ont fait de l'Angleterre ce qu'elle est, l'ont mise en état de subjuguer le monde et de dominer les catholiques >'. Ce n'est que dans uue Dniversité que toutes les sciences sont mises en contact les unes avec les autres, (pie leurs rappoils sont étabHs et que leur champ d'action se trouve déterminé. LE CLERGK CATIIOLIOUE. io Les scioucos iiailirclles y sont limitées pai* la métaphysi(jiie ; la morale y est étudiée X la lumière de l'histoire, la langue et la littérature au point de vue ellmologitjue; la critique, (|ui cher- che la beauté, non la diUomiité, et qui, dans les jardins de l'esprit, récolle le miel en laissant le j)oison, y est appliquée à l'étude de l'éloquence et de la poésie; la religion euliii, ré- pandue sur tout le reste comme un rayon d'en haut, y jette l'ardente vie de la foi et de l'espérance. L'esprit s'habitue ainsi il comparer tout naturellement les idées et les vérités entre elles, et cet exercice le grandit, le fortifie, l'élartiit, le rend souple, sincère, accueillant, équitable. Quand un grand nombre de prêtres seront capables de por- ter cette hante culture dans l'étude des snjets religieux, alors on reverra la théologie catholicjue sortir de l'isolement ({ui est le sien au milieu du monde moderne, la vérité catholique illu- miner et embaumer les pensées et les opinions des contempo- rains, les doctrines catholi(jues pénétrer à fond les cœurs, au lieu de n'occuper que la surface des esprits comme un vêtement ((ui tient à peine; et l'on sentira que le prestige de la foi chrétienne est encore intact et tout ravissant, aussi supérieur au charme de la science que la joie d'une âme de poète est supé- rieure aux [)laisirs des sens. Ce sera toujours la religion qui donnera la clé de la vie, puis- qu'on ne peut autrement expliquer nos aspirations, ni justifier notre espérance et nos enthousiasmes ; or, pourvu qu'on la pré- sente en langage intelligible, la religion qui prévaudra sera toujours ce culte de Dieu en esprit et en vérité, que le Christ a révélé an monde , et qui n'est ni d'un temps ni d'un peuple, mais de tous les temps et de tous les peuples. La religion, comme la morale, est dans la nature des choses, et la foi catho- lique, sans cesse attaquée, sans cesse victorieuse, ressemble à ce chevalier de la Rose-Croix dont le bouclier porte la marque de terribles coups, mais que la Providence sauve de tous les périls et garantit contre les traits empoisonnés du monde et les monstres de l'abime. Mais est-il un vrai chrétien qui se croie dispeûsé d'efforts 1») LA SCIENCE SOCIALE. parce que le Christ a déclaré que les portes de Fenfer ne pré- vaudront pas contre son Église? Ne savons-nous pas que si, dans sa course à travers le monde, elle a triomphé au point d'apparaître comme le miracle do l'histoire, elle n'en a pas moins essuyé, sur beaucoup de points, des échecs désastreux? Ses amis doivent donc veiller et se tenir prêts à la bataille. A une époque où la persécution a sinon disparu, tout au moins perdu de sa violence, où les abus criants ont cessé, où l'hérésie a fini son temps, où la lutte du monde avec l'Église se can- tonne presque exclusivement sur le terrain des idées, le clergé ne saurait, en vérité, développer trop sa puissance intellectuelle. Par conséquent, les évoques, entre les mains de qui repose l'é- ducation des prêtres, ne sauraient trop se préoccuper de faire donner à leurs prêtres le plus de culture possible. Et, si c'est là une vérité générale, à combien plus forte raison ne s'applique-t-elle pas à nous autres, Américains, dont les ancêtres ont été, pendant des siècles entiers, opprimés pour leur foi, frustrés de toutes les ressources d'éducation, réduits par la spoliation h l'ignorance et à la pauvreté, obligés, sans pou- voir répondre, d'entendre leur religion accusée des crimes de ses ennemis? Maintenant qu'enfin, dans ce monde nouveau, nous avons vu poindre des jours meilleurs, est-il parmi nous désir plus naturel que de quitter ces bas-fonds pour monter aux sommets inondés de lumière? Devons-nous rien avoir tant à cœur que de prouver que nos malheurs seuls, non pas notre foi, ont fait notre infériorité? Nos concitoyens, malgré leur bienveillance, gardent contre nous une foule de préjugés héré- ditaires, et depuis trois siècles que la haute culture de l'esprit est refusée aux catholiques de langue anglaise, ils ont iini par itlentilicr le protestantisme avec la lumière, le catholicisme avec l'ignorance. Pouvons-nous, avec du sang dans les veines, sup- porter (]ue cela dure? Or, le moyen de changer cette situation, ce n'est pas de disserter sur rinduence de l'Église, sur ce cju'clle a fait à d'autres époques, mais de réaliser en nous-mêmes son idéal. Ici, plus qu'en toute autre circonstance, il convient d'appliquer LE CLKRGb: tAllloMolE. 17 le proverbe : Vrrba movent, cxcmpUi Ivahunt. De nirmc que raniour des Américains catlioli(]iies pour leur pays et ses ins- titutions libres, ;\ force de se montrer sur les cliam[)s de ba- taille, comme dans cbaciue acte de la vie, a l)ien Uni par eon- vaincre tous les gens raisonnables de la pi-oloiideur et de la sincérité de notre patriotisme, ainsi, lorsque notre zèle pour le dévelo[)pement de la liante culture auia suscité cbez nous des liommes (pii prendront place parmi les premiers penseurs et les premiers écrivains de leur temps, leur présence suffira pour attester (jue la loi calliolique ne s'oppose à aucun progrès, et (jue, si elle contente les plus humbles esprits, elle peut également satisfaire et même forlilifU' le génie d'un Augustin, d'un Dante, d'un Bossuet. Mais, pour devenir aussi savants que les autres, il faut bien que nous recevions une formation égale à la leur. Si nous ne songeons (ju'à multiplier les écoles et les séminaires, sans entreprendre la création d'une véritable Université, nous n'avancerons qu'avec lenteur et incertitude, l'I'niversité étant le moyen normal de favoriser la culture supérieure. Comme le pays lui-même, c'est surtout dans le domaine extérieur, en nombre, en richesse, cjue l'Église s'étend. De là, la nécessité d'un plus vigoureux ellbrt pour développer aussi les avantages spirituels. Les tendances mêmes de notre vie sociale assurent la multiplication des églises, des couvents, des écoles, des hôpitaux, des asiles; de dix en dix ans le catholicisme aug- mentera de plusieurs millions le chiffre de ses fidèles et celui de sa fortune, en même temps que les cérémonies de son culte deviendront de plus en plus splendides. Absorbés par cet accrois- sement, aurons-nous assez d'énergie pour ne risquer pas d'ou- blier ou de moins apprécier des biens qui sont pourtant supé- rieurs à ceux-là? Peu d'hommes savent unir en eux l'action et la pensée. L'homme d'action vit tout dans le monde qui l'entoure, le pen- seur vit au dedans de lui-même. La contemplation, en élargis- sant nos vues, nous montre que tout ce que peut faire même le plus grand génie se perd dans l'infini de l'espace et du temps; elle porte l'àme à se replier sur elle-même et à regarder pas- T. XXXII. 2 18 LA SCIENCE SOCIALE. sivement le monde suivre son chemin, comme si le flot des événements terrestres ne dépendait pas plus de nous que le cours des saisons. Le travailleur, au contraire, qui n'a g-uère de goût ni de temps pour la réflexion, ne considère que le présent et que ce qui le touche de très près; plus il agit, souvent, et moins il pense. Or l'Eglise a besoin à la fois d'hommes qui agissent et d'hommes qui pensent; et, puisque chez nous tout pousse à l'action, il n'est que sage de cultiver de notre mieux la faculté de réfléchir. C'est également notre devoir d'Américains. Tous, ici, concou- rent à développer les ressources matérielles, qui sont presque infinies; que quelques-uns au moins cherchent à développer l'homme. D'innombral)les multitudes travaillent à construire des cités, à défricher des déserts, à tirer de la terre les trésors qu'elle renferme ; qu'il reste au moins une petite élite pour se vouer à l'idéal, pour cultiver le i)eau,pour chercher à répandre l'amour de la perfection morale et intellectuelle. Ht. puisque nous croyons que TEglise, avant tout instituée pour nous conduire au ciel, est capable aussi de diriger les peuples dans la voie de la civilisation et du progrès, pourquoi ne désirer pas de lui voir prendre une influence bienfaisante et élevante sur la vie publique de notre pays? Il ne peut, en fait de mission temporelle, rien lui échoir de plus élevé que d'être l'amie de cette grande répu- blique, le plus beau don que sur terre Uieu ait fait à ses en- fants (1). Si, comme nous le reprochent des critiques anglais, notre style a de l'enflure, c'est que nous sentons en nous la promesse d'une destinée qui dépasse nos moyens d'expression. Quelques défauts qu'on nous puisse trouver, il est une chose qu'on ne doit pas nous disputer : le caractère universel de notre mission. Si nous restons forts et fuyons les bas compromis, il > aura de la liberté pour tous les pays du monde. Si nous sommes fidèles !\ notre providentielle destinée, les haines nationales céderont la place à de généreuses émulations; les peuples verront croître (I) (Vsl ainsi que nous trouvions très simple dappeicr la Franco « le plus beau des royaumos aprtS(olui du ciel •. i.Vo/r du trmiKCtcur.) 1.1. CLlilU.I. t.VTIIULlglE. 10 leur sagesse et leur énerii-ic ; la société ilevieudra [>lns juste et couipatissante ; il iiy aura p.is de cri de détresse, viul-il des conlius (lu uioude, qui n'éveille dans tous les cœurs un écho l"ra- tei:jiel. Qui ne se sent pris d'un sentiment de religieuse gratitude, pour peu (juil réllécliisse à l'origine et A raccroissement de notre pays? Quel est, surtout, le catholique dont l'Ame ne se dilate à cette vue? (lest ici (|uc, pour la [)remière fois peut-éln' dans Ihistoire, TKglise possède une vraie liberté. Sa position temporelle n'est pas une entrave t\ son influence spirituelle, et l'État lui reconnaît une parfaite autonomie. Ou ne voit pas ici les monuments de sa gloire passée, soustraits à son contrôle, se dresser comme d'ironiques témoignag:es de ce qu'elle a perdu. Klle reprend une nouvelle jeunesse et se lève le front haut, non certes pour faire fi de sou splendide passé, mais pour embrasser d'un regard sûr l'avenir, plus glorieu.x encore, qui s'ouvre devant elle. Qui donc, en face de telles perspectives, pourrait se laisser aller au découragement, jeter un coup d'œil de regrets sur d'autres temps ou d'outrés pays .' Quiconque a pu en d'autres lieii.x, à d'autres époques, devenir un sage, un saint, un héros, peut le devenir ici et à l'heure présente; eût-il le cœur de François d'Assise, le génie d'Augustin et le courage dl[ilde])rand, il trouverait ici une t;\che à sa hauteur. J.-L. Spaluing. Évoque de Pcoria. HISTOIRE DE LA FORMATION PAUTICILAIUSTE XI LE FÉODAL (1). (Dki'Xikmk Pautik : La Décadence carlovinyienne) Nous avons vu Charlcmagne occui)er en homme de génie le rôle de principal propriétaire franc. C'est la condition à laquelle il dut se tenir. Tout cependant semblait fait pour restaurer avec lui le pou- voir à la manière antique : son génie, ses richesses immenses, la défense nationale qui groupait autour de lui toutes les forces du pays, sa gloire militaire, les nations conquises habituées à la domination royale, enfin le titre même dempercur. iMais tant et de si puissantes choses venaient échouer contre la force de résistance des grands propriétaires vraiment nuutres sur leurs domaines. Non seulement ils conservèrent leur indépen- dance, mais il est visible qu'à raison de leur nombre ils forcè- rent plus d'une fois la main à (^harlemagne. Aussi n'y a-t-il rien de surprenant A ce qui se passa à la mort de l'illustre Charles. Cette grande personnalité disparue, l'illusion tomba, et l'on vit, ce (jui n'avait pas cessé d'être, chacun des propriétaires seigneurs régner en .souverain sur sou domaine. Dans les all'aires extérieures, ils se liguèrent suivant (I) Voir l'article jirciccdoiit, juin l'.tul. Science sociale, l. XWI, p. i'.ii. HISTOlItK DE LA TOUMATION rAltTIi:(I.AUISTF:. 'i2l le hi'Sitin. coinim' lont (1rs piincos iiulépt'iulaii ts. I.e grand leaih)\ qui avait eu le talent de les grouper derrière lui, et (jue les circonstances avaient aidé, ne pouvait être remplacé par personne. ('/est celte inévitable crise (ju'on a ap[)elée, d'un nom inexact, la décadence de l'empire carlovingien. F/empire, à vrai dire. Unissait avec Charlemagne, et il n'y eut de décadence que celle de la famille et du domaine des Carlovingiens. Cette décadence est facile à comprendre. Dès que le successeur de Charlemagne manquait des talents personnels de celui-ci, et qu'il prétendait cependant jouer comme lui le rùlc de Irader, il ne pouvait espérer se faire suivre des grands propriétaires, ou tout au moins de quelques-uns d'entre eux, qu'en les ga- gnant par de nouvelles concessions de domaine. Et c'est ce qui ne tarda pas à dépouiller complètement de ses biens la famille dlléristal. Mais, le domaine épuisé, l'intluence devenait nulle, le rùle était clos, les Carlovingiens cessaient d'être. Une première concession (]ui s'imposa aux descendants de Charlemagne fut l'abandon formel, explicite, du droit de re- prendre les bénéfices à la mort du titulaire, ou de transporter les honneurs, c'est-à-dire les titres de duc et de comte, d'un domaine à un autre. Ce fut la confirmation oflicielle, définitive et générale de l'hérédité des terres concédées jusque-là en usu- fruit : usufruit qu'il fallait avoir l'habileté de faire renouveler à chaque génération. Cette révolution, dès longtemps com- mencée, fut consommée par un capitulaire de Charles le Chauve conclu au domaine de Quierzy-sur-Oise, en 877. C'est alors que le nom de Bénéfice, c'est-à-dire de jouissance usufruitière, tomba à bon droit en désuétude, et qu'on y subs- titua définitivement celui de Fief\ c'est-à-dire de terre tenue héréditairement en foi et hommaee sous l'obligation des services de vassalité. De là est venu à ce régime désormais nettement établi le nom de Féodalité. Mais, pour la famille de Charlemagne, l'entente faite à Quierzy n'était encore que demi-mal : ce n'était après tout que la rati- fication et la généralisation d'un fait à peu près acquis déjà. -22 LA SCIENCE SOCIALE. Le plus funeste fut le Lesoin de se conserver des partisans par de nouvelles largesses, en leur concédant des portions de cet immense domaine pleinement réservé que nous avons vu faire le fond de la situation de Charlemagne. La nécessité de retenir des partisans à ce rude prix fut pro- digieusement augmentée par les dissensions des descendants de Charlemagne, qui poursuivirent, cliacun pour leur compte, la prétention de continuer le rôle de leur glorieux ancêtre. A quel marchandage une pareille concurrence ne devait-elle pas fournir l'occasion! Ces concessions, faites sur le domaine réservé, ne prirent fin que quand la famille de Robert le Fort se fût fait, peu à peu, céder ce qui restait aux derniers Carloviugiens, à commencer par le Duché de France pour tinir par la ville de Laon (de 8Gi ù dï'*). Telle est l'histoire abrégée de la » décadence carlovingienne » : c'est toujours l'histoire du domaine. Le grand fait qui se montre alors à découvert, et qui est bien significatif, c'est \'isole)iient rvel de chacun des grands domaines. L'isolement du domaine : c'était bien le régime social imma- nent à la formation particulariste chez les pêcheurs Scandinaves et chez les paysans saxons, et il est bien le même chez les grands propriétaires francs. A travers tant de péripéties, le caractère typique de la famille particulariste ne se dément pas : elle aine l'isolement du domaine, c'est l'essence de son régime social. Aussi, après la disparition de la Truste mérovingienne, après la disparition de la personnalité de Charlcmagne, allons- nous retrouver sur le sol franc, sur les terres riches de l'inté- térieur, ce que nous avons invariablement trouvé sur les rivages de la mer du Nord et sur les terres pauvres de la Plaine Saxonne : chacjue domaine vivant non seulement dans l'indépendance, mais (lan!< l'isolement d'un Ktat indépendant. C'est là le caractère accentué de la Féodalité à son époque la plus pure, entre la fin de Charlemagne et les premiers empiéte- ments de la royauté capétienne : de 8LV à 1202. C'est là, plus strictement encore, le caractère des x" et xr siècles qui for- HISTOIRK DK LA FORMATION l'ARTlOUlAHISTE. 23 ment le centre de cette période, alors (juc les successeurs de (lliarlemagne avaient été l'ornielleinent repoussés (KS7, déposition de Charles le (iros) et que les préi)aratcurs de iMiilippe-Augustc ne s'étai«'nt pas encore montrés liiS, Louis VI et la commune de Laon . Cet isolement des domaines est ce qui coupe court à « la grande histoire •> dans les x et xi" siècles, et de là est venue l'idée d'une « nuit du moyen Age » et d'un « chaos de la Féodalité », allu- sion à la vio séparée des petits Ktats leodaux. Mais cette façon de représenter les choses exprime une colossale erreur. Il n'y a ici de nuit et de chaos qu<» dans Tesprit de ceux qui, ignorant l'or- ganisation sociale, ne voient plus rien et brouillent tout là où il ne se passe plus de « drames histori([ucs à grand ellet ». On a dit avec un meilleur sentiment de la vérité sociale : « Heureux les peuples (|ui n'ont pas d'histoire! » C'est ce que nous allons vérifiée au sujet des peuples (jui ont vécu sur le territoire franc aux X' et XI'' siècles. Ces deux siècles, dits de fer, ont été deux des plus grands et des plus heureux (ju'il y ait eus. Nous le ver- rons surtout, et avec la dernière évidence, dans notre prochain chapitre. Constatons d'abord l'isolement des domaines. Les institutions de Hoyauté et d'Empire que nous nous repré- sentons au moyen âge comme la centralisation de la Féodalité, parce que nous les voyons à travers leur restauration dans l'Age moderne, tenaient pourtant si peu de place, avaient si peu d'ef- licacité dans l'organisation sociale et vitale de la Féodalité vraie, que ces deux grands titres se trouvent complètement laissés à l'abandon lorsque s'éteint la famille de Charlemagne. De ce côté du Rhin, la famille de Robert le Fort qui, moyennant son do- maine de rile-de-France et de l'Orléanais, jouait auprès des Car- lovingiens un rôle analogue à celui des iMaires du Palais, dé- daigna à plusieurs reprises le titre de Roi , qu'il lui était aisé de s'approprier, et quand Hugues Capet se décida à le prendre, cela ne lui soumit en réalité aucun des grands domaines voisins : son action resta étroitement confinée dans son domaine propre. De l'autre côté du Rhin , quand les descendants de Charlemagne 2i LA SCIENCE S0CIAL1-. disparurent pareillement, personne ne prit le titre d'Empereur (de 899 à 936). In peu plus tard, on s'avisa de le reprendre, mais en ayant soin de ne pas le rendre héréditaire , et d'élire empereurs les grands propriétaires dont les Ktats étaient le plus restreints, afin de bien annuler l'effet du titre impérial. Telle fut la Féodalité dans son véritable triomphe : l'anéantis- sement de la Royauté et de l'Empire. Aussi a-t-on peine à suivre à cette époque les traces, les sim- ples traces, de la vieille institution monarchique ou impériale. 11 y a peu d'historiens qui ne se découragent dans la tâche in- grate de présenter comme une série de rois et d'empereurs une suite de personnages sans aucune espèce de puissance effective. A vrai dire, ni la Royauté, ni l'Empire n'existaient plus, et les titres mêmes de ces deux grandes institutions tombaient en déconsidération, en déshérence et en oubli. Hugues Capet, dans la bourgade de Noyon, s'adjugeait le nom de < roi des Gaulois, des Bretons, des Normands, des Aquitains, des Goths, des Espa- gnols et des Gascons », à peu près comme les princes de Savoie portaient naguère encore le titre de rois de Chypre et de Jéru- salem. Le légendaire collo(]ue entre le premier Capétien et Adalbert, comte de Périgord : « Qui t'a fait comte? » — « Qui t'a fait roi? » est resté l'expression classique de cet étatde choses. Nous nous sommes assez convaincus que ce qui fait le fond de l'esprit féodal, c'est la résistance à l'idée de la royauté : là est le trait dominant de cette longue histoire que nous avons suivie si intimement, et plusieurs siècles encore après celui où Adalbert de Périgueux pouvait dire : « Qui t'a fait roi? » Euguerrand III, simple chAtclain de Coucy, disait aussi fièrement : « Roi ne suis, ne prince, ne duc, no comte aussi : je suis le sire de Coucy! » Il ne faut pas se laisser tromper par les apparences de l'orga- nisation hiérarchique de la Féodalité. Les grands propriétaires étaient censés relever du roi. En réalité, ils ne relevaient (jue d'eux-mêmes. C'est bien le sens de toute leur histoire : que font- ils, depuis les temps mérovingiens jusqu'à la publication du capitulaire de Quierzy, sinon de s'émanciper de plus en plus de la royauté? UISTOIRK m: LA rORMVTION I>ARTICrr..\ni5TE. 2.'i On dit ({ue l.i féodalité va s'orgaiiisaiit dans cette période, que les ra[)j)orts se précisent, <]uc les droits se formidcut : mais ce qui s'ori;anise, ce ijui sr précise, ce (jui se formule, c'est l'indépendaDce progressive des grands propriétaires, c'est l'isolement de plus en plus couqjlct. Telle est la marche très nette de l'institution. Voyez les deux célèbres Assemblées après les(pielles on n'é- prouve même plus le besoin de conférer et de se concerter, car ce sont les dernières, et chacun ensuite s'en va jouir à ses risques et périls de son indépendance : je veux parler des Assemblées de Mersen (8V7j et de Uuierzy (877) : on y stipule qu'on ne sui- vra le roi que contre l'étranger, et qu'on jugera soi-même si rennemi est étranger; puis, on se donnera à soi-même Théri- tier qu'on voudra. Dans cette indépendance expresse et bien formulée, pourquoi voit-on subsister chez les grands pro[)riétaires l'usage de l'iioni- mage au roi? Il importe de le comprendre, (".'est par le contrat de foi et hommage que les grands propriétaires avaient lié à leur do- maine tous leurs tenanciers, ou petits propriétaires devenus leurs vassaux. Ils tenaient donc énergiquement à ce que ce contrat fût réputé ferme et immuable. Et comme eux-mêmes, alors que leur indépendance n'était pas encore absolue, avaient accepté ce contrat à l'égard de la royauté, ils continuaient à le garder vis-à-vis d'elle pour n en pas laisser contester le principe. Mais il y avait, entre les grands propriétaires et les petits qui s'étaient liés à eux. cette énorme différence que le roi n'était pas de force à faire observer aux grands propriétaires leur contrat de foi et hommage, tandis que les grands proprié- taires employaient précisément leur puissance à faire observer vis-à-vis d'eux-mêmes les contrats de foi et hommage des pe- tits propriétaires. Tout ceci éclate dans les faits. Voyez par exemple dans quel esprit Rollon victorieux accepte de rendre foi et hommage à Charles le Simple : il n'a assurément pas la pensée de marcher derrière ce piètre roi, mais il applique si carrément en Normandie le régime féodal que son duché en -IC) LA SCIENCE SOCIALE. , présente bientôt le type le plus régulier. Du reste, puisque l'hom- mage des grands propriétaires se bornait à promettre de suivre le roi dans la guerre nationale seulement et quand eux-mêmes la jugeraient nationale, il est clair que le roi n'avait rien à attendre d'eux pour l'établissement de son pouvoir cà l'inté- rieur : l'engagement aboutissait ainsi à néant. Cette situation se trahit de mille manières : Pendant les x' et xi'^ siècles, on voit le roi absolument con- finé dans son domaine, où il ne joue d'autre rôle que celui de tous les grands propriétaires chacun chez eux. Il applique ses forces à mettre au pas les petits propriétaires de sa dépendance : de là, toutes ces petites guerres autour de Paris. Il s'emploie encore à recueillir la succession des domaines (jui lui reviennent, non en qualité de roi, mais déparent : de là, la guerre de Bourgogne. On voit d'ailleurs combien sa situation est faible, même dans ce rôle de particulier, car plus d'une fois il n'en vient à bout qu'en gagnant l'alliance de quelque grand propriétaire voisin, plus vigoureux que lui. Je dis, en gagnant là une alliance, et non pas en invoquant le service féodal. Le comte de Verman- dois et le duc de Normandie, aux([uels il plaît de venir guer- royer pour lui, marquent très bien qu'ils le font non pas en gens tenus de le faire, mais par bon vouloir et en vertu d'arrangements pris à l'amiable : ce ne sont pas en effet des guerres nationales. Kt dès que le comte do Vermandois ou le duc de Normandie se relircnt, le roi est battu. Voilà donc ce (|u'était en fait ce lien du roi et des grands propriétaires : nul. Indépendamment du service militaire, réduit à ce (jue je viens de dire, il entrait dans le contrat de foi et hommage deux obli- gations, qui n'avaient pas plus d'ellet que la première entre les grands propriétaires et le roi. Ces doux oi)ligations étaient d'apporter conseil à son suzerain (]uand il le réclamait, et de se rendre au jugement des pairs convoqués par le suzerain, c'est- à-dire au jugement de ceux qui étaient vis-à-vis du suzerain HISTOIRE m. LA ron.MATION l'ARTIClLARISTE. It dans la mùme condition ilc vassalité. Or, je prie tout esprit bien sensé de croire (pie le roi ne s'avisait [)as de deinander conseil à d'aussi embarrassants personnages que ces grands propriétaires. Kt, (piant au jugement des pairs, il est clair (pie le vassal «jui s'était senti assez fort pour mampicr au roi, avait fait son cal- cul de ne pas se présenter devant les pairs : il était prêt à re- pousser le roi et les pairs par les armes. l)'aill»'urs les pairs de leur C('»té étaient disposés à l'ah.soudre et à lAclier le roi, dans les trois (piarts des cas. Ces faits sont constants. Ainsi, des trois devoirs féodau.x appelés Service, Fiance et Justice, ou encore Ost, Cour et Plaid [Erercitus, Curlis, Placi- tum , il n'y en avait pas un qui fût sérieusement rempli vis-à-vis du roi par les grands propriétaires, et cela par la bonne raison que ces grands propriétaires étaient trop puissants pour qu'il y eût à leurs devoirs une sanction efficace. Unî^iid donc on parle de l'organisation féodale, il faut avoir soin d'appliquer aux grands propriétaires la fable de la mouclie «jui passe à travers les toiles d'araignées j\ raison de sa grosseur Dans la forme, l'organisation s'étendait aux relations des grands propriétaires avec le roi : nous avons dit pourquoi. Dans le fait, elle ne fonctionnait qu'au-des- sous des grands propriétîiires : l'iiistoire le montre. En dépit du titre royal, la Féodalité est donc bien une républi- que de grands domaines, parfaitement indépendants à l'égard de la royauté et les uns à l'égard des autres. Entre eux , les grands propriétaires n'avaient de lien que celui de la Pairie, c'est-à-dire qu'ils promettaient au roi d'aider leurs pairs. Mais cette obligation, comme celle d'aider le roi lui-même, se limitait au cas de guerre nationale et avait tout juste la même efficacité, pour les mêmes raisons. Ce n'était qu'une autre forme de l'obligation de suivre le roi au même cas. On supposait un des pairs dans la nécessité de se défendre contre l'étranger sans attendre le roi : les pairs devaient spontanément le secourir. Une fois bien comprise cette indépendance parfaite des grands propriétaires à l'égard du roi et entre eux, on voit se dérouler normalement l'histoire du moyen âge jusqu'au xii" siècle. Cha- que grand propriétaire agit de son côté en souverain, avec telles 28 LA SCIENCE SOCIALE. alliances spéciales et temporaires quil peut faire. C'est bien le système de la famille particulariste appliqué au profit des grands propriétaires : indépendance et isolement sur le domaine, associa- tions spéciales et transitoires suivant le besoin. Ainsi, tout se suit strictement dans cette histoire de la famille particulariste et dans le développement de ses institutions : sur les rivages de la mer du Nord, elle crée le domaine fragmentaire aidé de la pêche cùtière, et elle fait ce domaine souverain; dans les terres pauvres de la Plaine Saxonne, elle crée le petit domaine, et elle le fait souverain; enfm, dans les terres riches des deux côtés du nhin, elle crée legrand domaine, et elle le fait souverain. J'ai pris comme exemple ce qui s'est passé sur la rive gauche du Rhin, parce que nous sommes, en France, plus familiarisés avec les faits de cette région; mais la môme chose s'est exacte- ment passée sur la rive droite. J'ai indiqué plus haut que les titres de roi et d'empereur avaient suivi une fortune très semblable : le titre de roi est resté sur la rive gauche, à cause du souvenir de Clovis qui résidait en Neustrie ; le titre d'empereur, sur la rive droite, à cause du sou- venir de Charlemagne qui habitait de préférence TAustrasie et qui étendit ses conquêtes surtout en Saxe, en Bavière, en Germa- nie orientale. Et maintenant que nous nous retrouvons bien en présence de l'organisation politique native de la famille particulariste, hos- tile à tout système de pouvoir public qui ne procède pas d'elle, maintenant que nous sommes bien, comme aux origines norvé- giennes et saxonnes, en présence du domaine souverain, retom- bons sur l'examen d'une question que nous aurons vue liée à celle de l'expansion et des évolutions du type particulariste, la ques- tion des transpoi'ts. Un même caractère y persiste, bien que les moyens soient changés; ce caractère est celui qui résulte de l'isolement : peu de transports organisés, faible constitution des transports usuels. Au lieu du piéton et du cheval de culture, que nous avons vu dans la Plaine Saxonne succéder A la petite bar([ue de Norvège, nous avons rencontré ici le char à bn.'ufs et le cheval de combat : ceci UISTOIHE DE LA lOItMVTION l'AUTICrLARISTF:. 2'.» tient ;\ la dillerence des terres rieljes aux terres pauvres, du uiand domaine au petit. Nous avons dit que le domaine tVanc, [)ar o[)po- sition au domaine saxon, est riche et militaire : de là. le cliar à Ixinifsau lieu du piéton, et le cheval de combat au lieu du che- val de culture. Mais malgré la supériorité techni(jue de ces deux véhicules francs, le rôle des transports reste au fond le même dans la vie normale : on s'isole sur sou domaine. Reprenons un peu Thistoire de nos transports à partir de la IMuinc Saxonne, à partir de la bande francpie. De même cpie nous avons vu. sur le sol franc, coexister, puis s'en aller chacun de son côté le régime politi([ue antique et le régime politicjue nouveau, nous allons voir coexister, puis s'en aller chacun de son côté le réçime de transports antique et le régime de transports nouveau. Les Mérovingiens recueillirent dans leur succession les voies romaines, comme les formes administratives romaines. Ils usè- rent largement de ces voies pour faire marcher leurs armées à la conquête du pays et pour le tenir sous leur domination. On lit, dans (irégoire de Tours. (|ue ce qui soutirait dans le passage des levées en masse, c'étaient les propriétés et les églises qui bordaient les voies romaines: et c'est ce qui explique la tendance que les grands propriétaires avaient, comme les couvents, à se constituer des domaines dans les lieux écartés et dits « sauvages ». C'est par les voies romaines que le Mérovingien était en rap- ports faciles avec ses comtes dans chaque cité. Mais de même que le Mérovingien ne recueillait en réalité que les formes de l'administration romaine, il ne recueillait que les dehors sub- sistants de la H Voie romaine ^> : il ne possédait pas plus que les Romains de la décadence ce qui avait fait la vitalité de cette puissante institution chez les vieux Romains. De sorte que les voies romaines allaient se dégradant de jour en jour. Brunehaut se lit une célébrité, qui a traversé les siècles, en prenant soin de réparer quelques tronçons de ces fameuses voies : les chaussées de Brunehaut ont pullulé dans l'imagination de la postérité. ;J0 LA SCIENCE SOCIALE. Ces voies devaient être entretenues au moyen de péages. Les Mérovingiens et lenis comtes furent très empressés à main- tenir les péages: ils tirent plus, ils cherchèrent Ijien des fois à les multiplier. Mais j'ai à peine besoin de dire que l'argent perçu par les péages n'était pas appliqué à l'entretien des routes. Et j'ai même un peu tort de parler d'argent, car les péages étaient bien plutôt des prélèvements faits en nature sur les marchandises. Or, on imagine si ces prélèvements on nature passaient facilement dans la consommation sur place et dans les petits trafics locaux du comte I Mais sur cette question des péages, comme sur toutes celles des impôts, le propriétaire franc se dressait en face de l'ad- ministration mérovingienne. Usant toujours de sa même mé- thode, le propriétaire franc se faisait accorder des immunités; ce qu'il transportait était déclaré exempt des droits de péage : ces immunités abondent dans les papiers laissés par les Méro- vingien's. Il y avait môme quelque chose de mieux; c'était de se faire accorder le droit de percevoir les péages de tel pont, ville, etc., à son profit : ces concessions abondent sous les Mérovingiens, et sous les Carlovingiens pour ce qui restait à concéder. D'ailleurs, sur les réclamations générales, il sortait de temps à autre du Palais une injonction aux comtes de ne pas créer de nouveaux péages. Il arriva donc tinalcment pour les péages comme pour les autres droits souverains, que les grands propriétaires .s'en ren- dirent d'abord exempts, puis se les approprièrent et les exercè- rent k l'égard du public. Les droits de péages, à l'entrée des villes, au passage des rivages, dans les ports, etc., furent par eux attachés à la terre, au domaine, comme tout le reste. Les grands propriétaires, (]ui étaient très soucieuv de ne pas acquitter de péage et qui étaient satisfaits d'en recevoir, n'étaient pourtant pas empressés à entretenir les routes. (]e n'est pas seulement que cette manière de faire leur parût économique, mais l'intérêt du domaine ne les portait pas à faire autrement. Nous savons que ces immenses domaines se partageaient en un IIISÏOIIIK DL LA 1 OHMATIO.N l'AHTIt;LLAi;lSTE. .'il nom])rc iiilini de pelites tcniires, répondant cliacimc directe- ment au\ besoins d'une famille. I>es transports publics n'étaient donc en rien nécessaires au fonctionnement <'t à la vitaliti- du domaine, il va plus : l'intérêt essentiel du domaine était que rien n'en sortit, ('/était la condition de l'indépendance absolue, de la vie à soi tout seul. « Le commerce, dit Pigeonneau, fut prescjue suspendu pen- dant dcu\ siècles. L.i société féodale s'était organisée de mi> nière ji ce (jue chacun des petits Ktats dont se composait le royaume de l-'rance pût se suftire à lui-même et fût oblieé de compter le moins possible sui- ses voisins. On cultivait par tout le seigle, le froment, l'orge, les légumes qui formaient la base de l'alimentation ; la culture même de la vigne s'était propa- gée dans les régions où elle ne pouvait donner que de médiocres résultats et qui l'ont abandonnée <]uand les relations commer- ciales sont devenues plus faciles, en Normandie, en Breta- gne, jusqu'en Picardie; chaque paysan, serf ou tenancier libre, avait sa basse-cour, son toit à porcs, son étable assez grande [)our quelques cbèvres et une ou deux vaches. u Le bétail pâturait moyennant une légère redevance dans les prairies, les bruyères ou les bois taillis qui formaient pour ainsi dire la propriété commune du fief. Le seigneur y nourrissait d'ordinaire de grands troupeaux de moutons, dont la laine filée par les femmes servait à tisser les vêtements. Les forêts sei- gneuriales fournissaient le bois d'œuvre et de chauffage. Les dîmes en nature , les champarts, les redevances que les sei- gneurs et l'Kglise percevaient sur le cultivateur et qui allaient s'entasser dans les granges et dans les celliers du château ou de Tabbave servaient à nourrir le châtelain, sa famille et ses ser- viteurs, l'abbé et ses moines : mais c'était aussi un approvi- sionnement en temps de guerre, quand les paysans étaient obligés de se réfugier au château : c'était une réserve en cas de mauvaise récolte. « Loin de sons'er à se démunir au Drotît de ses voisins . de ces précieuses réserves, le seigneur n'a qu'une préoccupation, empêcher ses hommes d exporter les produits de son fief, surtout 32 LA SCIENCE SOCIALE. ceux qui sont indispenscibles à la défense, à la sécurité, à la vie même des populations qu'il exploite : le blé, les boissons, le bétail, les chevaux, les laines, le lin, le chanvre. « Le fief a son moulin, son pressoir, son four jjanal, comme il a son grenier d'abondance. « II en est de l'industrie comme de Tagriculture. Chaque fief veut produire les denrées et les matières premières nécessaires à l'alimentation, aux vêtements, aux transports; chaque fief veut avoir aussi ses industries de première nécessité, son char- pentier,^ son maçon, son potier, son forgeron, son armurier, son tisserand, son tailleur. » (Pigeonneau. Histoire du Com- merce de la France^ t. I, p. 91 et suiv.'l On imagine ce que devenaient les villes, qui ne vivent après tout que du commerce. Elles gravitaient péniblement autour du fief rural et comptaient si peu dans l'organisation du pays que les historiens sont incapables de dire ce qui s'y passait, la fa- çon dont elles étaient administrées, le genre de vie qu'on v menait, les occupations qu'on y pouvait avoir. C'était bien le triomphe absolu du domaine rural. Et quelle opposition avec ce que nous avons vu chez les Gallo-Romains, où tout rayonnait autour de la ville ! Quel retournement de l'ordre social par les émigrauts francs! Nous comprenons maintenant comment l'isolement des do- maines et ra})sence de communications ont succédé, normale- ment et logiquement et non par le fait dune décadence, à la vaste ouverture du inonde romain et à sa prodigieuse facilité de communications. Dans le régime économique (]uc prcsenle l'organisation du domaine franc, il est clair que la ville, le petit marché ordi- naire du voisinage n'a rien à faire : chacun est pourvu direc- tement chez soi et par soi de ce qui lui est couramment nécessaire. Mais l'accumulation des produits sur place, que nous dépei- gnions tout à l'heure, finit cependant par donncM' un excès, qu'on fut bien aise d'échanger, au bout d'une certaine période, contre ce qui manquait au milieu de cette abondance du néces- UISTOIRE 1>E LA FURMATIO.N rAUTICLLAHISTE. Mi saire. ou nirme contre ce qui pouvait se révéler ç;i et là d'agréa- hles nouveautés au drhois. Aussi voit-on, à cette époque où se forme et où règne la féodalité, un centre tout particulier d'é- changes se substituer à la ville : c'est la Foire. De même (|ue nous avons vu, dans l'isolement errant de la steppe, des marchés à longue période se tenir aux lieux de pè- lerinage religieux, de même voyons-nous, dans l'isolement stalile des domaines à famille [)articulariste. les foires s'orga- niser autour des lieux fréquentés à des temps déterminés pour les besoins religieux. Le type de ces foires féodales est la fameuse foire du Landit, tenue sur les terres de rai)baye de Saint-Denis; et. antérieure- ment, la foire de Saint-Denis, tenue aux mêmes lieux et trans- férée ensuite à Paris, tout près de là. A côté de ces foires, li- gure au premier rang la foire de Troycs, en Champagne. Il est curieux de voir que le commerce de toutes ces foires vise le Nord, qui jusque-là était resté si loin des centres com- merciaux. Ce qui fait le succès des plaines de Saint-Denis et de la Champagne, c'est quelles rayonnent vers le N'ord. Le Midi, si fécond en produits recherchés, franchit les plus lointaines hau- teurs du bassin de ia Méditerranée et vient jusqu'au centre de ces grandes plaines ouvertes sur le Nord. Les foires de Saint-Denis et deTroyes. en Champagne, étaient le rendez-vous de gens venus de toutes les parties de l'Europe. A côté des vins et des huiles du Midi, on voyait figurer le miel et la cire de l'Armoriquc, les toiles et la garance de la Neustrie, les métaux de l'Espagne et de l'Angleterre, les fourrures du Nord, les lainages de la Frise, les épices, le poivre, les tissus de soie et de coton, les bijoux, les émaux, l'orfèvrerie de l'Orient, arrivés par les ports de la Méditerranée, plus rarement par la voie du Danube, et apportés surtout par les Juifs, dits Syriens; les parchemins, recherchés par les abbayes, etc. (Voir Pigeon- neau, Histoire du commerce de la France.) Ces déplacements, très accidentels, pour aller aux foires ne nuisaient en rien à l'isolement du domaine. Le grand secours que prêtaient aux foires les seigneurs féodaux était de se dis- T. xxxu. 3 :ii LA SCIENCE SOCIALE. penser de percevoir, au passage, les péages sur les objets qu'on y portait, et de repondre de la sécurité des marchands et des marchandises pendant la traversée du fief. Une occasion de transports qui, au premier abord, doit paraî- tre avoir tranché beaucoup plus sur l'isolement du domaine, c'est le transport pour cause de guerre : nous avons vu, à la suite de Charlemagne, d'immenses files de chars à Jjoeufs et de chevaux de combats s'en aller jusqu'à FEbre, jusqu'au Vulturne, jusqu'au moyen Danube, et jusqu'à l'Elbe : en Espagne, en Italie, en Germanie, en Saxe. Mais nous savons aussi que, depuis Char- lemagne, les grands propriétaires avaient mis bon ordre à ces grandes entreprises et avaient solennellement stipulé qu'ils ne suivraient le roi que dans les expéditions qu'ils jugeraient nationales, ou, « po?ir parle/' franc, » qu'ils jugeraient les intéresser eux-mêmes tout de bon. Aussi ne voit-on plus les rois entreprendre rien de pareil aux dixième et onzième siècles, malgré le désir qu'ils en peuvent avoir. Nous avons maintenant pleinement constaté Y In'Icprndance et V Isolement des grands domaines. Il nous reste à voir quels en ont été les résultats : bons ou mauvais. C'est là que nous jugerons de ce qu'a donné la Féodalité à son apogée, c'est-à-dire aux dixième et onzième siècles. Henri de Toi uvillk. [La suite au prochain numéro.) LA HÉVOT.niOX AGRICOLE ortance en pr()[)oition de hi possibilité de ces échanges, ont généralement pour etFet de l'augmenter, et se développent encore par ce fait même. Il faut bien comprendre «jue ce que nous voyons chez nous est fait à lebours, et ou le reconnaît ii cf que le résultat est op- posé à l'ellet normal des transports. Ce n'est pas en établissant, par liesoin administratif ou pour plaire à l'électeur, une ligne de chemin de fer coûteuse là où le commerce ne peut la rémunérer, qu'on est en droit île se glo- rifier de ses transports; il ne suffît pas de tolérer que le com- merce en use, il faut cpiil en soit la raison dètre; sinon, pour la faire vivre, il faudra la subventionner. De même que l'on ne colonise pas fiuctueusement quand on n'a pas de colons, et que la conquête se traduit alors par une dépense de ln\e. de môme la création d'un transport queIcon(|ue est infructueuse sans le trafic. Mais il s'agit, dit-on, d'un ensemble, et les bonnes lignes paient pour les mauvaises. Pourquoi alors les subventionner, c'est-à-dire les faire payer par la communauté? C'est toujours le génie du travail à perte, dont nous sommes possédés, l'esprit du paysan, dont nous ne pouvons nous débarrasser, cet esprit qui le fait compter sur ses moutons pour le sauver des pertes que lui cause régulièrement sa cidture de blé. C'est aussi ce pater- nalisme sentimental à justice distributive , que nous poursuivons jusque dans la matérialité des choses et qui aboutit à l'écrase- ment des capables, avec une tendance marquée à leur éviction au profit des incapables. Là où, de parti pris, on a mélangé le bon au mauvais, le fruc- tueux à l'infructueux, on ne peut attendre et obtenir le même résultat que ceux qui n'ont recherché que le bon et le fructueux. Dans les comparaisons avec d'autres nations dont nous devrions envier les institutions, il ne s'agit pas de constater si les mêmes faits se rencontrent, mais aussi comment ils se sont produits de part et d'autre, normalement ou arbitrairement. Il ne s'agit pas de constater s'il y a partout des chemins de fer, mais si, conçus \'2 LA SCIENCE SOCIALE. pour des besoins normaux ou en dehors de cette préoccupation, ici ils sont fructueux, et là en déficit; il ne s'agit pas de remar- quer que le sol est partout cultivé, mais qu'ici le cultivateur soigne ses produits fructueux et là les sacrifie aux dépréciés. De part et d'autre, il peut y avoir des bœufs et une charrue, mais celle qui est attelée devant les bœufs ne laboure pas. A cela près, mais à cela près seulement, les choses en reviennent au même. Du fait que c'est le commerce qui engendre, alimente et déve- loppe les transports, il résulte que la culture ménagère ne les dé- loppe pas, pour deux raisons : 1° Parce que le paysan, consommant ce qu'il produit, n'a que peu de produits à exporter, et que d'ailleurs il les place autour de lui, dans la localité; 2° Parce que, produisant ce qu'il consomme, il n'a presque rien à importer et (|ue le peu dont il a besoin lui est fourni par ses voisins. Ce n'est donc pas notre culture ménagère intégrale qui a produit le développement actuel des transports, pas plus qu'elle n'a produit celui de la fabrication. Inversement, la culture commerciale développe les transports pour les raisons inverses, puisque le spécialisé exporte toute sa production — de Ja({uelle il n'use pas et n'aurait pas le placement dans sa localité — et importe toute sa consommation. Maintenant, les transports existant pour une cause ou pour une autre, normale ou artificielle, développent-ils la culture ména- gère? Les faits sont là pour répondre. Non, ils la ruinent. Au début, les chemins de fer ont i)ien favorisé les premières régions qui en ont été dotées, mais leur extension a rétabli l'équilibre entre toutes et, en amenant partout la concurrence étrangère, a pré- cipité la ruine de notre culture. Elle n'est guère prospère en «'Ifct ! Les transports favorisent-ils au contraire la culture commer- ciale.' Ils commencent d'abord par lui donner naissance en la ren- L.V HKVOLLTIO.N AGHICOLE. 13 dant possible, puis il est évitlcnt que, plus ilsaugmcntent, et plus il est facile au rural de tout exporter. Au début de notre deuxièuie partie de la llt'ioluùon afjr'tcolo, une première constatation, dans létude du Lieu, nous avait fait nous demander si rintlucnce des transports n'était pas décisive sur la méthode de culture. Le lieu, avions-nous renianjué, jouit de transports ou en manque. Sans trans[)orts, il nécessite la cul- ture ménagère intégrale; avec des transports, n exigerait-il pas la culture commerciale? La crise agricole dont nous soutirons ne proviendrait-elle pas de. la méconnaissance de l'influence des transports sur la méthode culturale? Nous sommes parvenus au point où nous pouvons résoudre le problème; mais il ne nous suffît pas d'établir que, logiquement, telle chose doit être ; il nous faut, en plus, montrer qu'elle est. Tant de systèmes ont [)aru établis logifjuemcnt et ont été dé- molis par les faits ! Nous restons souvent indécis devants les seuls arguments logiques, parce (ju'il leur arrive de laisser en oubli bien des faits. Si les transports, par leur absence ou par leur présence, sont vraiment la cause déterminante de nos deux méthodes de culture, et si l'on peut observer dans les faits un rapport constant, propor- tionnel, entre la facilité des transports et lemodede culture, nous nous trouvons en face d'une relation de cause à effet, c'est-à-dire d'une loi. S'il y a loi, il faut qu'elle se soit exercée de tout temps dans le passé, que nous la retrouvions partout dans le présent ; qu'elle soit en rapports directs avec le phénomène qu'elle régit, c'est-à-dire que, là où nous rencontrons des transports, dans le passé et dans le présent, nous devons voir régner la spécialisation commerciale de la culture suivant la proportion exacte de leur facilité, jusqu'à extinction complète de la culture ménagère, ou tout au moins jusqu'à un état manifeste de souffrance qui atteste la violation de la loi. Une telle loi doit donc fonctionner toujours, partout, propor- tionnellement ; c'est-à-dire qu'elle doit fonctionner suivant des rapports constants et proportionnels. De plus, si l'influence des transports est vraiment la loi déterminante de la méthode de cul- 44 LA SCIENCE SOCIALE. ture, nous devons vérifier qu'elle opère indépendamment de la nature du sol, indépendamment de la volonté de l'homme, indé- pendamment de la connaissance qu'on en a. C'est bien ce que l'observation des faits va nous mon- trer, La loi a-t-elle fonctionné et fonctionne-t-elle toujours, dans le passé comme dans le présent? Dans le passé, et jusqu'à un passé très récent, les campagnes, partout au monde, étaient dépourvues de moyens de transports qui leur permissent de songer à tout importer, à tout exporte!-; aussi savons-nous que partout régnait la culture ménagère inté- grale. L'assolement triennal que l'on doit à Charlemagne s'est per- pétué jusqu'à nos jours sur la majeure partie de l'Europe centrale. Il en est la caractéristique. Le manque de transports était la règle, comme aussi la culture ménagère intégrale. Cependant, mais tout à fait exceptionnellement, certains pays dès longtemps ont joui, par la nature même du lieu, du bienfait des transports. La colonie tropicale des Antilles est entourée de la mer commer- çante : de tout temps le colon s'y est adonné à une spécialisation commerciale et il a reçu un nom qui rindi(]ue; il a toujours été « planteur », non « paysan ». Il a fondé une « plantation » de café, de cannes à sucre, de vanille, non une « ferme -> à culture intégrale. Dans le présent, nous avons encore en France nombre de fermes isolées ne jouissant pas de transports faciles. Il leur serait pratiquement impossible de s'approvisionner du dehors pour tous les besoins de la vie, et souvent il ne leur serait pas possible d'exporter la spécialité qui conviendrait à leur sol et qu'elles seraient amenées à prendre si elles avaient auprès d'elles une gare de chemin de fer ou un centre do consomma- tion. C'est ainsi, par exemple, que la spécialité du lait, reconnue très avantageuse dans la proximité dune ville, ne peut se faire à grande distance par le moyen des voitures. Dans ces fermes isolées, la culture ménagère intégrale règne sans conteste et normalement. En revanche, à grande distance des ccnties de consommation, mais dotés de chemins de fer, les ranchs améri- LA IIFVOLLTION AGHICOLE. 45 cains embarquent à leurs gares leurs animaux et y trouvent leurs approvisionnements. Nous vérilions donc la loi ilaus le présent comme dans le passé. Fonctionnc-t-ellc et a-t-elle toujours fonctionné /y^//7o///.'^ Chez nous, dans le passé, nous avons vu régner partout la culture ménagère intégrale et. dans le présent, nous l'avons re- trouvée normalement dans les Termes isolées; c'est-à-dire que, dans le passé et dans le présent, elle coïncide avec l'ahsence de transports. -Mais, dans le passé comme dans le i)résent, nous trouvons, même chez nous, les spécialisations commerciales prospères coïncidant avec les transports (1). l)ej)uis le M siècle. lAunis est en vignobles. Le port do la Rochelle, par la mer qu'il a rendu commerçante, a, dès cette époque, exporté les vins, eaux-de-vie, sel, spécialités de la ré- gion, et a importé le blé et le bétail que ses navires ramenaient des Flandres. Pauvre pays de culture intégrale qu'un pays de vigne! L'.Vunis cependant était florissant, mais par la spécialisa- tion commerciale. .\cfuellement. les transports faciles ont permis la création des vignobles du Midi qui, en pleine crise agricole, ont décuplé la valeur des terres. L'étranger n'est et n'a pas été moins que nous soumis à cette loi. Dans le passé, les colons anglo-saxons débarqués sur les côtes du Nord-Est de l'Amérique y ont aussitôt établi des fermes, dont le but était de subvenir airectement à leurs besoins : ils y vivaient des produits de leurs terres. Étant donné des trans- ports aussi rares, aussi diftîciles et aussi coûteux que ceux de l'Atlantique à cette époque, il eût fallu en effet de bien riches productions pour en vivre au moyen de l'exportation à pareille distance. Mais ce sont ces productions riches que rencontraient précisément ceux des colons qui s'étaient établis au Sud-Est, (I) Science sociale, 1898. II. Une grande ville de commerce. — Le type rochelais, par M. J. Perier. 4() LA SCIENCE SOCIALE. dans la Virginie, dans la Louisiane, dans les régions chaudes : aussi ne retrouvons-nous plus là des fermiers, mais des planteurs. Éloignés de l'Europe autant et plus que les premiers, ils pou- vaient, grAce à la richesse de leurs produits, utiHscr les trans- ports et ils passaient à la spécialisation commerciale. Il en est de môme à l'étranger, dans le présent. Dans tout l'Orient de l'Europe, les transports sont difliciles à la campagne. Voyez le paysan russe, c'est bien un paysan de culture ména- gère intégrale. Tous les livres de Tolstoï en font foi. L'idéal paysan les remplit. Tous les axiomes du paysan s'y retrouvent. Pas de transports en Asie. Le Chinois, avec sa culture de riz, et son élevage de porc, est un paysan. C'est là sa culture intégrale restreinte, il la fait pour sa consommation. Il vit directement et absolument de sa terre. Il a le souci intense du fumier, et nous savons jusqu'où il pousse la préoccupation de tout restituer à la terre. Et il a raison, dans les conditions où il se trouve. Point de transports en Afrique australe non plus. Le Boërestun paysan renforcé. Il est chasseur, pasteur plus que cultivateur, mais c'est parce qu'il en a les moyens. Donnez au paysan français du gibier et l'espace herbu, il réduira sa culture au minimum. Mais, dans le « pound » , dans la terre de l'étang qu'il a obtenu par un barrage, le Boor fait bien une culture ménagère ; elle est aussi intégrale ; tous font la même chose, dans les mômes pro- portions, qui sont reconnues depuis longtemps répondre aux besoins de leur vie. Les États-Unis sont sillonnés de chemins de fer. D'ailleurs le colon anglo-saxon s'arrange pour jouir toujours de transports suffisants. S'il s'établit loin de la voix ferrée, il fera un ranch et se contentera de conserves. C'est que cette spécialité a elle-môme son transport; à travers la prairie, il conduira son troupeau à la gare et en rapportera ses conserves. Mais pour être producteur de blé, il lui faudra le voisinage d'une gare et de son élévator. L'élévator, aux lieux déchargement de grands transports par terre et par eau, indicpie la spécialisation commerciale de la culture, comme le grenier au-dessus du foyer du paysan indique la i)roduction pour la consommation directe. Si l'Américain LA IIÉVOLITION AGHir.OLE. 47 s'adonno au laitage, à la volaille, ce n'est que pour la vente, mais toujours, alors, dans la proximité d'un centre de consom- mation. Aussi les campagnes des États-rnis présentent-elles à outrance le spectacle de la spécialisation et forment-elles avec les nôtres un contraste fra[)pant. Autour des villes, les fermes à volailles, les laiteries, les cultures maraîchères, les vergers; au Kar-West, les ranchs d'élevage ; à l'ouest, les ranchs d'engraisse- ment; le Dakota est un immense champ do hlé. C-haque exploi- tation ne donne plus la viande, le hlé, les produits de la basse- cour; il y a la région de la viande, celle du hlé, et chaque ville est entourée d'une zone de culture maraîchère et fiuitière avec ses laiteries et ses fermes à volailles. C'est cette spécialisation qui a fait la supériorité de la culture américaine, nous le verrons i\ n'en pas douter. Nous retrouvons donc toujours et jmrtout notre loi. Fonctionne-t-elle itroportionnellrmcnt <\ la facilité des trans- ports? Il y a toujours, par rapport aux produits et aux besoins du rural, une certaine possibilité d'exporter et d'importer quelque chose; l'impossibilité de rien exporter, dans une mesure si minime qu'elle soit, n'a peut-être jamais existé; et, d'autre part, la possibilité de tout importer à la campagne est bien récente et encore exceptionnelle. Nous ne cherchons pas l'absolu, mais le plus ou le moins. On peut donc dire que le rural, depuis long- temps, jouit dune certaine possibilité de transports; mais, ce qui est intéressant, c'est qu'il s'est spécialisé toujours dans la proportion de leur facilité. Chez nous , le fermier cultive encore sa ferme par la culture intégrale pour en vivre directement, en nature. Dans le passé lointain, avant les routes, il était métayer, il payait en nature, remettant la moitié des produits au propriétaire. Dès l'appari- tion des grandes routes, il tend à devenir fermier. Il continue sa culture ménagère , mais il doit payer son fermage. Aussi le voyons-nous s'adonner à une spécialité, en rapport avec le nou- veau moyen de transports : c'est le blé, produit riche sous un petit volume, très maniable, qu'il peut au besoin charger sur le AH LA SCIENCE SOCIALE. dos d'un Ane pour atteindre par les petits chemins la grande route. Les fermages sont payés en argent par la vente de ce blé. Le fermier « force » sur le blé^ suivant l'expression consacrée, c'est-à-dire qu'il en développe la culture bien au delà de ses besoins, pour en faire un produit de vente. Les chemins de fer paraissent : alors il peut aller vendre à la foire ses animaux gras, parce que les marchands qui les lui achètent les envoient par chemin de fer à Paris ; et, ce qui ne pouvait résulter de la pre- mière spécialisation, celle du blé, nous le voyons se produire dans les régions particulièrement aptes à cette transformation nouvelle, comme la Normandie : de grosses fermes sont mises en herbages, des régions entières passent à la spécialité commer- ciale de l'élevage et de l'engraissement. Là où la gare est voi- sine de la ferme, on expédie pour certains centres urbains assez proches les volailles, les œufs, le beurre, les légumes, qui de- mandent des transports rapides pour arriver frais. Enfin , avec le bon marché des transports, autre genre de facilité , nous voyons aujourd'hui les fermiers demandera vendre leurs pailles et leurs fourrages, c'est-à-dire les produits les plus encombrants, ceux que l'on gâchait autrefois, qu'on laissait pourrir dans la cour durant les années plantureuses et dont on ne savait faire que du fumier. Cesser de restituer à la terre le fumier en vendant les fourrages destinés à la litière , c'est le dernier coup porté aux axiomes de la culture ménagère. Le propriétaire s'est adapté aux transportsavant le fermier; il a commencé, de-çi de-là, par abandonner sa réserve, où il produisait pour sa consommation personnelle ; il en a joint les terres à celles de sa ferme, à un l'cnouvellement de bail; il n alors acheté au boulanger le pain, et à son fermier le lait, le beurre, les (vufs, les volailles, que lui-même produisait directement autrefois. On commence aujourd'hui à voir, au contraire, des propriétaires reprendre des terres à leurs fermiers; mais c'est pour s'y adon- ner à une culture spécialisée, pour créer un vignoble, par exemple. En même temps, ils achètent leur beurre à la beurrerie, où il est mieux fait qu'à la ferme. C'est qu'il leur est facile main- tenant de le recevoir par colis postal, comme il leur est facile LA HKVOLLTION AGRiroLK. i'.l (rexpétlirr leur \in. I.f \(»isiiKigc de leur Icrnie ne leur est plus nécessaire. Si. ni retirant ties terres iV leur fermier, celui-ci doit abandonner tel pioduit. ii>^ n'en seront pas gênés. A l'étraniier, le inènif lait, c'est-à-dire l'intensité de la .spé- cialisation commerciale de la culture marchant de pair avec la facilité des transports , se retrouve dans le passé comme dans le présent. Le planteur des Antilles était un spécialisé. 11 jouissait de transports pour sa spécialité, les bateaux prenaient son sucre. Mais il ne pouvait faire venir dEurope ses œufs ni ses légumes. Isolé au milieu de son lie. il était bien fibliiré de faire un peu de culture de consommation : seulement, il n'en faisait que lin- dispensable: c'était pour lui le mal nécessaire, la conséquence forcée des condifious d'isolement dans lesquelles il était obligé d'exercer sa spécialité. Pourquoi, par exemple, le planteur de Saint-Uomingue, décrit dans cette Hevue par M. de Préville (I , cultive-t-il 100 carreaux Je carreau vaut de 3 à V hectares) en cannes à sucre, et Mt seulement en culture vivrière, c'est-à- dire en produits de consommation directe? Et pourquoi ne di- vise-t-il pas sa propriété en fermes.' C'est parce qu'il peut s'adonner à une riche spécialité qu'il a le moyen d'exporter. Aussi cette spécialité est-elle la raison d'être de son exploitation, tandis que sa culture vivrière n'en est que la conséquence re- grettable, faute de pouvoir importer sa nourriture. Et ce fait se traduit par la valeur des terres : sa terre en cannes à sucre vaut 7.000 francs le carreau, tandis que sa terre en culture vivrière vaut de 2.500 à 3.000 francs, pas plus que la terre inculte, la savane, dont il possède OV carreaux pour faire paître ses ani- maux. Actuellement les colons anglo-saxons en .Vmérique, comme partout ailleurs du reste, ne veulent plus de la culture paysanne, qu'ils jugent trop peu lucrative. Uu'arrive-t-il? Ils ne s'établissent qu'auprès des chemins de fer; c'est par la création d'une ligne ferrée qu'ils ouvrent une colonie. Ne voulant faire qu'une spécialité lucrative, ils en réclament les moyens. Ils ont (Il La Colonie de Saint-Domingue Science sociale, 18S6, t. II, p. 323 et 324). T. x\xii. i 30 LA SCIENCE SOCIALE. besoin des chemins de fer pour exporter leurs produits et pour pourvoir à leur consommation. Autrefois, au contraire, les co- lons paysans se suffisaient sur leur terre et en absorl)aient les produits, préférant l'isolement. Comme ils ne demandaient rien au dehors, ils redoutaient l'intrusion de l'étranger, qui, ne pou- vant leur servir, ne pouvait que leur nuire. Les exploitations rurales du moyen âge s'étal)lissaient loin des routes parcourues par les pillards. Ainsi, partout et toujours, la loi fonctionne proportionnelle- ment à la facilité des transports. Quand le colon manque de transports, il ne pratique que la culture ménagère intégrale; quand il jouit de transports pour un produit, il s'y spécialise , en demandant encore à la culture ménagère de pourvoir aux be- soins qu'il ne peut satisfaire par l'importation; mais, quand il a goûté de la facilité d'exporter toute sa production et d'importer toute sa consommation, il y tient, il ne s'établit plus (jue là où il la rencontre, et ne se livre plus qu'à la culture commerciale. La loi ne fonctionne pas seulement partout , toujours et m proportion de la facilité des transports, mais encore mahjré la terre. F^a terre a ses préférences, elle est adaptée à certains produits qu'elle favorise , elle n'est pas propice à d'autres. Et ce n'est pas une petite ail'aire, ni surlout une opération généralement lucra- tive, que de violer ses préférences et de lui faire produire ce pourquoi elle n'est pas faite. Eh bien, il est tellement vrai que la loi de l'influence des transports est la déterminante de la mé- thode de culture, quelle réussit à vaincre ces répugnances do la terre! Quand le produit exportajjle est assez avantageux, on oblige la terre à le fournir malgré elle, on la spécialise par force et on s'en trouve bien. En voici quelques exemples : Le voisinage implique une facilité de transporter. Nous ne croyons pas, comme M, Prudhomme, que la Providence, après avoir fait couler les fleuves dans les grandes villes, ait ceinturé toutes les villes d'une zone propre à la culture maraîchère , et toulelois nous trouvons des maraichcrs autour de toutes les villes, t^e n'est [)as que partout cette culture spéciale soit appropriée au \.\ RKVOLLTION Ar.IUCOLE. 51 sol, c'est que partout le voisinage iniinédiat de la ville permet d'y porter facilement les légumes. Certaines terres de Cham[)ai:ne ont produit le vin «pii lait l,i renommée du pays; mais celles-là étaient rares en (]liam[>agne même, et les autres ferres y étaient absolument rebelles à ce genre de culture. Cependant ce produit, e\[)ortable de sa nature, étant d(Miiandé et richement i)ayé, les propriétaires de Cham- pagne fout maintenant leur terre : ils composent, dans les parties ing-rales du sol. leur terrain sur le fond qui ne leur sert plus qu«* de su[)port ; ils y a[»portent les terres qui plaisent à la vigne, dans les proportions qu'elle réclame. Ainsi, la terre naturelle étant impropre à la spécialité réclamée, on fahricpie par-dessus une terre artificielle qui répond aux besoins. En revanche, la colonie tropicale des Antilles a toujours fait l'objet de cultures spéciliasées; ce sont des plantations de café, de canne à sucre, de vanille, auxquelles la terre est propice; mais l'homme doit aux transports la possibilité de s'y adonner. Voyez Kobinson Crusoé échoué dans son île tropicale. Il n'a cure de savoir si le sol réclame la culture de la vanille, dont il ne peut se nourrir et qu'il ne peut vendre. Il faut qu'il vive de la terre. Il sème pour lui du blé, des légumes, élève et entretient des chèvres. Malgré la terre, il se fait paysan, reconstitue la ferme, le domaine à consommation directe. Il est fier et à juste titre de ses misérables produits, obtenus en dépit de la terre. Le pauvre naufragé ne jouit pas de transports. Ces fermes de l'Est Américain que nous avons vu établir par les premiers colons pour subvenir à leur consommation person- nelle, alors qu'ils ne jouissaient pas de transports faciles, sont devenues avec les chemins de fer des exploitations spécialisées en vue de la vente. Pourtant la terre n'a pas changé. D'où vient que sa production s'est modiliée? De l'apparition des transports. Qu'est-ce qui a permis la création des vignobles du Midi dans les anciennes fermes du pays? Ce sont les transports. La terre est bien de la terre à vigne, mais on ne pouvait autrefois lui de- mander de produire exclusivement du vin, faute de trans ports. 52 LA SCIENCE SOCIALE. Nous vérifions donc que notre loi fonctionne en dépit mhnp de la terre. Nous allons vérifier qu'elle fonctionne encore malgré la volonté de lliommc. Ce n'est pas du caprice de l'homme que dépend la méthode de culture H laquelle il s'adonne , mais de la présence ou de l'al)- scnce de transports. 11 doit se soumettre à la loi, conscient ou inconscient, satisfait ou rebelle. Les exemples abondent. Quelques spécialisés ont raisonné leur allaire, non au point de vue général, mais à leur point de vue particulier. .le connais par exemple un industriel retiré à la campagne (|ui s'est dit : « .le ne connais rien à la culture, c'est bien embrouillé! Mais j'ai encore de l'activité, je vais m'occuper de vigne. » Il est tombé juste. Il s'en félicite, il a fait une excellente atfaire et me disait avec admiration : « Vraiment on ne se doute pas de ce qu'on peut faire produire à la terre ; mon vignoble depuis seize ans me rapporte 200 X • » D'autres ont fait comme lui, simplement parce qu'il réussissait, sans sié rendre compte du pourquoi; le succès leur suffisait. D'autres ont obéi à contre-cœur, cédant à une fatalité qu'ils constatent sans l'approuver : « Que voulez-vous, disent-ils, on ne peut plus s'en tirer que comme cela. » (Vest que la loi fon-ctionnc automatiquement, connue ou mé- connue. Elle ne demande pas que l'homme la reconnaisse théoriquement, mais elle le réduit à l'obéissance pratique. Elle est implacable. La bonne foi ne sauve pas le cultivateur : s'il croit bien faire, en se conformant ù la tradition, s'il croit que la culture ménagère est la seule sensée et profitable, sa bonne intention ne lui donne pas le succès. Si, au contraire, il la quitte avec remords et l'abandonne en déserteur, ses remords et sa désertion ne l'empêcheront pas de réussir. Ce n'est pas par la connaissance de la cause, mais par la cons- tatation des ell'ets, que les spécialités se sont formées. Cela s'est fait d'abord par tâtonnement. On a cherché ce qui réussissait et on s'y est arrêté, une fois trouvé; puis cela s'est étendu [)ar imitation; on a suivi rexemple de ceux qui réussissaient. LA UÉVOLUTION AGKICOLE. 5.J L'homme pout innorer la loi, il iTeu réussira pas moins en lui obéissant; mais il est évident cjuil aura plus de chances de s y conformer en la connaissant. Ainsi, la loi fonctionne loKJonrs, partout, jirojjortionncUentcnt à /a faiilitr îles transports, malgré les préférences de la terre et inahjré la volonté de riionnne. Nous nous croyons donc en droit de dire qu'il est établi, par une observation rigoureuse et scientili(iue, (junne loi, celle de Tinfluence des transports, régit la méthode culturale; que la méthode à suivre dépend directement de la présence ou de l'absence de transports; que ce sont les transports qui imposent l'obligation d'exploiter la terre par la méthode de la culture ménagère intégrale ou par celle de la spécialisation commer- ciale. S'il en est ainsi, nous devons, à titre de contre-épreuve, véri- fier que hi violation de la loi entraîne la souffrance et la sou- mission (i la loi la prospérité. L'homme peut, en vertu de son libre arbitre et pendant un certain temps, lutter contre une loi, mais ce qui fait qu'il finit pai' s'y ranser, c'est qu'il ne trouve dans cette lutte que la souf- france et la mort; ce qu'il cherche est le bien-être et la vie. et il ne les rencontre que dans son accord avec la loi. En France, les pays de culture intégrale, notamment ceux du Centre, sont en proie à la crise agricole. Ils souffrent, parce qu'ayant des transports ils cultivent la terre par la méthode qui convient en l'absence des transports. Au contraire la prospérité, la plus-value de la terre ont accompagné la spécialisation com- merciale des vignobles dans le Midi, de l'élevage en Normandie, de la culture industrielle de la betterave dans le Nord. Les pays de l'Europe centrale, nouvellement ouverts aux chemins de fer et qui n'ont pas encore rencontré la transformation cul- turale qui y correspond, souffrent de la crise agricole. Nous voyons les asrariens de la Prusse réclamer comme nos cultiva- teurs paysans la protection à outrance, et d'instinct se révolter contre l'ouverture de canaux qu'ils regardent, non sans raison, comme une menace et un danger mortel pour leur culture. 5i LA SCIENCE SOCIALE. Les colonies anglo-saxonnes spécialisées enrichissent leurs colons. Tandis que dans nos pays la culture ruine, on s'enrichit là-bas. dans les jardins à thé de l'Inde, dans les runs de mou- tons de l'Australie: et l'Amérique, malgré la distance, malgré la main-d'œuvre plus élevée et malgré nos droits de douane, nous envahit de ses produits. Il faut d'immenses spécialisations com- merciales d'élevage pour alimenter les villes de viande de l'Ouest et des établissements comme ceux d'Armour. Jamais la culture ménagère n'a produit ces immenses élévators à blé du Dakota. La bonne méthode de culture fait la prospérité de ces pays et leur donne celte supériorité écrasante sur les pays at- tardés dans les vieux errements que les chem ins de fer ont rendu erronnés. Nos rivaux nous battent par une supériorité de méthode, en dépit de toutes les barrières dont nous voulons nous protéger. Kn résumé, nous avons vérifié que partout, toujours et pro- portionnellement au fait, malgré la terre et malgré l'homme, l'absence de transports implique la méthode de la culture mé- nagère intégrale et leur présence la méthode de la spécialisa- tion commerciale de la culture; et que, à l'apparition de trans- ports nouveaux, comme à notre époque, la culture est prospère là où l'on obéit à la loi et soulh'c là où on la viole. La loi reconnue, comme l'on ne peut lutter contre elle, il faut nous y ranger. C'est par la transformation de notre méthode de culture, et ce n'est que par elle, que nous retrouverons la prospérité agricole. Les hommes de bonne volonté profiteront de la loi, les récalcitrants seront broyés par elle. Mais la force des choses, — c'est-à-dire h^s effets de la loi, succès d'un cùté, ruine de l'autre, — imposera fatalement la méthode de la spé- cialisation commerciale de la culture. [A suivre.) A. Daiprat. L V 1 ATÎIUOI i: I.\ONNAISE LE TYPE ANCIEN LA FABRIQUE SOUS LE RÉGIME DE LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL — LA TECHNIQUE DE L'ANCIENNE FABRICATION Nous avons vu ce (|ue la lahricjuc lyonnaise est dans le pré- sent. Mais les phénomènes actuels s'expliqueront mieux si nous recherchons leur origine dans le passé. I/acclimatation des végétaux exotiques dans nos pays tempérés s'opère assez souvent par phases. Pendant quelques hivers, une serre recueille les émigrés qui. aguerris peu à peu, accoutumés progressivement aux intempéries et aux frimas, produisent avec le temps une race robuste, })0uvant se passer d'abri. La soierie lyonnaise est une plante du midi, acclimatée sous la double protection de la royauté et de la ville. La jeune plante grandit et prospéra pour ainsi dire sous verre. Mais un jour l'acclimatation fut complète, et les soins qui avaient permis à l'exilée de croître risquèrent d'entraver son épanouissement. C'est alors qu'une secousse formidable renversa, trop brusque- ment, hélas 1 tous les abris, et brisa subitement toutes les entraves. La Révolution est une date dans l'histoire de la fabrique lyonnaise comme dans celle de la France et de son industrie. Si la protection créa la « grande fabrique » et sauvegarda ses pre- miers jours, la liberté couronna sa fortune. Cependant un examen oG LA SCIENCE SOCIALE. impartial des faits montre qu'il y aurait à prendre et à laisser dans les déclamations systématiques contre l'oppression du travail par les règlements de l'ancien régime. Voilà une industrie créée au seizième siècle, à peu près libre dans une cité libre. Progres- sivement, sans beaucoup d'interventions spontanées de l'Ktat, par l'entraînement de l'exemple sans doute, mais aussi par la force des choses, par l'effet d'initiatives émanées le plus souvent d'en bas, cette industrie s'érige en communauté, en corporation fermée et réglementée. Tout en se fermant, tout en se réglemen- tant, c'est positif, presque jusqu'à la fin de l'ancien régime, elle s'étiole peut-être, mais elle grandit. Cette communauté tardive ne devait pas sombrer tout entière dans la tourmente qui emporta ses aînées. La fabrique lyon- naise, nous l'avons vu. demeura jusqu'à nos jours un organe témoin, évoquant par certains aspects d'autres siècles, chrono- logiquement assez près, économiquement et socialement loin de nous. Sans être fin prophète, on peut affirmer que le passé de la « grande fabrique » continuera longtemps encore à imprégner son présent. Durant près de trois cents ans, du seizième siècle à la fin du dix-huitième, les volontés humaines concoururent avec les circonstances pour faire de la soierie lyonnaise, avant tout, et presque exclusivement, une industrie de luxe et de goût. Le luxe el le goût ne sont guère à l'ordre du jour, à notre époque de poussée démocratique; n'importe, les caractères spécifiques de la manufacture de Lyon offrent une précieuse garantie pour son avenir. Le goût français est impérissable et le beau tissu de Lyon, c'est un peu la ([uintessence du goût français. Si, historiquement, la création de la soierie lyonnaise est en partie l'œuvre personnelle de nos rois, logiquement cette indus- trie ou toute autre du même genre eût pu se constituer tôt ou tard à Lyon par le libre jeu de forces économiques. Le com- merce des produits de luxe sur une place internationale ai)pclle rindustri<^ de luxe, l'ne population (]ui lire de sérieux prolits de l'entrepôt et de la vente de certains objets coûteux est natu- rellement portée, surtout si elle a, comme c'est le cas à Lyon, des propensions au labeur intlustriel, à passer de la vente de ces LA KAItHIiJlE l.Vtt.N.NAlSE. •>< objets à leur fabrication. Kilo fera fèto auv ouvriers iiiimig-rants, aux initiateurs que la force centripète des routes attireia un jour ou l'autre au carrefour vers lequel les voies convergent. Iles l'époque romaine, nous voyons cette force irrésistible conduire à Lyon, sinon précisément des tisseurs en soie, du moins des artisans d'un métier voisin. I ne inscription trouvée sur le pla- teau de Saint-dust mentionne un certain Constantinius .Kqualis, oriu-inaire de Svrie et barbaricarius, c'est-à-dire brodeur en or et en soie, brocheur à la navette. (( Il y avait donc, dit M. Alhner, au deuxième siècle, à Lyon, des ouvriei's qui... étaient de véritable canuts, précurseurs de cette industrie reine, dont Lyon tire plus que de toute autre sa force et sa gloire (IV » .^^qualis eut peu d'imitateurs. Lyon était, il y a 1700 ans, par trop loin des pays producteui-s de soie, matière alors hors de prix. Elle valait, au temps d'Aurélien, 5.157 francs le kilog. et trois siècles plus tard, quand la fabrication des soieries devint le monopole des gynécées impériaux, 17.190 francs. Four retrouver les canuts lyonnais, il faut faire un saut de treize siècles, et arriver au -23 novembre l'Miiî. Ce jour-h^, le roi de France Louis XI rend une ordonnance dont nous extrayons les lisrnes suivantes : « Nous considérans la i:rant vuidanse dor et dargent que chacun an se fait de nostre royaume, es moyen et occasion des draps d'or et de soye. qui sont débitez et exploictez en nostre dit royaume.-, et pour donner ordre que l'art et ouvraige de faire les dicts draps dor et de soye soit commence et intro- duict en nostre dicte ville de Lion en laquelle, comme l'en dit, y en a jà commencement... Ayons par grant et meure déli- l)ération du conseil, conclud et ordonne faire mectre sus et in- troduyre ledict art et ouvraige de faire les dicts draps dor et de soye en icelle nostre ville de Lion. Et pour ce ordonne faire venir audict lieu maistres et ouvriers appareilleui*s et expérimen- tez tant au faict de l'ouvraige de la dicte soye, comme es tainc- (1) Inscriptions antiques du Musée de Lyon. 11, 403 et suiv. 58 LA SCIENCE SOCIALE. turc et autres, choses à ce propres et convenables et aussi pour faire le molins, ostils et autres habillements qui y seront néces- saires. » Pour subvenir aux premiers frais, le roi prescrit « la somme de 1. ()()() livres tournois être mise sus et levée en icelle ville do Lyon ». Quel était le commencement auquel fyit allusion l'ordonnance royale? M. Godart (1) suppose qu'avant la tentative de Louis XI, le courant normal de pénétration du tissage soyeux en France, courant dont on peut suivre aux quatorzième et quinzième siècles la marche le long de la vallée du Uhône, avait atteint Lyon. Fne tradition assez accréditée attribue aux Lucquois l'origine de la « grande fabrique ». La plupart ào. ces canuts primitifs nétaicnt pas d'ailleurs tis- seurs, mais tissotiers, fabricants de galons de passements, etc.. Les tissotiers furent seuls à demeurer à Lyon après l'échec désas- treux de la fabrique créée par le bon plaisir du roi. Il s'agissait, remarque fort bien M. Godart (2), dans la pensée de Louis XI, non pas de développer le commencement de ma- nufacture existant, mais de créer de toutes pièces, dans la ville choisie parla volonté royale, une industrie toute nouvelle. Pri- vilèges et faveurs sont offerts en grand nombre aux immigrants. Le roi songe aussi aux Lyonnais auxquels il faut faire accepter l'imposition des 1.000 livres. « L'art des draps d'or et de soie, disent les lettres patentes de Louis XI, est chose honnorable et honncsto, et à quoi se pourront occuper licitement hommes et femmes de tous étaz... et tant gens d'Église, nobles femmes de religion et autres qui à présent sont oiseux y auront honneste et [)routitable occupacion. » Tout ceci est fort bien raisonné, mais la sagesse humaine et même royale est souvent courte par quelque endroit. Malgré son intelligence ouverte, son esprit progressiste, son sens du (1) Nous ne saurions iniliqiuM- Ions los emprunts que nous faisons pour la partie lilsioriquc de notre »Hudo au travail de bénédictin de notre devancier : L'ouvrier en soie, monocjraphie du tisseitr lijonnais. ('.'.) Godart. op. cit., p. (i. LA lAIIIUi.il i; LYoNNAISK. .)!) |)i';itu]iie. Louis XI no sut pas «'viter une faute. Il ne tiut aucun couiplr tlu nulieu (|u'il voulait imxlilicr, il ignora ou fcigiiit d'ienorer le caractère lyonnais. « Jaloux (les prérogalivos de leur cité qui est libre (I), boui- geois et notables de Lyon ne peuvent (|ue s'insurçer contre la volonté royale. Créer avec les deniers des habitants nue manu- facture dont la direction restera entre les mains du roi, nest- ce pas porter atteinte aux [)rivilèges de Lyon.' l'ai' tjui sera di- ri2:ée la nouvelle fabrique.' Par les gens du roi ou par ceux de la cité.' Ouelprolit en retirera Lyon? Uni paiera le délicitéventuel?» Il n'est pas de moyen, [)etit ou grand, que l'obstination tran- quille des Lyonnais n'emploie pour contre-carrer la volonté de Louis M. Les Italiens émigrés à Lyon sont en butte à mille ta- quineries. On icmontre fort respectueusement au roi que les étoiles de soie ne sauraient être fabriquées à Lyon au même prix qu'en Italie. Puis, dév«iilant leur secrète ambition, les éche- vins ajoutent : (* Et néantmoins, (juant le bon plaisir du roy serait que l'establissement de la manufacture se fist, ils seroient et estoient toujours pretz d'obéir de tout leur pouvoir, mais bien leur sem- bloit que (juant le plaisir du Koy sera que l'ouvraige tire avant et qu'il y ait ouvriers et gens pour ce faire, et que iceuls con- seiller:^ en eussent la conduite par leurs mains, l'on y pourroit trouver autre manière de faire plus convenable et à moins de fraiz. » Dans cette phrase, qui semble embrouillée à plaisir, perce un trait essentiel de l'esprit lyonnais, l'amour du « selfgovernment », l'horreur de l'ingérence officielle. Seules ont prospéré, seules réussiront dans notre seconde capitale les entreprises dirigées par les notables de la ville, par les Lyonnais qu'élèvent au-des- sus de leurs compatriotes les avantages extérieurs de fortune et de famille, aussi bien que le mérite personnel. La ruse audacieuse qui triompha de Charles le Téméraire ne put rien contre la force d'inertie des Lyonnais. Les étrangers (11 Oii. cit.. p. 7. 00 LA SCIENCE SOCIALE. qu'avait attirés à F^yon l'annonce pompeuse de la création d'une manufacture royale, se trouvant dans un milieu de plus en plus hostile, ne tardèrent pas à se décourager et regagnèrent leurs foyers. Si le roi ne voulait pas perdre tout le fruit de ses efforts, il lui fallait au plus vite prendre un grand parti. Un petit nombre de tisseurs italiens étaient encore à Lyon. Plongés dans la plus noire misère, ils menaçaient de se disperser. Louis XI ordonna leur transfert à Tours, prétextant qu'il avait particulièrement à cœur « que le mestier des draps de soie fût fait et continué dans sa bonne ville de Tours ». Sa Majesté pres- crivit aux échevins de Lyon de défrayer les ouvriers en soie de tout ce qu'ils devaient à n'importe qui et en quelque lieu que ce fût. Sans difficulté, le consulat versa la somme importante de cent écus d'or : « Une perte d'argent n'était rien, dit M. (iodard, quand il s'agissait d'éviter tout empiétement de la royauté sur les privilèges de la ville. » Avions-nous tort d'appeler les Lyonnais de vrais républicains d'origine? Après l'échec lamentable de la tentative de Louis XI, l'établis- sement, à Lyon, d'une manufacture de soieries ne devait pas sem- bler une entreprise de tout repos. Qui le croirait? Moins d'un siècle s'écoule, l'expérience se renouvelle et cette fois est couron- née d'un plein succès. L'histoire parallèle des deux tentatives montre l'impuissance flagrante de l'absolutisme en matière économique: elle met en face de la réussite lente et sûre d'une industrie amenée par les besoins du lieu, l'échec de l'anormale création d'une manufac- ture, là où rien d'autre que l'intervention d'un roi ne pouvait en assurer le succès. « Environ ce temps (en 1536). dit un chroniqueur. le Hoy (François I") eut nouvelh' que les Suysses cstoieut venus courir jusqu'auprès de Hriançon et avoient brûlé un village près de Cliàleau-Dauphin. Pourquoi le Hoy partit soudainement et vint iV Lyon. » Le retour de François I'"" après rex[)rdili()n poussa deux Pié- montais, Turquet et Nariz, à exposer au roi un nouveau projet de fabri(|ue. LA lAUniHl'i; LYONNAISE. (il (( (ir, copeiidaiit (|iu' le lloy estoit en voyage, éf ril (Claude de lUil)yt, se pi'éseiitareiit aii\ e.schevins de la ville de I.yoïi doiiv manhands nalils dr (Jnioi' ru Piedinont. qui loinonstrareut aii\ échcvius ((uo s'ils pouvoviMit oMenir du Uoy semhlahlc privi- lège [>onr des ouvriers en drap de soye comme avoit fait avoir ;\ ceux do Tours l'eu .lacrjues de Heaune, ils avoyent moyen de faire venir de (lènes et autres licuv bon nombre d'ouvrière en drap de soye. et estahlir par ce moyen ladicle nianufacturc à Lyon qui seroit un grand uioyen pour bonifier la ville... .V (juoi les dicts échevins prestarent volontiers l'oreille, et de faict, le Koy étant de retour de son vovaere de Provence, ils en firent la reciuèlc à Sa -Majesté (}ui leur fut accordée, et leur en furent expédiées lettres en bonne forme. » Tur((uet et Nariz ne demandèrent pour eux-mêmes aucun mo- nopole, fait inouï à une épo([ue où la plupart des industriels et des commerçants cherchaient avant tout à rendre la concurrence impossible. La royauté favorisa seulement la jeune fabrique par des privilèges et des exemptions. Le consulat se garda cette fois de combattre une entreprise faite avec l'appui du pouvoir royal, mais en dehors de sa direction, et conservant le caractère d'une entreprise privée. L'atelier de Turquet et Nariz, faible à son début, incapable de subsister sans la tutelle efficace de la royauté et de la ville, est le véritable berceau de la grande fabrique. Bientôt cet atelier a des émules, et la manufacture se développe progressivement suivant une marche sûre et continue. Dix ans après les lettres patentes de François I", Lyon n'a pas encore la réputation d'une place de soieries. Mais dès 1575, on y trouve 22V ouvriers soyeux privilégiés (sans compter les auxi- liaires . Eu 1020, on y compte déjà 716 maitres travaillant la soie, et en IGGO, 8'+l . En 1777, 25.i6î) personnes sont occupées à la manufacture Ivonnaise dor, d'arsent et de soie ; en 1788, le nombre des canuts et de leurs aides est de 38.600 sur une population urbaine totale de 130.000 habitants. L'histoire de la manufacture de Lyon sous l'ancien régime G2 LA SCIENCE SOCIALE. méritait un volume. Ce volume a été fait et bien fait. De la multitude de dociimeuts accumulés et mis en œuvre par notre prédécesseur M. Godart, nous chercherons seulement à dég-ager quelques données générales; elles nous permettront de nous faire une idée sommaire de la vie industrielle et ouvrière de Fancien Lyon, de comparer avec pièces à l'appui ce qui fut à ce qui est et même à ce qui sera. Le tissage, tel que Lyon le reçut des Italiens, présentait sous le rapport de la technique des différences sérieuses avec l'industrie actuelle, différences intéressantes à noter non seulement pour elles-mêmes, mais surtout pour leurs conséquences économiques et sociales. La fabrication des unis était alors, à quelques détails près, ce qu'elle serait aujourd'hui avec des métiers à plusieurs marches. Le taffetas en particulier, dont l'exécution exige encore l'emploi de deux marches, se confectionnait jadis à peu près comme il se fabrique actuellement. Au contraire, l'exécution des façonnés exigeait l'emploi d'un appareil compliqué, d'un métier pénijjle dit à la tire, construit suivant un vieux système chinois à peine modifié par son long trajet du Céleste Empire en Occident. Ce métier conservait les pédales pour tisser le lond et les armures. On y ajoutait pour obtenir les dessins un volumineux équipage de cordes. Les métiers à la tire se divisaient en métier à la grande et à la petite tire, ces derniers dits encore : métiers à boutons. Cette division correspondait à celle des faronnés en grands et petits façonnés, le premier groupe comprenant les tissus dont le dessin ne se reproduit pas dans le sens de la largeur, alors qu'il se répète au moins une fois dans ceux du second. (Juil s'agit d'exécuter du grand ou du i>etit faronué. le but du système de tire était le même : soulèvera volonté tel ou tel fil de chaîne. Cet office, dévolu aujourd'liui aux maillons soutenus par les aiguilles .lacquard, \^\\ était déjà, il y a trois cents ans. rempli (I) Voir noire second article sur la technique des fabriques de soieries. LA I AbltigUi: LYONNAISE. tl.> par des maillons. Seulemont ceux-ci «lépcndaient alors, non pas (l'aiiTuilles, mais de deux n;ti)pes de cordes, la première mi-ho- rizontale, mi-verticale, la seconde verticale, cette dernière re- produisant exactement, mais verticalement, la disposition des lils de cliaine. Pour la fabrication du erand façonné, une auxiliaire, la fai- setisp (le lacs, nouait à l'aide d'une cordelette appelée lac les cordes de la nappe verticale (le semple) qui devaient être tirées ensemble pour produire X cfJCl voulu. Alin que ces lacs ne s'cm- hrouillasscnt pas, l'auxiliaire les attachait par leur extrémité à une grosse corde parallèle au souple, la gavacinière. La mise en action des métiers à la grande tire nécessitait l'in- tervention de deux personnes, celle qui tissait, et celle qui tirait les lacs. «< Une fois le dessin lu dans le semple, écrit M. (iodart fl i, le tissage allait commencer. Le maitre, installé devant son métier, s'occupait des marches, du battant et des na\ettes. Devant le semple se plaçait une auxiliaire, la tireuse de cordes. Son rôle consistait à prendre successivement les lacs, le long de la gava- ci/iière^ à les tirer à elle pour dégager le faisceali de cordes cor- respondant au coup de navette, et à faire eiïort sur ce faisceau pour lever les fils de chaîne. Cela l'ait, elle criait au maitre la couleur qui devait passer. Celui-ci lançait la navette, et la tireuse laissait aller le lac. Et elle continuait ainsi, prenant les unes après les autres les cordelettes échelonnées le long de la gavaci- nière, recommençant quand le dessin était terminé... « De plaintives chansons de canuts, de ces chants sans envolée, composés dans la boutique close d'où l'air était exclu à cause des poussières qu'il déposait sur la soie, ont pour refrain le triste appel des tireuses, énumérant, sur un ton monotone, les écla- tantes couleuï-s des riches étofl'es. » Le système de la petite tire, moins compliqué et d'un usage moins pénible que celui de la grande, exigeait cependant aussi l'intervention d'une auxiliaire qui, au lieu de tirer les lacs^ tirait (1) Godart, op. cit., 71. 04 LA SCIENCE SOCIALE. les botitons. Des métiers à la tire fonctionnent encore aujourd'hui, d'abord en Chine, leur pays originaire, et aussi dans certains coins isolés du l*iémont où ils servent à la fabrication d'étoiles pour nieuhles, tissus classiques à dessins invariables. Partout ailleurs, ces métiers primitifs ont cédé le pas à l'ingénieuse mécanique que nous avons étudiée et à laquelle le Lyonnais Jacquard attacha son nom (1). L'ancien mode de fabrication ne laissait pas que d'être assez pénible pour les maîtres tisseurs, obligés de se tenir debout tout le jour, et de jouer des marches de leur métier à peu près comme les organistes des pédales. L'abus de cet exercice rendait les canuts sujets à de graves inlirmités; la plus sérieuse et une des plus fréquentes était la hernie ou descente. Mais les misères des maîtres n'étaient rien comparées {> celles de leurs auxiliaires, tireurs et tireuses de cordes, pauvres femmes, enfants chétifs voués pour toute leur existence à une besogne rebutante et harassante qui leur faisait contracter les plus dou- loureuses maladies. Pour que les lacs fussent suffisamment et également tendus, la tireuse se servait d'une machine composée de deux lourdes barres de bois. Elle tenait la barre de devant horizontalement étendue sous le poids de son corps, pendant que le tisseur bro- chait le lac. On voit quels efforts incessants étaient exigés d'un être frêle, mal nourri, vivant misérablement dans un réduit obscur, à peine aéré. La malice des hommes ajoutait encore aux rigueurs de la profession, l'n règlement draconien interdisait aux tireuses de cordes de jamais s'asseoir à un métier, même après un nombre illimité d'années d'exercice comme auxiliaire. On trouve donc dans l'ancienne fal)rique lyonnaise, comme dans toutes les vieilles fabriques soyeuses, à coté d'ouvriers privilégiés qui, après les mauvais jours pouvaient en connaître de bons, toute une classe de sacrifiés pour qui chaque jour était d'avance niar(|ué d'un caillou noir. (1) Voir noire tlcuxième article sur la technique des fithriques de soieries. LA KABIIKJI E LYONNAISE. 65 Dans son po^nie, .1// tombeau de Jacquard, Jean Tisseur nous montre son héros pei-sécuté par la vision du martyre des tireuses de cordes, et invoquant la nuise de son yénie : «' Oh! viens, lui disail-il, viens, délivre mes yeuv De loul ce que je vois, de ces cordes, ces na-uds. Ces marclies, ces agrès, ce rame, cette lisse. C'est riiistrunient grossier d'un éternel supplice. Je me meurs chaque jour sous ce comble étouffant. Je me meurs dans la chair de ce chélif enfant, Prisonnier comme moi dans les faisceaux du scm/ilr. Vois son sang appauvri, sa joue hâve, contemple Sa gène, la torture où son corps est noué.. Et maintenant tu peux, loin du semjtle maudit, Secouer au grand air tes membres dégourdis. Pauvre enfant, te voilà délivré, remercie Celui qui fut pour toi comme un second Messie. Un mot serait à reprendre dans les vers du panégyriste de Jacquard. Le Messie de Lyon est un être collectif, la question Jacquard étant une petite question d'Homère. Nous retrouverons cette question à son lieu et place, en abor- dant la seconde période de l'histoire de la fabrique lyonnaise, celle de la liberté du travail. H nous faut auparavant examiner un peu longuement les causes pour lesquelles la manufacture soyeuse de Lyon est devenue, non pas une fabrique quelconque, mais la « grande fabrique » ; c'est ce que nous ferons dans notre prochain article. (.4 suivre.) H. DE BOISSIHU. T. lixn. LE MOUVEMENT SOCIAL I. — L'ATAVISME ET L'ART Nous recevons la lettre suivante : « Monsieur le Rédacteur en chef, « Dans le numéro de mai du « Mouvement social », à propos d'une conférence de M. Benjamin Constant sur le » Métier de peintre », M. S. B. s'en prend à Y atavisme et affirme plus nettement ce que la « Science sociale » avait déjà avancé au sujet de l'hérédité. « Me permettrez-vous de répondre en quelques lignes? « Les romanciers contemporains Zola, J.-ll. Rosny, etc.^ ont mis lalavisme à la mode, avec la préoccupation bien évidente de se donner à peu de frais une apparence de culture scientifique : ils ont oiUré; en voulant entrer trop avant dans la vérité, ils en sont sortis par l'autre bout. « C'est ainsi que nous voyons tous les actes des nombreux mem- bres de la tribu des Rougon-Macquart ne dépendre aucunement de la volonté de ceux qui les commettent, mais provenir uni<|uement de l'état d'âme de certain ancêtre, souvent mort depuis longtemps. « Avec .I.-II. Rosny, c'est encore mieux : c'est l'homme des caver- nes qui agit sous la peau du civilisé, et cela, tout au long de nom- breux volumes. « On conçoit très bien que ces extravagances agacent de bons esprits. Je m'explique moins que cet agacement aille jusqu'à leur faire nier l'évidence. « L'iiérédilé, c'est-à-dire la jyrcflispnsilion à certaines qualités mo- rales, iutellecluelles, physiques ou aux défauts opposés, prédisposi- tion (juc l'homme trouve dans l'héritage de ses ascendants, est indé- niable, et la science ne peut être complète si elle la néglige. « N'est-ce pas par la sélection des reproducteurs que l'on obtient des bœufs et des moutons de boucherie donnant peu d'os et beau- coup de viande? Et quand on veut un bon cheval de course, n'exigc- t-on pas tout d'abord (jue ses parents soient de bons chevaux de course? LE MOUVEMENT SOCIAL. 07 .. L'iinminr pliysiiiuc n'r'('linpy)o pas ù cellt' grande loi, «il lji(!n avant Darwin, on avait d»''j<ï déconvcrt ([ne les enfants ressemblent à leurs parents. « L'homme intellectuel, aussi, ressemble ù ses parents, même quand il ne tient pas d'eux son tnlucation, et aussi l'homme moral. On ne peut le contester sans nier l'intluence bien connue du phy- sique sur le moral et sur l'intelleel, sans nier aussi une vérité d'ob- servation universelle. t( 11 est bien évident que l'éducation de TKcole des Hoches, i)ar exemple, aura fort à l'aire pour rendre énergique le descendant d'une race de mous, et M. Demolins se rend certainement compte (jue la même éducation, si elle est bienfaisante pour tous, ne l'est pas <'' des fonctionnairos, de bien des hommes de lettres et des artistes. Ce qui porte tant de gens à venir s entasser à Paris et à, s'y contenter de situations inférieures à celles qu'ils pourraient avoir en province, c'est, comme pour ce jeune Manceaii, riiorrem- du « trou ». III. - LA MENDICITÉ POLITIQUE M. le vicomte de Voi.;iié, dans Les Mmls ij ut parlent, met en scène un député qui fait, à un collègue nouvellement élu, les honneurs du Palais-Bourbon. Tous deux arrivent dans la .salle réservée à la corres- pondance. Nous citons : — Il me parait qu'on s'empresse surtout là. observa Jacques (le nouvel élu . 11 montrait l'iumiense table en fera cheval, couverte d'écritoires el de papiers aux majestueux en-téte, qui remplit jusqu'à la cheminée monumentale tout le reste du salon. Les arrivants s'installaient aux rares places libres, déchargeaient sur le drap vert leurs serviettes bourrées de paperasses. — Oui. Tu vois ici le réfectoire du grand Ordre mendiant. De tous les noms qui pourraient détinirle Parlement, c'est encore celui qui con- vient le mieux : l'Ordre mendiant du xix'' siècle. Fouille chacune de ces serviettes, chacun de ces dossiers formés durant les longues sta- tions matinales dans les antichambres ministérielles; penche-toi sur ces forçats de la correspondance : d'un bout du fer à cheval à l'autre, tu retrouveras quatre types de lettres, toujours les mêmes. Lettre de l'électeur ou du petit fonctionnaire, qui sollicite une place, un passe- droit, un avancement. Lettre du député au ministre, pour recomman- der instamment la demande désorganisatrice des services publics. Réponse du ministre, câline et dilatoire : bonne note prise, examen sérieux, promesse de faire droit à la première occasion favorable... Réponse du député à l'électeur : une amplification de la vague pro- messe ministérielle, un mensonge servile qui va enflammer les es- pérances, là-bas, au village, et y propager la contagion chez les qué- mandeurs. Nous tournons ainsi dans le cercle vicieux de la mendicité parlementaire : l'électeur mendie des faveurs chez le député, qui les mendie chez le ministre, lequel mendie les votes du député, qui men- die les sulTrages de l'électeur. Comment cette table ne croule-t-elle passons le poids des millions de mensonges qu'elle a portés? « 70 LA SCIENCE SOCIALE. Le tableau est tracé de main de maître, et nous n'y saurions rien ajouter. IV. — UNE PROPOSITION ETRANGE Certains publicistes se préoccupent des moyens qu'il conviendrait de prendre pour transformer et élever le peuple chinois. M. Piry traitait dernièrement cette question dans la Revue des Deux-Mondes il^"' juim, et arrivait aux conclusions suivantes, qui ne laissent pas d'étonner un peu : « Fidèle à ses traditions, la Chine se révolterait contre l'abandon forcé de ses belles-lettres et de l'étude de ses chers philosophes; aussi le gouvernement, s'il est sage, ne chan serait de le renforcer I Trois examens suflisent à abrutir un homme, et un quatrième aurait le don de le rendre intelligent: Cette application inédite de l'homéopathie à la guérison des mala- dies sociales nous paraît une des idées les plus extraordinaires que l'on puisse concevoir, et nous avons tenu à la signaler, tomme une curiosité de thérapeutique sociale. V. - L'OPINION D'UN AMERICAIN SUR LES BOERS Le capitaine Reichman, attaché militaire américain près des Boërs au début de la guerre, adressait dornièrenuMit au départeiuent de la guerre de Washington un rapport dont plusieurs journaux ont publié le résumé. LE MOUVEMENT SOCIAL. 71 Il loue l'audac»! el remliirance des Boërs, mais critique leur manque de certaines qualités militaires et de discipline. Les attaques étaient presque exclusivement laites par les soldats étrangers au service des Bot'rs. La politique, dit-il, joue un trop grand rcMe dans l'élection des officiers. Les ofllciers subalternes suivent leur propre initiative à un degré presque incroyable. Les Boërs sont encore de bons tireurs, moins qu'autrefois, cependant; ce sont plutôt des chasseurs que des soldats. Ils ne défendent pas une position jusqu'à la dernière extrémité, contrastant absolument en cela avec les troupes étran- gères. Dans l'olTensive, ce sont toujours les étrangers qui ont donné. A Spion-Kop. le principal détachement était composé presque exclu- sivement délrangers. Dans ralta<|ue avortée de Mafeking, les étran- gers ont dirigé l'assaut, mais Snyman, le plus mauvais des généraux boërs, n'amena pas les renforts convenus. Pendant les sept mois que le capitaine Reichman a passés au milieu des Boërs, jamais il n'en vit un seul en état d'ivresse, jamais il n'entendit un juron. Au camp, les Boërs lisaient la Bible, et le soir ils se réunissaient par groupes pour chanter des psaumes. Le sentiment religieux pré- dominait tous les autres. Ils étaient aussi épouvantés de tuer un ennemi que désolés de leurs propres revers. Les Boërs soignaient avec une égale sollicitude les blessés des deux côtés et traitaient les prisonniers avec bienveillance. Leur plus grave défaut était leur manque de discipline. Quand un mouvement était ordonné, qui déplaisait aux hommes, aucun officier ne pouvait se faire obéir, cela fut la cause de plusieurs échecs. Leur manque d'offensive les empêcha toujours de profiter de leurs succès. La guerre actuelle n'a établi aucun principe nouveau dans l'art de la guerre. Critiquant les rapports anglais, le capitaine Reichman dit que les troupes montées seront inférieures aux Boërs tant qu'elles se composeront d'infanterie montée et non de cavalerie. Il leur faudrait se mouvoir comme la cavalerie et se battre comme l'infanterie. Comme on le voit, ce rapport contient des traits assez curieux, et qui paraissent notés par un observateur impartial. Ils n'éton- neront pas ceux qui connaissent la formation sociale de cette popu- lation. 72 LA SCIENCE SOCIALE. VI. — COUP D'ŒIL SUR LES REVUES Types de Turcs d'Asie. Nous trouvons dans les Missions des Augustins de TAssompUon une lettre du P. Herménégilde, datée d'Eski-Chéir, l'ancienne Do- rylée. Cette lettre jette un jour intéressant sur Tétat social des Turcs d'Asie, considérés sur les lieux où ils s'inslallèrent d'abord, avant d'envahir l'Europe et d'y prendre contact avec les nations de l'Occi- dent. La colonie, amenée par Ertoghroul, père d'Otman, s'installa près de la population chrétienne. Les plus anciennes familles de notre ville se font gloire de remonter à l'époque de la conquête, au milieu du xiu'' siècle. Le nombre des Turcs, à Eski-Chéir même, peut s'élever de 15 à 20.000 âmes : l'incertitude des chiffres est due au manque de préci- sion des recensements. Les habitations, groupées sur le flanc de la colline, forment une ville en amphithéâtre, séparée des quartiers chrétiens par un canal détourné du Poursak. Toute cette partie d'Eski-Chéir présente un aspect triste et morne, avec ses maisons construites en terre. Seuls, une vingtaine de minarets émergent au- dessus des toits. Ces constructions, basses et obscures pour la plupart, caracté- risent bien leurs habitants dans la rudesse de leurs mœurs primi- tives. Les Turcs d'ici n'ont rien perdu de leur tempérament âpre, instinctivement hostile à l'étranger. Ils renoncent difficilement à leurs préjugés, et ont pour tout ce qui porte le cachet de la civilisa- tion moderne une véritable horreur. Leur attachement au Coran les met en défiance contre tout ce qui ne se trouve pas consigné dans le livre sacré. Nous demandions h lun d'eux, (jui suivait péniblement à cheval la voie ferrée de Constanlinoplo, pourquoi il n'usait pas du train, comme moyen de locomotion plus rapide et plus commode. H nous allégua d'abord la modicité de ses finances, puis l'exemple de Ma- homet qui, disait-il, n'était jamais monté sur une machine pareille. L'esprit religieux va jusqu'au fanatisme : toutefois, avouons-le, le peuple a, depuis quelques années, subi l'action bienfaisante du christianisme, et se montre moins réfractaire à linllucnce étran- gère. Les mosquées sont au nombre de 211, mais n'oiVront rien de re- I.i: MOI VF.MFNT SOCIAL. "3 marquahlc au point de vue ari-liilectural. l.a prière s'y fait régulière- ment. D'ailleurs, le Turc asiatique fait partout sa prière avec une ponctualité et un recueillement remarquables. 11 interrompt son tra- vail au milieu des champs, à lalelier, sur un chantier de construc- tion, fait ses ablutions, étend par terre un vieux tapis, un sac, une couverture, et, tourné vers La Mecque, insensible dès lors à ce qui se paste autour de lui, récite ses prières accompaj;nées de prostrations profondes, le visage contre terre. L'auteur de la lettre décrit les cérémonies du Itamazan et ajoute : Au point de vue économique, le ramazan est désastreux : il fait dissiper aux pauvres gens dans les festins de la nuit leurs rares éco- nomies, et il les empêche de travailler pendant le jour. 11 est vrai que le Turc n'est pas précisément très ardent à la beso- gne. Il a peu d'attrait pour l'agriculture : >< Les anges ne visitent pas une maison qui renferme une charrue », lui dit le Coran. Le paysan des villages, par incurie, par routine, par crainte du lise, ne travaille guère que pour gagner juste son pain de chaque jour. Sa charrue est en bois. Des juifs, émigrés de Roumanie, ont essayé dernièrement d'importer des charrues en fer, mais le prix en est trop élevé pour les pauvres gens. Ils continuent à eflleurer la terre de leur soc de bois, et, sans la fumer d'aucun engrais, y sèment leur blé dont ils ne prennent aucun soin jusqu'à la moisson. Sur la récolte, on prélève le nécessaire pour la famille : le reste est envoyé à Eski-Chéir, où des marchands grecs et arméniens l'achètent à un prix dérisoire pour l'expédiera Smyrne ou à Constantinople. Le marché est le lieu le plus pittoresque de notre ville. On y accourt de villages distants de six à huit heures, à pied, à cheval, à àne, avec des chars primitifs aux roues et aux essieux en bois. Le soir, on campe sur la place entourée par les véhicules : bêtes et gens voisinent fraternellement auprès d'un feu alimenté par les branches mortes qu'on a ramassées sur son chemin... On pouvait croire que l'établissement de la ligne du chemin de fer Constantinople-Koniah serait la ruine des chameliers. Il n'en a rien été. Ceux-ci soutiennent, parait-il, fort bien la concurrence. Les chameaux d'Eski-Chéir sont les plus renommés de l'Asie Mi- neure. Les marchandises nous arrivent de Smyrne surtout par ce moyen de transport : ce sont surtout des céréales, du sel, des fruits secs, de la terre à foulon. Le trajet, de G80 kilomètres, dure de vingt à vingt-cinq jours... Lne des manies de nos Turcs, c'est de passer le printemps et l'été à la campagne. La moindre cabane de planches suffit à le loger : 74 LA SCIENCE SOCIALE. elle lui fournit un abri contre les ardeurs du soleil et la fraîcheur des nuits. Toute la famille part en villégiature. D'ordinaire, autour de la maisonnette, est un jardin que cultivent les femmes. Le mari a pour occupation exclusive de veiller contre les incursions des maraudeurs... et de faire son kief, c'est-à-dire de se reposer. Les animaux, cheval, âne, une chèvre, un mouton surtout, attachés à un piquet, tiennent compagnie à leurs maîtres. Le Twrc se souvient du temps où ses pères vivaient en nomades avec leurs troupeaux... Un office d'émigrants. M. Noufflard, dans les Questions diplomatiques et coloniales, décrit le fonctionnement de YEmifjrant's Information Office^ fondé à Lon- dres pour venir en aide à ceux qui désirent émigrer. « Sur une sorte de comptoir — derrière lequel trois jeunes em- ployés expédient des lettres à la machine à écrire — sont classées, dans une rangée de petits casiers, la série des notices publiées par l'Office et la collection des guides, horaires, etc., des différentes Com- pagnies de navigation qui desservent les colonies. (i Le futur émigrant entre, choisit les documents dont il peut avoir bjesoin, paie quelques sous pour certaines notices et sort complète- ment renseigné sur la colonie de son choix, les moyens d'y arriver, les avantages accordés, tant pour s'y rendre qu'au point de vue de l'installation, du i)rix de la vie, etc. « IS Emigranl's InfoiiHidion 0//îct' fut fondé au mois d'octobre ISSd. C'est un service annexe du Colonial Office. Son rôle se borne unique- ment il fournir des renseignements aux émigrants, principalement sur les colonies de peuplement, lAustralasie, le Canada, le Cap, etc. « Cet Office reçoit de l'État une subvention annuelle de 1.500 li- vres (37.500 fr.> Il est dirigé par un Conseil d'administration dont le président est le secrétaire d'État pour les colonies. L'Office a un cer- tain nombre de succursales dans les principaux centres de province, qui sont rattachées généralement aux bibliothèques publiques... » M. Noufflard insiste sur le caractère pratique de l'affiche apposée tous les trois mois dans tous les bureaux de poste de rAnglelerre. <( Cette affiche est en quelque sorte le sommaire des informations publiées dans les circulaires et les notices sur les colonies de peuple- ment. Elle indique en premier lieu la longueur du trajet ù destination (les principales colonies et le prix minimum du voyage à bord des paquebots anglais. L'affiche se divise ensuite en deux colonnes, l'une consacrée aux avantages variés accordés par les diverses colonies au I.R MOrVF.MENT SOCIAL. "a point (le vue des passages, l'autre relative à la nature des débouchés que ces colonies otlVent aux éiiiij;ranls... « Ces afiiches — apposées, nous le répétons, dans tous les bureaux de poste et dans près de fiOO bibliothèques publiques et institutions diverses — constituent à la fois le meilleur moyeu de propagande et l'avertissement le plus utile. « Non seulement ces afiiches servent à attirer des demandes ù \'£ migra ut'x Information Offirr, mais encore elles les épurent et les dégrossissent uu peu d'avance. Le correspondant de l'Office, qui a, neuf fois sur dix. pris connaissance des informations publiées dans l'afliche, a déjà reçu une certaine orientation et il peut aborder, dès la première lettre, le sujet des renseignements complémentaires. « En France, le total annuel des lettres d'émigrants est considéra- ble. Le iMinistère des Colonies, {'Office colonial, les sociétés privées, en reçoivent plusieurs milliers, et pour chaque correspondant, c'est toute une éducation à faire. H faut entrer dans des considérations sur le climat de nos colonies, qui interdit, d'une façon presque absolue, le travail manuel: il faut avertir les employés de commerce que les places sont rares et qu'il serait imprudent d'émigrer sans s'être assuré d'avance d'une situation, etc. En Angleterre, tout cela tient dans trois ou quatre lignes d'une affiche dont il est impossible de ne pas prendre connaissance, tant elle est répandue. « Aussi la correspondance de V Emigrant's Information Office est- elle relativement peu élevée, comparativement à l'importance de l'émigration anglaise. » VII. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS En France. — Encore les retraites ouvrières. — Une annonce caractéristique. — l.a vie à bon manlié. — Le congrès des radicaux. — La • Question des huiles •. — Les Parisiens de Paris et d'ailleurs. Dans les colonies. — Le chemin de fer du Yun-nam. - L'émigration imprévoyante à Madagascar. — Une école |>rofessionnelle à Nounica. A létranger. — Le voyage de l'empereur d'Autriche en Bohême. — La question alba- naise et l'Italie. En France. Le projet de loi sur les retraites ouvrières a subi, vers la fin de la session législative, un léger choc. Sur la proposition de M. de Gailhard-Bancel. la Chambre a invité le gouvernement à consulter les syndicats patronaux et ouvriers. Certains publicistes, comme M. Jau- rès, se sont plaints amèrement de ce temps d'arrêt; mais d'autres 76 LA SCIENCE SOCIALE. politiciens ne s'en plaindront pas. Le projet, n'étant pas réalisé, pourra plus facilement servir de tremplin aux candidats pour les élections de l'année prochaine fli. Car — et c'est là le gros point noir de ce projet — il paraît trop certain que le système a été conçu prin- cipalement en vue de flatter la classe ouvrière et de faire une mer- veilleuse réclame aux législateurs qui auront adopté cette nouvelle forme d'impôt absolument inégal. Tous les projets de ce genre, qui recrutent des partisans honorables parmi les hommes d'ordre en même temps que parmi les agitateurs professionnels, partent évidem- ment de ridée très juste et très chrétienne que le superflu des riches doit servir à améliorer la condition des pauvres; mais il serait beau- coup plus méritoire, et beaucoup plus conforme aux lois naturelles de la société, que les riches fussent laissés libres de faire retomber à leur guise ce superflu sur ceux qui en ont besoin. Ceux qui cherchent à rendre les ouvriers prévoyants seront peut-être découragés par l'idée que l'État se charg-e de substituer un mécanisme automatique à l'action de la prévoyance, en même temps qu'ils seront vexés de voir s'accroître leurs charges fiscales, et moins disposés que jamais à dépenser le restant de leurs revenus à des iruvres de bien public. Mais les auteurs de la loi font coup double. Ils se créent des parti- sans, non seulement par la promesse de rentes viagères aux vieux travailleurs, mais encore par la perspective des places nouvelles qu'il faudra créer pour administrer le nouvel organisme. On parle de dix mille comptables, en d'autres termes, de dix mille fonctionnaires nouveaux. Il y a là, pour les politiciens, une magnilique ressource, et un excellent moyen de grossir leur clan. Le revers de la médaille, c'est que ces dix mille comptables coû- teront par an \ingt millions — vingt-doux millions et demi, d'après certains calculs qui semblent plus rigoureux. Chacjne année, avant que l'ensemble des prélèvements aient produit un *< effet utile «, il y aura une vingtaine de millions sacrifiés au Moloch du fonctionna- risme; seul le surplus pourra être capitalisé et distribué... à moins que quelque gigantesque banqueroute, à la suite d'une guerre ou d'une révolution, ne vienne ruiner d'un seul coup toutes les espé- rances. Les ouvriers intelligents feront bien de chercher d'autres combi- naisons pour assurer le pain de leurs vieux jours. Nous venons de parler du fonctionnarisme, cl de \i\ poussée qui va (1) Le cariiaUiristc Menriol, rcprcsonlant les liiUirs caiulidals ou louriK-c, tloiinc a la « caisse • «le secours la forme d'iiiie • grosse caisse ». Li: MÛIVEMENT SOCIAL. ' ' se produiro, si la hti dos rolrailes ouvrières est votée, vers les nou- velles places créées en vue de son fonctionnement. On sait que ce soni là, dans notre pays, les métiers séduisants par excellence. Nous n'en voulons comme preuve que la petite annonce suivante, découpée dans un des principaux journaux de Paris : A cé(l(M' apirs l'ortiint^ SITUATION DE 15 000 FRANCS par A\i. AlTairo facile, genre administratif. Prix : 15.000 francs. Facilités. Suit l'adresse. « AlVaire facile, s, n'a pas de quoi passionner les masses. Celles-ci vont facilement aux limites de l'absurde, dès qu'on les a fait sortir du bon sens. Le public, en attendant ((ue ses hommes d'Étal aient aboli la pro- priété pour tout le monde, sont assez portés à les soupçonner d'aug- menter illicitement la leur. C'est ce qui aurait l'ait le succès de la Question dos huiles, si la censure ne s'était hâtée de l'interdire, en prévision même de ce succès. La pièce, qui se rattache au genre aristophanesquo, bien que les personnages n'y aient pas des noms connus, q pour héros un mi- nistre, du nom de Chausson, ancien droguiste dans une petite ville de province. Arrivé pauvre au pouvoir, il s'y enrichit rapidement, et, en trois mois, a pu mettre quatre-vingt mille francs de côté. Ce ministre veut marier sa tîlle avec le fils d'un spéculateur. Une taxe frappera-t-elle les huiles étrangères ou ne les frappera-t-elle pas? Suivant la résolution prise, le spéculateur sera à la hausse ou à la baisse, et comme la dol de la fille du ministre dépend du coup de Bourse fructueux du futur beau-père, la tentation est trop forte pour que le ministre puisse y résister. Des malversations de ce genre sont-elles fréquentes ou non? On ne le sait, parce que la preuve est difficile. Mais le public se console de savoir peu en se méfiant beaucoup, et les journalistes d'opposi- tion se dédommagent de l'ignorance oîi ils sont de certains scan- dales en inventant, de temps à autres, des scandales qui n'ont jamais ■existé. Ils ont tort, mais la créance qu'on ajoute à leurs fictions provient de ce qu'elles ressemblent singulièrement à des réalités 80 Ï-A SCIENCE SOCIALE. inconnues, et que, dans bien des circonstances mystérieuses, les choses « doivent se passer comme ça ». Justement, dans une brochure récente sur la Crise actuelle, M. Schérer se plaint de voir mépriser de plus en plus les principes de respect et d'autorité et demande la restauration de ces deux sen- timents indispensables au bon fonctionnement de la société. C'est fort bien dit; mais peut-être le respect reviendra-t-il tout seul, gra- duellement, quand il y aura plus d'hommes et de choses respec- tables. Il y a, comme éléments sociaux, du très bon et du très mauvais à Paris, comme Corneille le constatait déjà dans le Menteur, h propos de l'agrandissement de la capitale sous le cardinal de Richelieu. L'invasion de Paris par le « rebut » et par le « choix » des autres provinces, sans compter les autres nations, n'a pas cessé de nos jours. C'est ainsi que le dernier recencement nous apprend que Paris ne renferme pas plus de 3G 0 0 de Parisiens. Encore la plupart doivent-ils être représentés par des enfants en bas âge. Ce qu'il serait curieux de savoir, et ce que le recensement ne peut dire, c'est le nombre des Parisiens nés à Paris de Parisiens qui eux-mêmes y sont nés. L'auteur de ces lignes, qui habile Paris depuis huit ans et demi, ne se rappelle pas avoir jamais rencontré de ces Parisiens-là. Us doivent constituer, évidemment, une minorité insigniliante. Ce phénomène est d'ailleurs plus intense à Paris que dans les autres capitales de l'Europe. La po])ulalion indigène de Vienne est évaluée à -40 0,0, celle de Berlin à il 0 0; celle de Saint-Pétersbourg, à 'tO 0 0; celle de Lon- dres, à fio 0/0. Du reste, à mesure que le temps s'écoule, la proportion des indi- gènes tend à augmenter, à cause des enfants qui naissent. Mais, d'autre part, il est certain que la mortalité des enfants est plus grande dans les grandes villes, en même temps que la natalité salVaiblit : de sorte que les grands centres, livrés à eux-mêmes, dépériraient rapidement, ils ne s'accroissent et ne se maintiennent (jue grâce à l'aflUience des êlênienls étrangers. Dans les colonies. Une loi vient d'approuver la convention conclue par le gouver- neur général de l'Indo-Chine avec divers établissements de crédit LK MOUVEMENT SOCIAL. Hl pi)ur la cunsIruL't ion parlicllc cl 1 uxploiUilion du la li^iic de cliL'iiiiii de lor di' Ilaïplioni^- à Vimnani-Sen, sur une longueur de 8o.'{ kilo- inèlres. Cet événement a été salué avec plaisir par le parti colonial, qui loue la léiuu'ité avec la(|uellt' M. Douuut a poursni\i la réalisa- tion tlu projet. Le cluMuin de 1er du ^ uu-nam uu'tira notre colonie du Tonkin en comiuunication avec la Chine méridionale, destinée à suhir notre influence ou, comme Ton dit encore, notre « attraction ». Des con- troverses ont eu lieu sur la valeur économique de cette région. Les uns la disent très pauvre. D'autres pensent (juon peut en tirer des richesses importantes. Le Yun-nam exporte du thé, des bestiaux, des fruits, de létain. Il importe du riz et du poisson salé. On y a signalé des mines de cuivre, de plond> et d'excellente houille. On a pu surtout constater que, depuis quel(|ues aniu';es, même avec les moyens imparfaits de communication ilont on ilispose pour le mo- ment, le transit entre la nu»r et le Yun-nam à travers notre territoire a augmenté progressivement. De cinq millions en 181)0, il a passé à vingt millions en litOO. Sans contestiu- les aléas de l'entreprise, qui restent réels, on s'accorde donc généralement à penser que l'œuvre a de sérieuses chances de succès et sera utile, tant au développenu-nt du Tonkin qu'à celui de l'influence française dans l'empire chinois. Dans l'avenir, on projette de pousser la ligne en question jusqu'à Sin-fou, puis jusqu'à Tchuug-King et Tching-ton, vers la haute vallée du Vang-tsé-kiang. C'est un théâtre de plus qui s'offre à l'activité de nos commer- çants. * Mais tout le monde n'est pas fait pour exercer son activité aux colonies. Il faut être, comme l'on dit, « taillé pour ça », et bien que les Français disposés àémigrer soit trop peu nombreux, il s'en trouve quelques-uns, sur la quantité, qui auraient mieux fait de rester chez eux. Ce sont des « amateurs » inexpérimentés, ou des cerveaux brûlés, ou encore de pauvres diables séduits par la perspective de faire fortune, mais qui, en attendant de trouver seulement du tra- vail, meurent de faim. C'est ainsi que, dernièrement, les journaux de Marseille recevaient, de la préfecture des Bouches-du-Rhône la communication suivante : « M. le gouverneur général de Madagascar a eu à constater qu'un grand nombre d'émigrés se trouvent, dès leur arrivée dans l'île, dans l'impossibilité absolue de subvenir à leurs besoins. Ces indi- gents ne tardent pas à tomber à la charge de l'Assistance publique T. xxxn. 6 82 LA SCIENCE SOCIALE. de notre colonie, qui doit ensuite assurer leur rapatriement aux frais de son budget. « Afin d'obvier à cet état de choses préjudiciable au développe- ment progressif de notre conquête, M. le gouverneur général a dé- cidé d'empêcher le débarquement de toute personne qui ne justi- fierait pas avoir les ressources nécessaires pour parer aux premières éventualités ou un contrat de travail régulièrement établi. » On sait que le gouvernement américain, depuis longtemps, a eu recours à une pareille mesure. Parmi les travailleurs qui émigrenl aux colonies, on compte peu d'ouvriers d'élite et de techniciens dont l'habileté soit appropriée aux besoins locaux. Aussi y a-t-il intérêt à former sur place ces ca- pacités ouvrières. C'est pourquoi le gouvernement de la Nouvelle- Calédonie vient de créer à Nouméa une école professionnelle, en tâ- chant de l'organiser simplement et à peu de frais. Cette école est chargée de donner, à raison de quatre demi-journées par semaine, l'enseignement théorique, qui porte sur l'algèbre, la géométrie, la physique, la mécanique appliquée, les analyses minérales et l'élec- tricité industrielle, et qui comprend, en outre, des leçons de fran- çais et des rédactions industrielles. 11 s'y ajoute des études techni- ques : forge, ajustage, cliaudronnerie, moulage, tournage, modelage, conduite de machines, dans la section du fer et de même pour le bois dans une autre section. Les élèves .sont admis entre 12 et 1(> ans. Les cours sont gratuits et, pour ceux qui profitent de l'inter- nat, le prix de la pension est de Cm francs par mois. La durée des études est de trois ans. On pense obtenir de la sorte un « état-major » ouvrier. Quant aux simples soldats de cette armée ouvrière, ils laissent à désirer dans la Nouvelle-Calédonie comme ailleurs. On ne désespère pas de plier aux métiers européens les plus intelligents des Canaques, mais cela constituer pour ces derniers une évolution difficile. A l'étranger. On a beaucoup rrMiai([ue le voyage que l'empereur d'.Vutriciie vient de faire en Bohème, pays classique des guerres civiles et des discordes politiques. Ce voyage indique évidemnuMit une « dèlenfe », |)rovisoire peut-être, mais réelle, dans les rapports entre Tchèques et Allemands, et les fédéralistes, avec un peu d'ojjfimisme, y voient l'aurore d'un régime moyennant lequel la Bohême, comme la lion- LE MOUVEMENT SOCIAL. H.{ grip, pouiTait avoir une existence nationale, oflicielleniciit séparée de la monarchie aulricliienne. Il va (les chances pniir ([ik' ce ne suil la (lu'iiii Id'.iii irve, et dau- Ires faiseurs de pronostics inclinent pliitt'il à ('voquer répocjue où ranti^ anecdotes curieuses ont rendu sen- sible la permanence de leur vieille animosité. Les professeurs de l'Université allemande ayant reçu, libellée en langue tchèque, une invitation pour la fête d'inauguration du nou- veau [)ont, ils l'ont renvoyée au comité avec cette mention : « Incom- préhensible ». Le grand maréchal de la Dide de Bohème, prince Georges de Lob- kowicz, a été plus avisé. Désirant que personne ne refusât son invi- tation pour le L'i juin, il s'est bien gardé de la rédiger dans une lan- gue qui devait forcément être « incompréhensible » à une partie de ses invités. Il ne s'est pas même arrêté à la combinaison qui aurait consisté à employer les deux langues. Gela humilie encore les exclu- sivistes. L'invitation oflicielle a été -rédigée en français. Ce qui fait généralement qu'une langue est abandonnée pour une autre, c'est l'ascendant exercé par ceux ([ui usent de celle-là. L'imi- tation vient d'une sorte d'admiration plus ou moins consciente. Kn Bohême, ce phénomène menace de ne pas se produire de sitôt, l^e Tchèque se considère comme fort supérieur à l'Allemand, qui, de son côté, croit l'emporter beaucoup sur le Tchèque. Ni luii ni l'autre n'est donc en humeur d'imiter. De là la situation bizarre de ce pays qui, géographiquement, constitue un tout bien homogène, et conti- nue à se partager, au point de vue de l'idiome comme au point de vue de la race, en deux territoires bien distincts. L'Autriche est alliée de lltalie; mais l'on n'a pas besoin d'être grand clerc pour constater que cette alliance est fragile. Un fort courant antiautrichien vient de se dessiner de nouveau à la cham- bre italienne, à propos de l'Albanie. Cette province turque est con- voitée par l'Autriche qui protège de longue date les catholiques al- banais et qui voit dans cette région un prolongement naturel de la Bosnie et de l'Herzégovine, déjà occupées par elle depuis plus de 84 LA SCIENCE SOCIALE. vingt ans. Mais cette même Albanie est très voisine de lltalie : VX- driatique, à cet endroit, est même dune très faible largeur; la ci- vilisation et la langue italienne régnent depuis longtemps sur tous ses rivages. D'autre part, le roi d'Italie a épousé une princesse monténégrine, et le Monténégro remaniuons ce nom, qui est italien), est surnommé par certains Italiens « le Piémont de la péninsule bal- kanique ». C'est dire que l'on rêve : 1° l'a^ljonction du Monténégro à l'Italie; 2"* la conquête de l'Albanie par le Monténégro, analogue à celle de l'Italie par le Piémont de 1858 à 1870. On voit que les souvenirs historiques favorisent chez les peuples le libre jeu de l'imagination. En fait, on a vu des conquérants sor- tir de cette région albano-monténégrine; mais, en présence des puissances européennes, il est douteux (ju'un nouvel Alexandre ail le loisir de se manifester. Ce qui parait le plus clair, c'est quau mo- ment où il faudra partager la proie albanaise arrachée à la Turquie, de graves dissenliuieuts risquent d'éclater entre Tltalie et lAulri- che; mais celle-ci, sauf catastrophe, est en meilleure situation pour se tailler la part la plus belle. G. n'AZAMBUA. Le Directeur Gérant : Edmond Demolins. TVeUGlUFUIK riHHI.>-DIOUT tT C'*. — PARIS QUESTIONS DU JOUR L'ÉVOLUTION DU SOCLVLTSME A PROPOS D'UN OUVRAGE RÉCENT '^ l'n monsieur Agé et érudit, ayant plus de contact avec les livres qu'avec les hommes, disait dernièrement à un puhlicistc occupé à une étude du socialisme : ( Mais, vous ne parlez pas du socialisme de 18V8! » C'est que le socialisme de 18V8 n'a plus qu'un rapport éloigné avec le socialisme contemporain. Les théories ont changé depuis lors, et les situations (mt changé aussi, et les hommes eux- mêmes ont changé. Sans s'appesantir outre mesure sur les origines, M. Jean Bour- deau nous trace un curieux tableau de cette évolution du socia- lisme depuis la conspiration de Babeuf jusqu'à nos jours. Il s'est attaché surtout à suivre dans les divers pays d'Europe les manifestations nouvelles du socialisme au cours de ces dernières années. Son ouvrage est en grande partie le fruit d'une obser- vation personnelle, longuement poursuivie en Allemagne, en Angleterre et en France. 11 a assisté à* des congrès socia- listes, interrogé des meneurs et des ouvriers, étudié l'action des municipalités socialistes françaises. Enfin un volume publié (1) L'Évolution du socialisme, par Jean Bourdeau. Bibliothèque d'histoire contem- poraine, Félix Alcan, Paris, 1901. T. x\xu. 7 86 LA SCIENCE SOCIALE. il y a quelques années sur les socialistes allemands et les nihi- listes russes indique chez lui une préoccupation tenace et per- sévérante de connaître et de faire connaître le mouvement socialiste. Le socialisme n'évolue pas seulement dans le temps en pré- sentant des aspects très modifiés suivant l'époque où on l'observe; il évolue aussi dans l'espace, se révélant très diffé- rent suivant les milieux. Aujourd'hui, malgré les communi- cations incessantes établies entre les socialistes de tous pays, un socialiste français, un socialiste belge, anglais, allemand, américain, sont des personnalités toujours distinctes l'une de l'autre, parfois opposées l'une à l'autre. Aux États-Unis, un homme acceptant la qualification de socialiste est un oiseau rare. Les Chevaliers du travail qui inscrivent dans leur pro- gramme la mise en commun de tous les moyens de production se défendent d'être socialistes parce que, disent-ils, ils soutien- nent les institutions politiques de leur pays. Au contraire, en Angleterre, le monde ouvrier se dit volontiers socialiste, vague- ment socialiste, en réalité disposé à réformei* certaines insti- tutions considérées par les conservateurs anglais comme fonda- mentales. En Allemagne, les socialdémocrates comprennent des individus aux opinions les plus diverses, depuis le révolution- naire farouche jusqu'à l'honnèfe et tranquille ouvrier syndi(|ué. Quant aux théoriciens du socialisme, ils ont chacun leur ma- nière de voir diilerente et raisonnée. A moins de rester dans des généralités sans intérêt, il faut donc observer à part ces iniioml)rablcs variétés du socialisme contemporain, ne pas confondre un Fabien anglais avec un agitateur français ou allemand, distinguer le soi-disant socialisme municipal du socialisme proprement dit, le socialisme théorique du socialisni(> appliqué, etc. (Icla est d'autant plus ulile ([uc deux ordres de faits (mt contribué à [)résenter le socialisme comme un bloc homogène. En premier lieu, tous les mécontents se disent socialistes et le mécontentement est un lien. Sans doute, on peut être mécontent par simple incapacité personnelle, c'est un cas assez fréquent, i/ÉV(tLUTio\ r>r sor.iALiSMK. 87 niai> on ne pcnt nhn'n avoir ([U unr inllucncc révolutionnaire et «le eourte ouHre léelleuient d'un malaise extérieur à lui-nuMue. d'une diUicultc, qui ne lui est pas pci- sonuelle, à résoudre le [U'ohlènie de la vie. Celui-là demande des réformes, pas toujours celles qui mettraient mu terme à ses maux, mais il a le sentiment à la fois vague et profond «l'une anomalie (jui lui nuit. .Vu fond, il .souflVe de la gène qu'un cadre trop aneien inq)ose parfois aux forces actuelles. Les trans- formations du travail ont été si i-apides depuis un siècle que l«^s transformations politi«[ues et sociales ne les ont pas toujours et partout suivi<>s dum» allui'e égale. Tous ceux qui réclament des transformations polititpies et sociales, et qui se disent socialistes, bien ({u ils soient fort loin d(^ s'entendre, ont du moins cette base d'action commune, le contraste d'un état de fait tout nouveau avec un état lioiiuuL's ci les t'VciUMiients si» cliarçont tic la l"air<' ( liacjiu' joui' et c'est ainsi ([iie le niarxiMuc tlicoi'itjue a |)rs de travail que sous le régime du petit atelier. Même réduite à ces termes, la proposition n'est pas exacte, et l'observation sur laquelle elle se fonde se révèle très incomplète. Le travail de l'ouvrier n'est encore ([u'un des éléments (h> la valeur dans l'atelier le plus pri- mitif comme outillage. Ce qui est vi'ai, c'est qu'ù mesure que l'outillage se complicpie, à mesure (jue le machinisme se déve- h»ppe, l'importance de la main-d'œuvre diminue, celle du cnpi- l'évolition iir socialisme. 91 tal irotaljlissoiMciiL ilr 1 iiilclliiiciico créatrice auj^incnteul. Le patron joue un rAle de plus ou plus considéraMe, o( c'est jus- tice, car la situation «ju'il occupe réclame «les (pialités j)lus rares. Cette constatation ahoufit tlirecteiuent à la laillite «In Marxisme. Klle peut aussi nous éclairer au sujet tle certaines pratiipies courantes autrefois sous le régime du petit atelier, <'t «lont «»n peut aujourd'hui enc«»re observer queLjues sur- vivances. Il m'arrivc de laij'e exécuter à la campagne des réparati«)ns «1«' inavonnerie difliciles à apprécier d'avance à cause de leur variété et de rimi)révu que présentent toujours de vieilles nuirailles. Le maître-maçon (iu<\j'ai l'habitude d'employer me com[)te tant par jour et })ar homme, mais je sais pertinem- ment qu'il remet aux «)uvriers embauchés par lui une partie seulement de cette somme, 61i "o parfois. Les 33 °/„ de surplus peuvent bien être considérés comme sa légitime rémunération quand il dirit;e réellement un travail un peu compli«]ué; ils ne sont plus que le résultat abusif d'un usage quand cette direction se réduit à [)resque rien, quand le travail de chaque ouvrier est courant. Même régime chez les charpentiers. <( Ga- gner sur ceux qu'on enqiloie », c'est l'avantage d'être « établi » dans ces métiers demeurés primitifs, et Texploitation qui en résulte est supportée facilement, parce que ceux qui en soutl'rent ont l'espoir d'en protiter Un jour. Un maçon ou un charpentier de ce t>'pe, connaissant à peu près leur état, ont toutes les chances d'arriver à se mettre à leur compte entre trente et quarante ans. Et à leur tour ils gagneront sur leurs apprentis et leurs ou- vriers. Ce qui se passe aujourd'hui exceptionnellement était autrefois très général, alors «|u«' le petit atelier constituait non pas une exception, mais la règle. A Lyon, sur la colline de la Croix-Rousse, les canuts faisaient ainsi. J'ai recueilli, de la bouche de personnes âgées très dignes de foi et bien en situation d'être renseignées, des témoignages très nets de l'ex- ploitation subie jadis par les apprentis et les ouvriers du tissage lyonnais. Si maintenant on veut bien réfléchir que Karl Max était né en 92 LA SCIENCE SOCIALE. 1818, et que des 18'i-5 il était engagé dans la propagande révo- lutionnaire, que son idée delà lutte des classes aboutissant à l'exploitation des faibles apparaît déjà à cette époque dans les articles qu'il publie, dans le manifeste de Y Alliance des Commu- nistes lancé par Engels et par lui à la veille de la Révolution de Février, on arrivera à cette conclusion que les faits observés par lui à cette époque, plus exactement les faits qu'il a eus sous les yeux et dont il a subi l'impression, appartenaient non pas au ré- gime nouveau, mais au régime ancien de l'industrie. La théorie du surtravail de l'ouvrier, volé par le patron pour former la plus-value qui constitue son bénéfice industriel, est née dans un petit atelier de la rencontre de coutumes al)usives avec l'esprit généralisateur de Marx, Le principal intérêt qu'elle offre aujour- d'hui, c'est qu'elle nous sert à mesurer l'atlVanchissement que le machinisme moderne a apporté à l'ouvrier. En même temps qu'il délivrait l'ouvrier do certaines exploi- tations coutumières, le machinisme lui fermait l'entrée du pa- tronat. Un bon ouvrier rangé, destiné à devenir normalement [)atron dans l'organisation ancienne, restera normalement ou- vrier dans l'organisation nouvelle. Est-ce là l'origine do la théorie marxiste sur la paupérisation des masses? En combinant dans son esprit le fait nouveau du nombre do plus en plus res- treint des patrons et le fait ancien des coutumes du petit atelier, Marx se disait que la masse se trouvait délinitivement écartée des situations patronales, et définitivement privée par suite du bien-être matériel. Il no prévoyait pas que les ouvriers d'usines, restant ouvriers toute leur vie et pouvant aisément se grouper, ne supporteraient pas du grand patron les abus qui profitaient au petit. Il ne prévoyait pas non plus — c'était contraire à toutes les théories en faveur dans le monde socialiste : la loi d'airain du salaire entre autres, — il no prévoyait pas que la producti- vité beaucoup plus grande duc au machinisme profiterait à l'ouvrier; que, tout en peinant moins, en restant moins longtemps à l'atelier, il serait miou\ payé; que par suite les situations ouvrières nouvelles conqiortoraient j)lus de bien-ôtro (juo beau- coup (le situations patronales anciennes. Aujourd'hui, devant L'ÉVOLITION I»U SOtlALlSMK. '.>.l rôvideiicc (les laits, la tlicoric tic la [)au[)éi'isati()ii des masses csl al)an(lonn<''e pai- les «''cnvains socialistes. Bernstein la dénonce et distingue justement la ooncontration des industries et celle des fortunes. Les sociétés par actions appliquées au\ ,t:randes en- treprises sont en partie l'expression de ce contraste : il faut des capitaux considérables pour créer une usine, [)()ur exploitei* une mine, pour construire des chemins de fer ou établir des conipa- g-nies de navigation; voilà pour la concentration industrielle. Mais ces capitaux ne peuvent être réunis qu'en faisant appel à un grand nondjre de capitalistes; voilà pour la division des for- tunes. .M. Bourdeau cite encore un des protagonistes de la Social- démocratie allemande, le n' Schœnlank. (jui. à propos des sta- tistiques officielles de linqxjt sur le revenu des grandes villes d'Allemagne, reconnaît qu une petite bourgeoisie tend à émer- ger des classes ouvrières, et (pii conclut ainsi : « La démocratie socialiste n'est pas le produit de la misère et du désespoir. Elle est le résultat de la conscience ([Ue possède de sa force une classe qui s'élève, et de là vient sa puissance. Les révolu- tions tentées par des classes en décadence ne peuvent pas aboutir. » Au surplus, les agitateurs professionnels eux-mêmes n'osent plus utiliser la théorie de la paupérisation des masses, malgré les développements faciles quelle fournit à un orateur dé réunions publiques, malgré l'excitation qu elle peut causer. Les plus avi- sés d'entre eux font au contraire bon marché du bien-être ma- tériel procuré à l'ouvrier par le régime moderne du travail ; ils le considèrent même comme un calmant fatal à leurs projets, comme une chaîne honteuse et dorée qui attache l'ouvrier au sa- lariat et lui fait accepter une funeste dépendance. « Le salaire est dégradant, me disait à Handiourg une célèbre ag-itatrice; peu m'importe que les ouvriers gagnent quelques pfennigs ou quelques marcs de plus, et même beaucoup de marcs. S'ils ga- gnent plus, ils dépenseront plus et serbnt toujours dépendants; ils auront toujours un maître . et il ne faut pas qu'ils aient de maî- tre. » Chassé du terrain pratique sur lequel Marx avait voulu le fonder, le socialisme se réfugie sur le terrain inaccessible des 94 LA SCIENCE SOCIALE. principes et de la dignité hiimaiiie, et ccst l)ieii le signe de la faillite dn socialisme scientifique. Cette faillite serait beaucoup plus évidente en Allemagne si l'incapacité des ouvriers à former jusqu'ici une représentation professionnelle indépendante ne les avait jetés dans les bras des socialistes, si le mouvement ouvrier, légitime et nécessaire, ne se confondait pas, dans la plupart des cas, avec le mouvement socialdémocrate. L'organisation ouvrière, réclamée impérieuse- ment parles transformations du travail, non réalisée encore on Allomagno, crée dans la masse des salariés des aspirations mal détîiiies auxquelles le socialisme fournit une issue. Les formules de Karl Marx sont abandonnées pour la plupart, mais les cadres de la socialdémocratie demeurent et attirent à eux ceux qui éprouvent le besoin de s'unir. iM. Bourdoau compare rintluence du Capital de Kail Marx sur le socialisme allemand à celle du Contrat social àa Rousseau sur la Révolution frant^'aise. Le rap- prochement est très juste. Le Contrat social avaxi, grâce à une hypothèse démentie par les faits, des gens habitués à vivre sous une autorité royale absolue, gouvernant sans contrôle. Il leur a fourni des armes, un cri de ralliement : il leur a donné conliance. La fausse théorie a servi de manifestation à un besoin de liberté (jui ne trouvait pas son expression vraie. De même aujourd'hui le marxisiUe enflamme des masses ouvrières inorganiques et pla- cées en face du cai)ital organisé. Il leur donne des armes, des formules, des moyens d'excitation, armes dangereuses, formules inexactes, moyen d'excitation parfois absolument répréhensi- bles. Mais la foule les accepte et s'en sert faute do mieux, parce qu'elle a été incapable de trouver elle-même l'organisation qui lui manque. La formule triomphe de la classe la plus forte sur la classe la plus faible. On peut ])ieu conclure de là (jue le socialisme étant nu progrès — [)onr les socialistes — il sera amené |)ar la lutte des classes; uuïis comme, d'autre pail. il comporte lui-même l'aholition des classes, il arrêterait tout j)rogrès possible, ce (|ui parail bien une condamnation. Aussi n'est-ce pas la valeur scientiti([ue de la formule (|ui lui a valu sa fortune. Les écrivains socialistes actuels la battent en bi'èclie, soit directement, comme Bernstein, eu la niant, soit indirectement comme le professeur Sombarten la détournant de son sens, lîernsteiu • fait apjxd, dit M. liourdeau, non à l'égoïsme d'une classe contre l'égoïsme d'une autre, mais à la solidarité de toutes les classes ». Kn réalité, la paix sociale, l'éipiilibre social, se fondent sur le resi)ect mutuel des droits el. pi-atique- ment, sur la représentation ellicace des intérêts. Quand une classe est incapable, pour une raison ou [)our une autre, d'assurer et d'organiser la représentation eflicace de ses intérêts, ses intérêts sont méconnus et elle soutire. C'est là l'origine de toutes les crises sociales, de toutes les révolutions. Lalutte de classe à classe peut être une nécessité temporaire, mais une nécessité déploral)le et stérile. xVider la rei)résentation normale des intérêts dans chaque classe, tel est le vrai programme, môme au point de vue le plus égoïste, parce que l'oppression d'une classe amène toujours en fin de compte des réactions violentes de la part des opprimés contre les oppresseurs. Dans son ouvrage sur le Socialisme et le mouvement social au dix-neuvième siècle, le professeur Sombart maintient la théorie de la lutte des classes, mais reconnaît lui-même qu'il Fentend d'une façon dilierente de celle de Marx. D'après lui, la lutte des classes ne parait pas être le procédé principal et néces- saire de l'évolution, mais son accompagnement ordinaire. Il est vrai que les situations acquises ne s'abandonnent pas bénévole- ment en général ; d'où il suit que tous les changements impor- tants amènent des résistances et des conflits. Nous voilà bien loin 9f) LA SCIENCE SOCIALE. de la lutte des classes sacro-sainte , bienfaisante et libératrice par elle-même, telle qu'on la prêche encore dans les réunions socialdémocrates ! Ainsi, là même où la formule est demeurée, à cause de Tutilité pratique qu'on peut on tirer pour Tag-itation, la théorie marxiste aboutit réellement à une faillite. Comment se fait-il alors que le socialisme fasse des progrès? Où donc est sa force? Sa force n'est pas dans sa théorie fausse, mais dans les aspirations auxquelles il donne ou semble donner une expression. Il est surtout dans l'aveuglement de ceux cpii combattent sans distinction toute réforme sympathique aux so- cialistes, qui dénoncent, par exemple, le danger de l'organisation syndicale ouvrière sans ajouter — ce qui change tout — que cette organisation est indispensable. En créant eux-mêmes la confu- sion entre l'utopie socialiste et les transformations nécessaires, en qualifiant de socialistes les manifestations normales d'une force sociale nouvelle, les antisocialistes accréditent cette idée « qu'il y a dans le socialisme quelque chose de juste et de fondé ». La vérité, c'est qu'il y a, parmi les ouvriers marchant sous le drapeau socialiste, beaucoup d'individus qui le suivent faute do mieux, et auxcjuels on rendrait service en leur faisant exprimer avec précision ce qu'ils réclament. La vérité, c'est encore qu'un écrivain, classé d'ailleurs comme socialiste, peut avoir sur l'administration municipale d'une grande ville des idées dé- gagées des conceptions traditionnelles, sans (pio ces idées soient à proprement parler socialistes. Précisément, une inintelligente réaction conservatrice a qualifié de socialisme municipal une série de réformes, entreprises particulièromont en Angleterre, et dont plusieurs ont été fort heureuses. Il on lôsulto qu'aujourd'hui un public IVançnis ])eut être amené à confondre le soi-disant socialisme niunici[)al avec les agissements de certaines munici- palités socialistes. lévoiitimn i,r t;iH i.\Li>.ME. î>7 11. LE S()i;iALIS.MK MIMCII'AL. C'est eu Aiif:lctorre qu'est ué le socialisuie uiuuicipal, et l'Au- gleterro, ou le sait, u est pas la patrie de la io-itjue. Il y a uuc viutîtaiue d auuées, des Auglais, frappés de certains aspects sé- duisants des théories socialistes, impressionnés aussi par l es[)èc(' de monopolisation t l'évolution accomplie par des indi- vidualités se croyant et se disant socialistes. Logiquement, le socialisme municipal n'est pas du socialisme. Tout au moins, beaucoup des mesures comprises sous ce nom n'ont rien à faire avec le socialisme. Il est (lifticile de donner une définition très précise du socia- lisme, parce que c est une tendance plutôt (ju'une doctrine. C'est, en somme, une tendance à faire intervenir l'autorité pu- blique dans le règlement des intérêts privés. Ainsi la nationali- sation du sol, des usines, etc.. des moyens de production en général, qui est bien le dernier terme du socialisme, comporte l'absorption complète dune foule d'intérêts privés par la collec- tivité. Mais le socialisme municipal est tout différent de ce rêve. Il consiste principalement dans la mise en régie d'un certain '.t8 LA SCIENCE SOCIALE. nombre de services publics ordinairement confiés jusqu'ici à des compagnies, service des eaux, de l'éclairage, des tramways, etc. Ces services publics sont essentiellement distincts de l'industrie privée, et la différence qui les séj^are ne demande pas. pour être reconnue, une connaissance approfondie de l'économie politique. Elle se manifeste clairement; elle saute aux yeux du premier venu. Tandis que, dans l'industrie privée, chacun s'établit comme il veut et où il veut, à ses risques et périls, personne n'en- I reprend et ne peut matériollement entreprendre un service municipal sans entente préalaJjle avec la ville, sans traité avec elle. On fera un procès de voirie au premier terrassier qui donnera un coup de pioche dans le pavé des rues pour poser des rails ou établir des canalisations, s'il n'est autorisé à le faire par les fonctionnaires compétents. Aucune compagnie ne se livre à des travaux de ce genre que lorsqu'elle en a été chargée par la municipalité. Les services publics que je viens de dire sont si étroitement attachés par leur nature à l'autorité municipale que celle-ci ne peut pas en abandonner le contrôle sans de graves inconvé- nients. Les Etats-Unis ont fait sur ce point et à leurs dépens une expérience concluante. Dans plusieurs villes américaines, en effet, on avait imaginé de mettre en concurrence plusieurs en- treprises pour le même service, par exemple plusieurs compa- gnies de gaz; on avait pensé que là, comme dans l'industrie privée, la concurrence serait avantageuse à la clientèle; et on se félicitait d'avoir évité la constitution (l'un monopole en faveur dune compagnie déterminée. Au ])out de peu d'années, les compagnies concurrentes se scmt entendues; elles ont créé à leur profit commun le monopole ([u'on avait refusé à chacune d'elles; mais h^ monopole conquis par eUes ne comptait aucune des charges d'un monopole acquis. Les villes se l'étaient laissé [)reii(lre au lieu de le céder avantageusement, et plusieurs se (lé])attent encore contre les conséquences de cette fausse ma- nœuvre (1). (1) V. sur teUc (jueslion le chapitre sur les Irusls dans les Services publics do mon l'kVOH TION 1)1 SIM lALIS.Mi;. '.>'•> Ainsi roxjx'rieuco ilrmnntrr (|ii(' ces services publics ne peu- vent [);is échapper au nionopolc. C'est que seules les munici- palités en sont chargées. Ce sont essentiellement des allaires municipales. Il l'aul donc ou bien que les villes les prennent en mains elles-URMues. ou bien ([u'elles les contient à une compagnie qui se substitue à elles. Le second parti — celui auquel nous nous sommes arrêtés jusqu'ici en France — est sou- vent le [)lus sage, mais le premier est le meilleur ([uand les villes ont des administrateurs à la hauteur de cette ti\clie. Toute la ({uestion est là. « Tout, eu dernière analyse, se ramène à la capacité des individus, dit excellemment M. bourdeau, et ce ne s^nt point les théories professées qui déterminent ces capacités. » De même, il est impossible d'établir en princi[)e (pi'un pro- priétaire foncier doit affermer ses terres ou les cultiver en régie directe. Pour beaucoup de propriétaires igrnorants de la cul- ture, ou occupés par d'autres travaux, le fermage est un moyen couHuode. Pour ceux (jui sont aptes par leur préparation, leurs goûts et leur genre de vie à conduire eux-mêmes l'exploitation de leurs terres, la régie directe est un procédé préférable. Kt je ne vois pas très ])ien comment le propriétaire ([ui renvoie son fermier pour prendre sa culture en main est plus socialiste que la municipalité ({ui veut fabriquer elle-même son gaz ou administrer ses tranuvays. Il peut être imprudent, c'est certain, mais socialiste, non. En Angleterre, le soi-disant socialisme municipal a réussi dans beaucoup de cas : Birmingham, Glasgow, Liverpool, Leeds, Bradford, témoignent à des degrés divers que certaines municipalités anglaises sont aptes à conduire en régie la plu- part de leure services municipaux. Les Fabiens triomphent de ces succès et les inscrivent à l'actif du socialisme. C'est leur rôle, et cela répond d'ailleurs à leur con^'iction sincère. Mais à la faveur de ces succès, rendus d'autant plus retentissants par les critiques de parti pris auxquelles ils donnaient lieu, ouvrage : Les Industries monopolisées aux États-Unis. V. aussi Municipal Mono- polies d'Edward W. Bemis et la chronique municipale dans les Annals ofthe Ameri- can Academy. 100 LA SCIENCE SOCIALE, ropinioii sest accréditée que le socialisme tenait la solution des problèmes municipaux, et la formule de socialisme muni- cipal a couvert de son pavillon des mesures de tous genres. Je me souviens, par exemple, davoir entendu en Allemagne, à une réunion de YArbeitencohl^ société catholique pour l'étude des questions ouvrières, des gens bien intentionnés louer avec chaleur les quelques villes allemandes qui ont entrepris de construire des maisons ouvrières au compte de la nmnicipalité. On ne mancpiait pas décarter les objections possibles en leur opposant léclatant triomphe du socialisme municipal anglais. Il est donc non seulement juste, mais encore avantageux aux personnes qui redoutent le socialisme, de faire équitablement la distinction entre les intérêts véritablement Uiunicipaux et les intérêts privés dont les municipalités j)Ourraient être tentées de se charger. Pour les premiers, les villes sont dans leur rôle en les assumant ; elles ne peuvent même pas ne pas les assumer; quant à la question de savoir comment elles les administrertmt. c'est une simple cjuestion d'opportunité. Les seconds, au con- traire, n'appartiennent pas naturellement aux villes. Celles-ci peuvent bien, par mesure d'hygiène, ou par simple désir d'em- bellissement, faire démolir des cjuartiers malsains; elles n'ont pas en général à s'occuper de créer des logements, parce que l'industrie privée y pourvoit. Et quand elles se mêlent d'entrer en concurrence avec 1 industrie privée, quand elles emploient à cela l'argent des contribuables, elles peuvent être légitime- ment taxées de socialisme. A plus forte raison en est-il ainsi quand une municipalité composée de socialistes use du pouvoir <[u'elle détient pour nuire de propos délibéré à certains intérêts privés, sous prétexte d'organiser la lutte des classes; telle cette municipalité lyonnaise qui édictait naguère une taxe spéciale contre les établissements libres d'instruction. Entre ces tristes fantaisies, fruits de l'antagonisme, et les etforts respectables tentés par d'autres pour résitudre plus eflicacement les pro- blèmes dont ils ont la charge, il est indispensable de ne i)as laisser s'établir de confusion. Nous vivons dans une société de plus en plus compliquée, où LlivOLl MON Dl SuCIALI.s.ME. 101 les rapports s(> inultiplicnf, où les iiilôrèts colN'tlifs augniontent en iioiiihic ci en iinporliiiice. Il ne faut [)as cpio la pciii' inin- t(*llit;out(' (lu socialisuic uous poitc à les ué^iiî^cr, j);tr craint*' de voir .grandir le i'ùl<' des pouvoirs pu])lies. Et, d'autre part, il serait lou de («ndier inutilement à ceux-ci de nouvelles tàciies, alors cpu' dans beaucoup de pays ils oui une dillicultc évidente ;\ remplir celles (jui leur iuc()ud)ent. Le soi-disant socialisme municipal anglais, c(dui (|u Ou peut aussi ojjserver en All(Muague, où plusieurs villes tiennent leurs services muni- cipauv eu régie, doivent leur succès, il faut savoir le recon- naiti'e, à la qualité des administrateurs <|u'avec des régimes divers les villes anglaises et les villes allemandes savent se procurer. Des hommes ayant l'habitude liaiits s'isolent franclic- nient, les transports militaires suivissent la même loi que les transports commerciaux : ils se réduisent à la plus simple ex- pression. L'oi\i;anisation miiilaiic pi(Mimmuns, dans les guerres vraiment natio- nales, où de toutes parts on court spontanément à l'ennemi. HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 107 (* On no [)ai*vonait à rôunir de l'orlcs armées, dit Boutaiic, pro- t'cssciu' à l'École des Chartes, que pour combattre les iNoi'- luands. Los rois |)()ur soutonii' \o\\vs querelles privées étaient réduits à quehjucs tjuerrirrs. » [Institutions militaires de la France, p. 113 ot lU.) On comprend ([u'uu noml)re aussi restreint do combattants n'exigeait pas la tenue de rôles militaires; mais, à l'issue do la [)ori(»do (jué nous étudions (dixième et onzième siècles), ([uand les Capétiens commencent à entrevoir le relèvement du pouvoir royal o( <{u"ils font un premier recensement de leurs forces do guerre, voici quebiues curieux exemples de ce qu'ils trouvent : « Le comte de Chanqiagne, à la tin du douzième siècle, avait sous ses ordres 2,030 chovaliors ot il u'envoyait que 1-2 bannerots au roi. \r duc de Bretagne avait IGG chevaliers tenus à l'ost : il n'en amenait au roi ([u'uno quarantaine. Le roi, comme duc de Normandie i^contisquée par Pliilipi)o-Aui;uste on l-iOVi avait 581 chevaliers tenus au service militaire : ses barons en avaient plus do 1.500. Et notez que ces chevaliers, même ceux ([ui étaient tenus à l'ost, ne pouvaient /;ow la plupart être contraints de sortir, qui de la chàtellenie, qui de la province, » (Bou tarie, Institutions militaires de la France, p, 191 et 19-2.) Ne voit-on pas assez le sens du fait que nous constatons? Ne voit-on pas assez cette réduction tenace du service militaire par la féodalité triomphante? Philippe-Auguste, le premier roi qui entreprenne de changer cet état de choses par des moyens que nous dirons dans la suite, fait ce relevé du contingent militaire que lui devaient ses vassaux : « Bretagne, iO chevaliers; Anjou, 35; Flandre, i2; Boulonnais, 7; Ponthieu. 16; Saint-Pol, 8; Artois, 18: Vermandois, 24-; Picardie, 30; Parisis et Orléanais, 89; Touraine, 55. » (Boutaric, p. 192,) S'il n'est ici question que des rois, c'est parce que les docu- ments qui les concernent ont le privilège d'avoir été conservés, grâce au lustre qu'a repris plus tard la royauté ; mais on peut juger par les Capétiens des autres seigneurs féodaux. Car il faut bien entendre que ce n'était pas seulement en leur qua- . lité de rois que les Capétiens se trouvaient réduits à ce petit 108 LA SCIENCE SOCIALE. contingent, c'était même en leur qualité de propriétaires féo- daux. L'opposition que nous constatons au service militaire était uniformément dirigée partons les vassaux contre tous les suze- rains. Ce nombre si restreint de combattants que pouvait aligner pour une expédition un suzerain (juol cpiil fût, nous fait com- prendre un personnage souvent assez ])eu compris, c'est le che- valier. Il est clair qu'un chevalier, un seul chevalier, est, dans de pareilles conditions, un homme qui compte : il est à lui seul une notable partie de la force militaire. Ce qu'on appelle un 05/, une armée, s'estime par le nondjre des chevaliers, comme on esti- merait aujourd'hui par le nombre des régiments. Quelques che- valiers de plus d'un côté que de l'autre peuvent constituer une sérieuse inégalité de chances dans le combat. Ceci étant donné, la valeur personnelle, la force, l'habileté du chevalier sont de très grande importance dans l'aftaire. La survenance de tel che- valier, qui est de taille à tenir tète à trois ou quatre, équivaut à un renfort qui jieut décider de la bataille. Et puisqu'il faut compenser le nombre par la force, puis- qu'une poignée d'hommes de guerre peut se trouver en expé- dition au milieu d'une population hostile nombreuse, puisque chacun d'eux représente une unité de cond)at dont la perte est sensible, il faut tjue le chevalier soit puissannnent mis à cou- vert par une armure défensive et, quehjue part qu'il aille, s'a- brite au dedans d'elle, comme une garnison petite et comptée se garde et tient bon derrière les murs d'un fortin contre un ennemi supérieur en nombre. On saisit bien ici la raison des deux accompagnements insé- parables du régime militaire féodal : l'armure, véritable forte- resse portative du clievalicM', et le cliAteau fort, véritable armure fixe de son habitation. Derrière l'une on l'auti-o de ces défenses, un homme vaut (luehjnc chose; sans elles, il serait « rossé », au dehors et à domicile, par le premier attroupement venu. Il n'y a donc i)as à s'étonner de cette poussée fameuse de forteresses, ou plutôt dliabitations fortifiées, sur le sol féodal : le chAteau fort est l'armement nécessaire de cha(|ue soldat dans . HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULA.RISTE. lO'J ce l'égiiiK' Hiilitairo réduit ; co nost (Mi rioii uno prciivo d'anar- cliie : pas plus ipiil n'y a à st-riiriNciller de ces vrtcincnts dou- blés de chaînons de ler, de ces pesantes « cottes et chausses de inailles », dans les(|uelles entrait le chevalier et (pii »|u;il. oii noblf^ paire ([u'il in- reçoit [)as sa leiiure à raison du servicr luilitairc. Si on lui a|)[)li(iuo quel- quelois le nom de vassal, c'est iniprojn'ciiieiit et en considéra- tion seulement de sa condition d'homme libre. Son nom clas- sique au moyen Age est celui soumettre à une amende seulement pour ce méfait cai)ital. (V. Boutaric, p. LH.) He même, pour s'alfrancliir progressivement «lu service agric«)le, de la corvée, le serf s'est ajipuyé sur son «lomaine. sur ce « .setth'ment ». sur ce « home », sur ««'tte teiuuv servile, «lù il était maitre d»- lui, où il travaillait à son profit : là, il s'««st enrichi en perfectionnant sa culture à réc«)le du grand propriétaiie chez qui il allait faire son service <1«' corvéable, cl il est arrivé à pnyrr son seigneur p(Kir la lerie «pi'il f«Miaif de lui au li«Mi de le servir. C'est ainsi (pi'il «'st devenu teuanciei" roliiri«M'. honim«> de pooste, rcnsifairr, c'cst-à-(lir«' j»ayant nue rlées — ipiOn appelle à tort cependant a\(»ns xu réman(i[)ation des serfs, la xie reli- gieuse puissante : ajoutons-v l.i laniine nationale et larelutec- turc romane. lllSTOlKi: I)i: LA FORMATION PARTIGULAHISTE. 117 Motloiis-y suitiml 1 liai'iiioiiic des classes : ^ A [)cU'l cjuclquos faits isolés, dit Léo[)ol(l Dolislc, nous avons vainomont cherclié les traces decet antagonisme ([ui, suivant des auteurs uKjdernes, réi^nait entre les classes de la société au moyen âge. De bonne heure les paysans sont rendus à la liberté. Les oblig-ations tant réelles que personnelles sont nettement définies par les chartes et coutumes. L(^ paysan les accjuitte sans répugnance: il sait (jn elles sont le prix de la terre qui nourrit sa famille; il sait aussi (pi'il peut conq)ter sur l'aide et la [)rotection de son sei- g-neur. » [Condition df la clause agricole en Normandie au moyen âge. Préface.! Le résultat, la manifestation de cette harmonie sociale est la triomphante expansion de la race, (pii se produit à l'issue du onzième siècle. Au dixième déjà, quand trois invasions formidables avaient menacé le territoire conquis par la famille particulariste. elles avaient été victorieusement contenues et arrêtées : ce sont celles des Normands au Nord, des Sarrasins au Midi, des Hon- grois à l'Est, (|ui vinrent jusqu'en Lorraine. La race particula- riste ne perdit « pas un pouce » de terrain. Est-ce là la preuve d'une anarchie, d'une décadence, d'un désordre social, d'une désoreanisation, d'une mésintelligence des classes, d'un décou- ragement, d'une débandade g-énérale. dune impuissance mal- heureuse, tous caractères qu'on est convenu d'attribuer au dixième siècle? Il faut dire que, par une contradiction à laquelle ont obligé pourtant les faits flagrants, il est communément avoué que i la féodalité a alors sauvé l'Europe ». A l'issue du onzième siècle, se produit une véritable épopée cpii, à huit siècles de distance, enflamme encore nos imagina- tions. Suivons-la dans son rayonnement autour de son point de départ cpii est la France. Au Nord, c'est l'Angleterre conquise par les Normands, ces Scandinaves de second arrivage, incor- porés à leurs aines et devanciers, les Francs, et devenus le type le plus systématique de la féodalité (1066). Au Midi, c'est le Portugal conquis sur les Sarrasins par un prince français, Henri de Bourg-ogne , l'arrière-petit-fils de Robert le Pieux, roi T. XXXII. 9 118 LA SCIENCE SOCIALE. limites de l'empire d<' Charlemagne sont dépassées. Mais lentreprisc la plus hardie, et j'ajoute la plus téméraire, dans la(pielle se soit manifestée la génération issue du onzième siècle, c'est cette croisade, fa- meuse entre toutes, des (iodefroy n a (pndque révélation de ce qu'ils étaient dans leurs domaines et de <'e qu'étaient leuis gens, de la vitalité exubérante qui s'était d/'\('l<»ppée là dedans. Les autres croisailcs sont restées foit ;iii-dessous de celle-là par la har- diesse, d'abord parce que la voie leur était alors connue, en- suite parce ([n'(dles se sont faites en grande partie par mer. Ces entreprises, véritablement e[)i([ues, étaient toutes des entre[)rises de vur les croisades. C'est ce «jui nous e\pli(|ue comment ces expéditions ont pu coexister avec le régime niililaire concentré au domaine, ainsi que nous lavons \u. Le urs (pu l(jues compagnons en Italie et en Sicile : c'est ce cpiOn voit dans la plu[)art des hauts faits de la croisade. Vn second moyen est le désir personnel de se créer un domaine, ou de se risquer de sa personne aux choses aux((uelles on s'intéresse librement : c'est ce qu'on voit dans la conquête de l'Angieterre, ou dans le mouvement populaire des croisades. Vn troisième moyen est la réputation répandue au loin du régime féodal et le désir d'imitation qu'il provoque : c'est ce (pi'on \o'\\ dans 1 "assiniilation de la lloni^rie à l'Europe fran({ue. J'ajoute, pour terminer, que les moins heureux, et j'allais dire les plus militants, de ces faits d'expansion ne se !jont pro- duits qu'à la lin du onzième siècle. C est (|ue (|U(dque chose de nouveau vint modifier alors le régime féodal : nous le verrons plus tard, en son lieu. {La suite ni( jirochain numéro.) Henri dk Toiuville. LE RÈGNE DE L'ANARCHIE DANS LES HI-LATIONS ENTRE EMPLOYEURS ET EMPLOYÉS LES GRÈVES DKLRia'F (1) (suite Apiôs avoir rccfdimi comino un type carattéiistiquo do grèvo Irançaise. dans un Ijou milieu industriol, le niouvenient yrévisto ({ui s'est (h'cla lé à Klbeuf <'ii novoniluc 1!>0(). <•!. ;i[»W's .ivoir constaté lextraordinain- inipci IVcfion do ses résultats Aussi h'on du côté dos patrons (pio du côté dos «tuvriors. n<»us avons rolevé les causes do ce déploiaiile /lat Ai' choses. Déjà nous on avons énuinéré cin([, <|ui se lient les unes ;iux autres et s'expliipiont toutes à partir do la j)roniièi'e. .le les iapp(dlo ici : 1" l/incapacifé où >out eueore les ou\ rieis de lonnei' enli-e eux dos ijrouponients s(didoniont constitués pour la délenso do leuis intérêts coninnins ; 2" l/iu( ap.icite des j)afi'ons à sonteudre dr leurc«Mé pour une action connnune ; .T I.o défaut, parmi les ouvi-iers. de loute ori:anisation »pii les renseii:no dune mauièi-e séiiouso et en temps utile sni- 1 étal du marché in patrons; V La de(daration soudaine des crèves en vue d ohicnir par surprise ce (pi'on n est pas on mesure d^ réulor par une discus- sion ( ttmpétonto do la situation dos allaii'os; .V I. emploi de toutt^s soi'tos de uio\('ns d'excitation 01. — Sciince »oiiale, I. .\\\l, |>. Ml. Li: HÈCiNE l»E I.ANARCIIIE. 121 1)U( (le ua,i:iuM' bi'iisquoinont à la ,i:rrvo ladhésioii (111110 masse ouvrière sans cohésion hal>ituellc. Nous allons compléter cette énumération : G" L'absence de cohésion sérieuse entre les ouvriers o\pli([ue encore un trait |)r('S([ue comicjue des grèves elbeuviennes. .le veux ])arler de la crainte des grévistes les plus intelligents de voir leurs camarades se rendre isolément dans le bureau du patron et, en sens inverse, le désir du patron d'avoir un entretien indi- riduel avec chacun de ses ouvriers en grève ou tout au moins une entrevue collective à laquelle ne prendraient part que les ouvriers de son établissement. L'employeur appelait ainsi de tous ses vœux ce (|ue les plus habiles grévistes redoutaient anxieuseuKMit. et c'était à qui redoublerait d'ingéniosité pour déjouer les stratagèmes de ladvei^aire. Lorsque la grève avait été déclarée sans le concours du secrétaire d'un des trois syndidats (les presseurs-décatisseurs . les foulonniers et les teinturiers furent les seuls à faire signer leur lettre ultimatum par un se- crétaire de syndicat), le premier soin des grévistes était, nous l'avons vu. de se rendre à la Bourse du Travail et de demander l'appui et l'intervention des plus vieux routiers du mouvement syndical et gréviste : ils sentaient bien que. livrés à leur propre inexpérience, ils se laisseraient, comme nous le disait l'un deux, « trop facilement embobiner par le patron » . et leurs chefs savaient bien qu'il fallait avant tout persuader aux grévistes que, hors le cas de satisfaction complète, ils ne devaient pas reprendre le travail avant que tous les ouvriers des établissements similaires n'eussent obtenu et accepté les mêmes conditions. On rendait plus probable l'observation de cette règle élémentaire en char- geant des négociations ou du moins en y faisant intervenir un membre de la chambre syndicale ou de la Bourse du Travail. Toute cette doctrine stratégique est absolument juste; si les mi- lieux ouvriers français n'étaient encore si insuffisamment formés, elle leur paraîtrait même faire partie des principes les plus élé- mentaires et les plus essentiels de la tacticjue des grèves, et on 1-22 LA SCIENCE SOCIALE. ne |)(;uf (|iréproiivci' une synipatique coiniiiiséiatioii pour ces infoitimrs qui ont le sens, vague sans doute, mais réel néan- moins, dune solidarisation nécessaire qu'ils sont impuissants à établir entre eux : à leur tour ils peuvent répétn- la maxime célè- bre : «' Video meliorn proboque, détériora scquor. Au surplus le mouvement gréviste clbciivien fournit maintes preuvesde l'exae- titude de cette doctrine : les teinturiers n'auraient certainement pas échoué, si M. P... n'était parvenu, grâce à un entretien jjarti- culier avec ses propres ouvriers, à rompre le faisceau des gré- vistes, et, d'autre part, une des causes du succès intégral des stéariniers de M. I*. est précisément l'iiabilcté avec laquelb^ ils ont su em[)éc]ier leur [>afron d'avoir une entrevue {)ersonnelle avec chacun des grévistes successivement et se sont assuré le concours d'un déléi:ué de la Hourse du Travail. Il est donc dil'lir avec bienveillance les protesta- tions des patrons (jui. en jyrésence de cette volonté très nette des grévistes les mieiix formés de l'aii'C reconnaître leur i;r<>iipe- nieiit syndical <'t d*^ ne traifei" (jue j)ar l'intermédiair»' «lu secré- taire de ce groupement, s'écrient que « leur j)r()pre liberté est atteinte.., », (|tie «. c'est une violence inouïe et intolérable (jue leur i'even. Kn ^él•i^«■^ de pareilles reu\ de par le moud»', <|IM di'coreni des iirauds mois alious les jtlus mesipiiues (l'iub'i'èt personnel. Ouand les patrons jirotestent ronire 1 nrL.niisaliou syndicale, poussi's j)ar le dé'sir naturel «le LK ni.GSE m: l'anarchie. 123 cU'lVntlro ce qu'ils croicnl ôlio Iciu' iutc'i'ét et sacbant très bien que la présence des délégués de la Bourse du Travail ou des se- crétaires de syndicats les amène à des concessions plus grandes que celles qu'ils consentiraient s'ils étaient seuls avec leurs ou- vriers (1), ils sont en sonnue victimes d'une grave méprise et ils ne réussissent (ju'à accroître le caractère agressif et révolution- naire des groupements duvriers. Ceux-ci, dérivant inéluctalde- mentdu régime de la grande industrie, s'organiseront en dépit de toutes les résistances. La méprise des patrons est facile à o\- j)liquer. et plût au ciel que, sur bien d'autres matières (pie celles de l'organisation du travail, les yeux de tant d'honnêtes gens ne demeurassent pas fermés à la lumière de la vérité! Mais, de grAce, que l'on ne nous dise pas que la liberté d'un patron est violée parce ([ue ses ouvriers en grève veulent avant toute chose faire reconnaître leur syndicat et attachent avec raison « plus d'importance à cette reconnaissance qu'à la question même du taux des salaires ». A clnupie instant, dans les relations d'afi'ai- res. ne voit-on pas un homme qui se sait insuffisamment compé- tent pour défendre ses intérêts contre l'autre partie, se faire as- sister duu liomme plus compétent? Et cjue peut-on critiquer lorsque des duvriers, accomplissant cette premièi-e évolution vers la capacité qui consiste à prendre conscience de son insuf- fisance, demandent l'assistance de leurs camarades plus avisés et plus capables de maintenir la cohésion? Tout cela n'a rien que de très légitime, et l'on pourrait rétorquer aux patrons que si les négociations avec leurs ouvriers doivent être parfaitement loyales, s'ils reconnaissent cjue la délicatesse leur interdit de profiter des avantages que leur (1) Lidéal du i)ation serait souvent d'avoir un entretien particulier avec cliacun de ses ouvriers grévistes, isolément. On conçoit ce désir de l'employeur, mais on doit aussi admettre le désir contraire des employés. Peut-on remarquer en passant que ceux-ci ne font d ailleurs qu'imiter une tactique déjà recommandée en 1804 par des hommes qui certes n'étaient pas des ennemis de l'ordre social, parles rédacteurs du Code civil? L'article 1396 de ce Code dispose, en efifet. qu'un contrat de mariage ne peut être moJifié avant le mariage qu'avec la présence et le consentement 5/»iH//«/ie de toutes les personnes qui y ont été parties, et tous les commentateurs, à propos du mot s imitlt an é. expliquent que la législateur a très finement discerné.... ce que l'on reproche tant aux ouvriers d'avoir discerné à leur tour. Étrange logique! J2i LA SCIENCE SOCIALE. ascendant naturel sui- l'esprit de leurs employés, leur plus g-rande haliitude de la parole, leur plus tirande souplesse d'iu- telliiience leur assurent, ils nont aucune raison de protester contre la présence du représentant léjral des adversaires ou niôine diin simple conseiller plus perspicace. Qui de nous, encore une fois, ayant à traiter une affaire iniport.inte. ne serait fAclieusement impressionné de voir l'antre partie protester contre la présence d'un homme de l'art? Kt combien cette impression serait pins f.Ulieuse encore, si cette protestation était loj'mulée au nom de la liberté! Sans doute, le ,e-roupement des hommes suscite, par le seul lait qu'il existe, des complexités spéciales. Des philosophes ont étudié récemment la mentalité des foules et examiné les phé- nomènes psycholo,ui([U<'s (|ui se (lév(doj)pent en elles. .Mais 1<> groupement est aussi une loi inéluctable de la défense de tous les yrands intéi-êts contem[)orains; et, à une épucpie où «les associations les plus diverses se fondent ([uotidiennement. où les pécheurs à la liiiue et les touristes trouvent a^ec raison (pie leui-s intérêts ne peuvent être utilement défendus <|ne par l'union, a-t-on le droit de soutenir (pie des travailhnirs manuels ne deM'aient pas s'associer pour défendre hnir salaire, cVst-à-dire, — on l'oublie trop souvent, — le pain même de leurs femmes et de leurs enfants? Lorscju On d oi-dinaiic de renouveler ses objecti(»ns, mais, «'haniicanl de ladicpie, il l'oiinule la réponse suivante : « .ladmets lonl ce (jne \oiis \enez de dire, mais à une coiidilion, c'est (pu* les inlermediaires avec lesqu(ds les ouvriers nous demandcionl d(> Iraitei" apj>artiennent au moins j\ la pi'ofcssion ; or. le pins soummiI, on nous impose comme négociateur un mai-chand de \\\\, un débitant, je ne sais quel politicien de t'anboiir:: on Ac Paris, qui se constitue aisément une ])opnlaiilc en se faisant le dt^'ensenr dantant jdns .irdent des inlf-rcts des oinriers lii:('s »le fermer nos usines, ou si ses malheureux camai;i(les crèvent (le misère. Si l'on ne nous demandait de traiter ([u'avee des ouvriers de la même profession et de la circonsci'ipfion, nous n'élèverions jdus nncnnc protestation. » Cette répli(|ue nous ;imèn(> à étudier l'intéressante (jucstion de l'intervention des étrangers dans le mouvement gréviste et syndical fran(;ais, et celle du boycottage, qui est intimement liée à la première. Il est très certain qu'à la suite des grèves d'Elbeuf les patrons de cette circonscription ne se sont pas fait faute de boycotter sévèrement certains ouvriers ([ui avaient pris une pai( spécia- lement active an mouvement gréviste. Plusieurs ouvriers apprèteurs et teinturiers ont dû quitter la ville, n'ayant plus aucun moven d'v trouver un emploi (li. Sans la sasesse éclairée du plus grand fabricant de la place d'Elbeuf, la maison Fraenkel Blin, il y a longtemps que Dubos, qui a été avec son ami Fauconnier le grand directeur du mouvement gréviste de novembre 1900, aurait été réduit à la misère et n'aurait eu que la ressource de l'émigration dans une autre ville, où peut- être — comme cela s'est vu plusieurs fois — la vindicte patro- nale le poursuivrait dans son exode et le signalerait à cause de son rôle à la méfiance des employeurs. Il suffit de prononcer devant un patron elbeuvien le nom de Dubos pour discerner aussitôt la nature des sentiments qu'il entretient à son égard. Un des employeurs les plus bienveillants de la ville, excellent homme en tous points, nous disait avec sérénité, « qu'il ne comprenait pas comment MM. Fra>nkel Blin faisaient tra- vailler lïnbos : il fallait sans doute qu'ils en eussent peur! » (1) Un ouvrier elbeuvien nous disait à ce propos : « Vous ne sauriez, croire connbien le boycottage est devenu simple et facile depuis l'invention du téléphone : les patrons conviennent entre eux de ne jamais embaucher un ouvrier renvoyé d'une autre usine sans se demander les uns aux autres la cause du renvoi. Un ouvrier se présente : on lui demande de quel atelier il sort et, instantanément, on est renseigné sur ses antécédents par un coup de téléphone. Ainsi le malheureux peut aller frapper à la porte de tous les employeurs, le téléphone le suit partout. » 121» LA SCIKNCE SOCIALE. l(l(''(' dont iioii> l'cioiis sullisaiite justice en (li>aiit que, ilcux heures ajucs, uous avions le plaisir do causci- louiiuemenf avec Duhos (jui témoignait incidoniment ■■ (ju il n'y avait à Elbeuf (fu'un*' soûle maison <[ui traitAt ses ouvriers à peu piès comme (les hommes, c'était la maison Framkel lîlin ». Ces faits, auxquels il serait facile den joinrhe beaucouj» d'nuti'os. aftestont l'horreur profond*' que les enqdoveurs rc-s- s<'ntent des syndicats. S'ils ne vont pas tous, comme M. IVrré (qui d'ailleurs a essuyé uiir (h'faite complète), jus(|u'à défendi'e à leurs ouvriers d'enti'er dans un syn(Ucaf. ils manifestent du moins une hostilité ardente contre ceux uvriers tisseurs de la région. Le fait du hoycottag-e d'un ou de plusieurs ouvriers par un syndicat d employeurs est donc incontestahle et (]Uoi(pie. à plusicuis reprises, ceux-ci l'aieid nié, il est impos- sible de n<' j)as le lenii- pour constaid. Incontestablement, si l'on s"en tieid an résultat immédiat et si I ou oiiicl de porter son regard vers l'avenir, le boycottage par les employeurs apparaît connue un moyen doue de (pn'l([ue eilicacite. lue masse d'ouvriers désorganisi'e est plus exposée encore à icster dans IV^tat de puhérisation (pii fait sa faiblesse, si Ton lrap|)e inij)ito\ ablenuMd tout oun rier (pii s'elfoir»' de rorganiseï- et de la discipliner. .Mais. d"aulr(> j)arl. n'est-il pas vrai (pie les enq)loyeurs cpii s(^ servent de cette arme encourent une gi'ave responsabilité et qn'mi patron homiéle, clairvovanl et sagaci', ne songerait jamais à en faire usaii'e? Kn Nf-rité. les (d)j«M'tions se dress«Md en foule, et elles sont fout(>s p('i'ein|tloires 1 LE HÈr.NE [»i: l'wahc.iiie. 127 D'abord, on pcul se (IciiiaïKlei" si, au poiiil de \\\o moral, co moyeu écliap[)(' à tout r('[)rocli(\ Sans don le, il cs( d'iisai;*', dans certains niili- (jui s'exposent bénévolement aux suspicions de leurs camarades et à la vindicte tenace des enqiloyeurs. Le boycottage a donc toute chance d'atteindre des honuues qui ne méritent d'auciuie manière la peine qui les frappe et dont le plus grand tort a été probablement d'avoir l'a me plus généreuse et l'intel- ligence plus éveillée que leurs camarades. Voici d'ailleurs une autre face du même problème moral. Quand on frappe d'ostracisme un ouvrier, ne spécule-t-on pas sur la misère ou sur la lâcheté de ses camarades? N'escompte- t-on pas leur impuissance ou leur infidélité à soutenir un frère frappé seul pour la cause de tous? Car, enfin, si Ton veut juger les choses avec impartialité, aucun doute n'est pos- sible : un ouvrier qui n'est pas absolument dénué de ressources a le devoir absolu de ne pas reprendre le travail tant qu'un seul (1) Voici à ce propos un document récent. H y a quelques semaines, faisant une enquête dans un centre industriel, nous avions eu le plaisir d'interroger plusieurs employeurs : suivant l'usage, on nous fit un portrait peu flatteur d'un des principaux chefs des groupements ouvriers. Après avoir eu un très intéressant entretien avec ce leader, nous rapportâmes à nos précédents interlocuteurs quelques-uns des propos très justes et très imprégnés de vie réelle que ce leader nous avait tenus. « Ce n'est pas étonnant, s'écria l'un des employeurs, vous ave^ eu précisément la chance de tomber sur le seul homme intelligent et sérieux parmi tous ceux qui dirigent le mouvement ouvrier dans cette ville; mais si vous rencontriez les autres, vous en verriez et vous en entendriez de belles! » 128 LA SCIENCE SOCIALE. (le ses camarades, (jui n'a coimnis aucune faute spéciale, est ronvoyô jmur faits do i:rôve, et, à mosure ({ue les ouvriers [)r<'iiin'iit pins conscience d<' lour solidarit»'. ils ne manquent jamais de remplii" ce devoir élémentaire (\ur riioimcni- impose et dont Tobservation est facile à ceux qui ont (pndque clair- voyance. On incite donc à la lâcheté des hommes dont on devrait faire l'éducation mor;ile et économilit débit de boissons, où il pourra fair<' la proj)a- gande que l'on de\ine [taiini ses camarades heureux et juste- ment fiers de \oir, nattestent-ils pasipi il fût prol)ablement devenu un agent précieux d'éducation ^ociale et un pi'opagateur d'idées plus modérées? Il n'y a pas tpi'en j)«»lili(pu' radical, et le meilleur moyen d'assauir les ardents est encore de niellre sur leurs ("panles la responsabilité du pouvoir cl de la direcliou. I.orsqu un ouvi'ier de\ient secrétaire d'un syndical, il ne tarde pas à constater (jue les phénouiènes ('•cou(»nii(pies sont sini^ulièrenu'uf jdus complexes «pi'il ne l'avait sup|)ose et (pu* " le mau\ ai^ \ oulnir des pjitrons » n'est point la scMde dilliculle à vaincre. Kniin et sui'fout, n'est-il pas manifeste (pieu inlerdisaul à leurs ouviiers l'entrée dans les svndicats et en i)ovcoltanf les LE IIKCNR DE l'aNAIU.IIIE. {^IW leailcrs, les (MU[)l()yeiirs rcjottcnt délibérément leurs employés vers l'action révolutionnaire et les poussent dans les hras des cal)areticrs et des [)()liticiens? A (juelle inconsé(|uence n'abou- tissent pas les [)atroDS ([ui défendent à leurs ouvriers d'être secrétaires de syudicats et qui en mèuie temps se plaignent de l'intervention d'individus étrangers à la profession! Quaud donc les patrons s'aperccvront-ils qu'ils jouent là une comédie indi- gne de leur loyauté et ({ue doit répudier un bon citoyen? Il est trop clair ([ue ce qu'ils veulent, c'est « pas de syndicat du tout », et eu réalité, c'est l)ien à cette prétention dernière «{u'aboutit toute leur politiijue : mais alors pourquoi ne la pas déclarer nettement? Peut-être u'ose-t-on pas avouer ostensiblement sou liostilité contre une institution qui doit sans doute gèuer cer- taines pratiques routiuières, mais dont tant de faits économiques convergents démontrent la nécessité. Les enq^loyeurs fran(;ais devi'aient se demander, nirmc en se plaçant à leur point de vue, s'ils ne recueillent pas plus d'inconvénients <[ue d'avan- tages de cette ténacité à molester les ouvriers qui veulent faire usage d'un di'oit primordial, cjue la loi de 188V n'a pas conféré, mais simplement reconnu, et encore Jjieu tardive- ment. Aussi l'auteur de ces lieues est-il heureux de saluer ici comme de bons citoyens iMM. Fra'ukel Blin qui, non par peur, mais par loyauté, ont assuré à Dubos un travail régulier. Us ont fait plus : au mois de novembre 1900, ils ont eu la grande sagesse de l'informer cju'ils savaient que sa doul)le c{ualité de secrétaire du plus important syndicat de l'industrie lainière et de délégué de la Bourse du Travail ne lui permettait pas de venir à la fabrique pour le moment, mais qu'ils lui accordaient un congé à durée illimitée, en l'assurant qu'il retrouverait sa place le jour où il pourrait la reprendre. Si les employeurs sui- vaient cet exemple, on serait étonné de constater nu total changement dans les relations entre patrons et ouvriers, on aurait beaucoup moins l'occasion de se plaindre de l'intervention des policitiens et des cabaretiers et, le cas échéant, on pourrait le faire sans inconséquence et sans légèreté. i;{() LA SCIENCE SOCIALE. 7" Nous (lovons relever une dernière conséquence, non la moins grosse, du double défaut de cohésion entre les eni- ploveui's, dune part, elles employés, d'autre part; voici cette conséquence : Le contrat qui termine la grève est précaire et sans valeur «llective; suivant les hommes el les circonstances, il sera observé ou violé; sans doute, la naturelle honnêteté «le ces braves gens ({ue sont, en très grande majorité, les patrons et les ouvriers elbcuviens, lui domie des chances d'être respecté, mais la malice, l'àprelé au gain de (|U(d(iues patrons, fût-ce mihne d'un seul, la dissatisCaction de <[uel(]ues (m\rÏQVii, ftissrnt- ils ])('U nomhreur , enfin la pression plus forte de la concurrence sur un [)<>int donné suffiront à compromettre l'observation d un accord (pii intéi-esse plus de douze mille })ei'sonnes. Et (pii d(tnr peut sans témérité affirmer ({u aucune de ces causes de ru[)lnre n'interviendra? N'est-il pas, au contraire, évident cpie l'une d'elles, i)robal)lenieiit toutes, l'une après l'autre, se produinmt à très brève échéance? En réalité, on fait reposer sur la j)ointe une [)yramide immense, et on a la naïveté de s'étonner (jue l'équilibre soit instable. (Vest un fait constaté ({ue les grèves françaises renaissent très facilement /ors's- Mines, de Mar- seille et de bien d'autres endroits suffisiMit à attester le fait; et il importe d'ajouter (pie le phénomène, (jui est [)resque constant lors(pie la grève a réussi, no laisse pas que d'être fréipient loi's- (pi'fdle a échoué. Quand il se produit, il (^st d'usage, dans certains ndiieiix. de crier au scandale o\ de dire» : « Voyez comme ces ouvriers respecicnl leni'> eiii;ai:<'ments ! ils s'incpiiètent bien de ce qu'ils ont signél » On ferait nneux de refréner sa propen««ion au scandale el de recourir avec calme à la méthode d'obser- vation : on \l leur persistance à \iohM' les lois sociales le> plus ('lémentaires. Ee contrat n'est pas observé; et certes il ne ICsf pas. parce *j[uela jdnpart du tenq)s il pstimponsiblr (/u' il le soif . D'ordinaire, LE RÈGNE DE l'aNARCIUE. I.'H lors([ue los grévistes ont été vaincus, la dépression résultant de l'aU'aissenient moral qu'entraîne la défaite et de la misère, sou- vent épouvantal)l(\ qui est l'effet du chômage, ne leur permet pas de songer avant un certain temps à reprendre les hostilités. Suivant (pie la (h'faitc a été plus ou moins complète, que h\ chômage, plus ou moins long, a engendré plus ou moins de misère, la paix apparente a chance de durer plus ou moins longtemps (1), et un gros actioimaire des Mines d'Anzin nous disait récemment que « rien ne servait mieux à lixer pour long- temps les relations avec les mineurs qu'une bonne grève pro- longée ». Défait, il remarquait qu'une grève très longue avait sévi à Anzin, il y a plusieurs années, et que, depuis ce moment, l'administration jouissait de la tranquillité (2). Lorsque, au contraire, la grève a été victorieuse, on jjrut avoir la quasi-certitude ([ue, dans un délai très court, le contrat qui l'a terminée sera l'objet d'innombrables violations. Suivant l'état du marché du travail, ce délai sera plus ou moins long, les violations plus ou moins nombreuses, et celles-ci viendront de l'une ou de l'autre des [)arties contractantes; dans cette limite, la variation est possible, mais ce qui est certain, c'est que la vio- lation doit survenir et dans un délai relativement très court. Il n'en peut être autrement, et cela pour les deux raisons inverses de celles qui, depuis trois ans passés, assurent la stabilité du contrat conclu par les mécaniciens anglais : les grèves d'Elbeuf fournissent sur ce point, comme sur tous les autres, un témoi- gnage très précis. D'une part, en effet, comme la victoire n'est pas le résultat d'une lutte méthodique, longuement préparée, savamment con- duite et dans laquelle chaque parti aurait fait un usage judicieux de toutes les ressources dont il peut disposer, il n'y a aucune raison pour que l'un ou l'autre des deux adversaires, le vain- queur ou le vaincu, souvent tous les deux à la fois, considèrent (1) Cette formule n'implique pas du tout que le patron respectera ses engage- ments. (2) Cet actionnaire ne faisait d'ailleurs que nous redire un propos que bien des fois nous avions entendu auparavant, et 11 énonçait une vérité classique parmi les indus- triels qui ont quelque expérience des grèves. [A-l LA SCIENCE SOCIALE. fomnio , le Hasard, soit en la renieiriaiit de la vicfoiie reiintortée. s- nous disaient de leur côté les employés. Les uns et les autres avaient raison. La désoriranisation de chaque armée était telle, «pion sentait bien que de légers incidents, et surtout une cohésion accidentelle plus i;rande de son propre parti ou de celui de ladvei^aire .pouvaient chaniier totalement le résultat. Lue petite erreur de tacliipie a fait échouer les teinturiers sur un terrain exaclemenf >enddable à celui sur lecpnd les presseui's-st vaincu, (pi il eût j>u essuyer une défaite moindre on iiièun^ maintenii- le stafu tenir la signature et refuserait aussi de prendre l'engagement de ne pas formuler, à bref délai, demain peut-être, une exigence nouvelle? Evidemment on ditait que la conduite de cet homme est illogique et injustifiée et ([ue ce contrat est un enfantillage. Or, la plupart des accords qui terminent les grèves françaises victorieuses res- semblent à ce contrat; aucun parti ne donne ni ne reçoit l'assu- rance que les engagements seront loyalement exécutés, et, sui- vant les cas, ce sera l'une ou l'autre qui prendra l'initiative des violations. Lors(jue le marché du travail continue à être favo- rable aux ouvriers et que l'industrie est prospère, les ouvriers ne voient aucune raison pour ne pas recommencer une lutte qui a été si avantageuse à leurs intérêts, et, dans les milieux à effer- vescence facile, comme les mineurs de iMontceau-les-Mines, ils re- commencent en effet. N'allez pas leur dire que l'engagement pris par les chefs du mouvement gréviste les lie personnellement, et ({ue la loyauté et la loi les obligent à observer leurs engage- ments : ils vous répondront qu'on n'avait pas fixé la durée du contrat, que les circonstances ont changé, qu'on aurait pu ob- tenir davantage, que surtout ils n'ont pas été valablement re- présentés et qu'on a traité pour eux sans les avoir véritablement consultés. Dans les groupements instables et chaotiques, les membres peuvent toujours alléguer cette dernière raison. Cette doctrine, conmie on le devine aisément, est fertile en T. îxxir. 10 13 4 LA SCIENCE SOCIALE. conséquences funestes : spécialement, il imiKiilc de remarquer (]U elle nuit aux ouvriers en rendant [Àu> délicate toute conces- sion d'une hausse de salaires. Un patron nous disait : « Vous comprenez (|u'il est toujours très scabreux de faire une conces- sion à des ouvriers fran<;ais; comme <»n n"a en face de soi aucun individu responsaJjle — sinon pécuniairement, ce qui est souvent difticile, du moins moralement, ce (]ui serait à la fois préfé- rable et plus facile — on se demande toujours si les ouvriers ne s'autoriseront pas demain delà concession (pion leur a faite hier pour en demander une nouvelle. On ne sait pas où l'on va. » Lorsqu'un employeur contracte avec le chef d'un syndicat stable, discipliné, nommant réiiulièrement son bureau et l'investissant d'un mandat précis, il sait (]ue les tentatives de violation du Contrat ne se produiront pas et que, le cas échéant, ce leader mettrait sa grande influence au service de récjuitéet parviendrait à assurer le respect alair<' inférieur de cin(| pourcenl ,ni laiif (jui avait été convenu, cl. ;\ Klbeuf. dès le mois de janvier l!M»l. un evcelleni pation nous disait tpiil al- lait piobablement cire oidigéde réduire d'un centime |)ar mille duites le salaire de ses tisseuis. |)arce(]u il a\ait entemlu dire LE HÈGNE HE L'aNARCUIE. 131) qu'un (le ses coiicurroiifs nvaif déjà oircctiié cotte réduction. Si Ion voulait fali'O une eu(|aète dans toutes les villes où nue iiaussc de salaire a été obtenue à la suite d'une grève, en lais- sant seulement écouler un délai de trois à quatre mois, nous sonmies persuadé ([u'il n'y en a aucune dans laquelle on trouve- rait que le tarif convenu fût encore observé. Où est, en effet, le iîToupenicnt compact et discipliné capable de se dresser comme une barrière infranchissal)le en face de ces deu.v forces toujours si actives pour déprimer le taux des salaires : la concurrence des employeurs entre eux et la concurrence des ouvriers sans tra- vail contre leurs camarades? Sous le régime de la pulvérisation, chaque ouvrier, après la lutte, revient à son isolement : per- sonne ne s'inquiète de quelques embauchages à salaire réduit, et ces endjauchages entraînent, en très peu de temps, la ré- duction du salaire de tous. Les malheureux n'ont pas été ca- pables d'empêcher le boycottage de leurs camarades 1-es plus ai'dents, comment pourraient-ils s'opposer à l'embauchage d'un nouveau venu qui se réclame de sa liberté pour vendre son tra- vail au prix qui lui plaît? Kt pourtant quel contrat eut jamais plus grand besoin d'une sanction vigoureuse et énergique î Les ouvriers français sem- blent souvent oublier que le contrat de travail ne lie les deux parties que pour huit jours ou quinze jours au plus, et qu'à l'expiration de chaque huitaine et de chaque quinzaine un nou- veau contrat est conclu; par suite, l'employeur peut toujours ne pas renouveler le contrat ou ne le renouveler qu'à des condi- tions plus onéreuses pour l'employé. La convention qui met fin à une grève n'a de valeur, comme toutes les autres conven- tions, qu'entre les parties contractantes : elle signifie seulement que, pendant un certain temps — dont, soit dit en passant, on a la légèreté de ne jamais fixer la durée — l'employeur s'en- gage à payer aux ouvriers actuellement en grève, s'il les emploie, un salaire de... pour un travail de... Mais qui ne voit que cette clause est enfantine et de nul effet, si elle n'est suivie de cette autre : « Et ledit employeur s'engage à ne pas embaucher d'autres ouvriers à un moindre tarif, toutes les fois que cet 136 LA SCIENCE SOCIALE. cinljaucliai;*' [)i('juclicierait aux parties actuellciiiciit contrac- tantes. » Or, cette clause, les grévistes français sont absolument incapables de l'imposer aux patrons et surtout den assurer le respect, et nous croyons ne rien exagérer en disant que, moins de trois mois après la plupart des grèves franraises victo- rieuses, les grévistes eux-mèmos collaborent, liumiliation su- prême, à la violation du taiif pour lobtriitioii duquel ils se sont soumis à la dure éprcuxe du cliùiuage. Kt. en olfot, ils ne sont pas organisés pour em})éclier l'embauchage à prix réduit d'autres ouvriers : dès lors, sous peine de mourir de faim, ils n'ont (pi'un parti à prendre, c'est de vendre aussi leur travail à j)rix réduit (1). Encore une fois, il faut être singulièrement téméraire ou ou- blieux des lois sociales qui régissent les prix et le taux des salaires, pour se mettre en grève, loi'scpi'ou n'est pas sûr de maintenir, au lendemain de la grève, une forte cohésion entre la majorité des ouvriers les plus caj)abh's de la même j)rofes- sioii : autrement, la suspension concertée de travail ne produit <|U une amélioration de très courte durée dans la condition des travailleurs manuels, et cette amélioration durerait moins encore si les employeurs n'étaient pas, de leur côté, aussi pro- fondément désorganisés. Après la lutte comme pendant la lutte, chaque parti est surtout servi ]»ar l'organisation défectueuse îles forces de son advei'saire. Et voilà comment, s'il est absolument inexact de prétendre (lue les svndicats eniicndrcnt les i^rèves. il est du moins vrai (I) Ils poiirriiienl encoro so mettre de mniveau en grève et donneraient ainsi une preuve de leur ineilleuie foruialioii sociale. Lorsque les ouvriers ont, à la suit»- d'une première grève, obtenu une hausse de salaires, par exemple i franes par jour au lieu de 3 fr. 50, il est évident qu'ils donnent une preuve de leur totale désorganisation en laissant emhaurlier. A f»">té d'eux, dans les marnes rhantiers. d autres ouvriers au prix de ;< fr. .M». On voit donc que la reprise d'une >;rève n atteste pas toujours, bien au contraire, l'indisripline dos ouvriers : il faut, avant de se prononcer, étudier avec soin l'origine véritable du second conllit et, pour ne prendre qu'un exemple, nous cro>ons, sans pouvoir rien certilier, que la seconde grève récente de .Marseille devrait être rangée parmi celles que vise celle note, el qu'elle avait pour but de résister à maintes violations indirectes de i' rafliclie rouge " provenant dû fait dos patrons. LE RÈGNE KE LANARCIIIE. 137 que les grèves lucncnt aux syndicats. Ou le voit bien à'KlIjeuf où. avant le mouvement iiréviste, les trois svndicats de Tindus- trie lainière n'avaient quun nombre de membres dérisoire et aucun fonds de prévoyance ; maintenant ces trois syndicats ont plus que triplé leur elïectif, les cotisations rentrent régulièrement et un pouvoir est régulièrement constitué; de plus, huit autres syndicats se sont constitués pour les travailleurs manuels des autres professions. Nous avons déjà dit qu'il ne faut pas se faire illusion sur la portée réelle de ce beau mouvement, mais du moins ({uel(|ues centaines d'ouvriers commencent à discerner que la grève doit conduire nécessairement au syndicat fortement organisé et discipliné, et il suffît de causer cinq minutes avec les stéariniers de M. Perré pour se rendre compte qu'ils ont vu nettement ([u'une forte cohésion peut seule maintenir les positions qu'une forte cohésion a seule pu conquérir : en vérité, c'est le commencement d'un inappréciable progrès. Nous revenons ainsi par un chemin nouveau à une vérité qui s'insinue en ([uelque sorte à travers toutes les lignes de ces pages et qui revient sans cesse sous notre plume, à savoir l'i- néluctable nécessité du syndicat. Une première fois, le syndicat nous est apparu comme un organe indispensal)le dans les milieux industriels qui, en tenq)s de prospérité commerciale, veulent éviter les grèves; plus loin, il nous est apparu comme néces- saire aux ouvriers qui veulent conduire leur grève en tacti- ciens habiles et prudents, non comme des enfants; et voici enfin qu'il nous apparaît comme essentiel pour donner au traité, qui met fîn à la lutte, une valeur et une efficacité sé- rieuses. Ainsi notre conclusion se vérifie et devient plus solide- ment établie; c'est en effet le propre de la vérité d'être le point de rencontre où aboutissent nécessairement toutes les avenues de la pensée. Mais alors, s'il est vrai que nous sommes ici en face d'une grande loi sociale, combien est profonde la désorganisation dont souffre le personnel patronal et ouvrier de l'industrie fran- çaise. Où sont-ils, en France, les syndicats sagement dirigés par des chefs régulièrement élus et de qui l'autorité serait 138 LA SCIENCE SOCIALE. (l'autatit mieux respectée (jue le choix des électeurs aurait été plus libre et plus éclairé? Où sont-ils loti leaders assez instruits et assez désintéressés pour résister aux entraîneineiits irréllé- cliis de leuis commettants et pour ne pas préférer lacticm poli- ticienne, plus décorative, ù la fonction modeste, mais si sou- verainement ulile, de secrétaire de svndicat ? Où sont-ils entin les groupements ouvriers qui sachent accumuler une forte en- caisse pour les jours de chôma.i:e et surtout pour les jours de irrèvc, f^rAce au payement régulier d'une cotisation hebdoma- daire un peu élevée? Au (lire d'hommes bien renseignés, il n existe pas en France de semblalde syndicat et tout au plus peut-on citer une seule association professionnelle <|ui se rapproche du type à réaliser, l'association des typographes, que M, Keufer dirige avec tant de compétenc<' et de sùieté. Sans ieur>« années, brus«juement mis au rancart en lenqis d'elfervescence et remplacés, comme au Creusot et tiMontceau-les-.Mines, [)arun « comité de la grève? «> N'a-t-on pas dit aussi — et la chose parait fort vraisemblable — (pie les d«nix grèves récentes de .Montceau-les-^line^ et «le M.u'seille avaient été spécialement pré- parées et " chaull'ées > jiar l.i fraction antig«»uvernenient;de du parti socialiste, afin de nu'tire le ministère en mauvaise pos- ture ef de l'acculer, le cas échéant. .1 la nécessité de ré[)an. L. U. ('! Il osl hii-n cnlcnilii <|iii' nous nous m li'iions au\ .sliili-;liilla,n<' 0N HnLE SOCIAL. l.j.'J cliisdu Ilaut-Valais, il se trouve que la doniiuation ecclésiastique est jusqu'ici demeurée partagée très nettement. Il en résulte que la plu}3art des cures et bénéfices importants du Bas- Valais .sont pourvus de desservants par cette abbaye et par son frère cadet, le couvent du (irand-Saint-Bernard, tandis que les pa- roisses du Haut-Valais le sont par le clergé séculier. Un tel état des choses tend au maintien d'un esprit public très différent. Bien que soumis au droit juridictionnel de l'é- vêque, les prêtres de Saint-Maurice et du Saint-Bernard entre- tiennent parmi ces populations — dans lesquelles du reste ils se recrutent exclusivement — des tendances pour ainsi dire mona- cales. Ils soutiennent leur congrégation, qui les soutient. D'autre part, l'hostilité qui s'attache en beaucoup d'endroits aux con- grégations religieuses se dessine sourdement, dans le Valais, à l'égard de celles-ci, et des voix s'élèvent pour reprocher aux représentants du clergé régulier de songer plutôt à la prospé- rité de la communauté dont ils font partie qu'à celle de leurs ouailles. Tel homme qui, prêtre séculier, donnerait tout aux pauvres, ne saurait le faire étant prêtre régulier. On conçoit dès lors que, dans le Haut-Valais, le clergé, entière- ment séculier, reste populaire, tandis que, dans Bas-Valais, des signes d'opposition se manifestent. Le prêtre séculier s'associe plus volontiers aux joies privées et aux réjouissances publiques de ses paroissiens: aussi, dans le Haut-Valais, les affaires civiles et religieuses se pénètrent-elles profondément. Les luttes élec- torales mettent en cause des personnes plutôt que des principes; nul candidat n'étant plus hostile à sa cause, le clergé préfère ne pas montrer ses préférences. Il n'en est pas de même dans le Bas-Valais où, comme en France, la lutte existe entre le « cléri- calisme » et r '< anticléricalisme ». Cet état de choses se rat- tache d'ailleurs à des faits historiques. Le séminaire de Sion, patronné par le prince-évêque, s'est dès longtemps confondu avec l'idée de « patrie », alors que tout le temps les couvents de Saint-Maurice et du Saint-Bernard se sont montrés partisans résolus de la domination des ducs de Savoie. Moins lié et moins identifié aux populations, ce clergé régu- lo4 LA SCIENCE SOCIALE. lier est aussi plus sévère pour les fêtes et les usages populaires, par exemple pour les amusements du carnaval. Il prend part à la polémique des livres et des journaux. Eu outre, avec leur per- sonnel domestique et rural, les couvents dis[)osent d'un levier considérable pour les luttes électorales, ce qui mécontente le camp adverse. La distinction entre le ressort du spirituel et celui du tem- porel, difficile en bien des pays, a contre elle, dans le Valais, des traditions historiques. Au moyen âge, l'évêque de Sion était comte et préfet du pays, comme celui de Genève eu Suisse et celui de Meodc en France. Kt les observations déjà faites à ce sujet sur les populations et le petit clergé du Gévaudan et des Causses s'ap[)liquent parfaitement à ce canton : (V C'est dans le clergé, dit M. Demolins, qu'entrent la plupart des individualités qui tendent à s'élever au-dessus de la médiocrité commune. Par voiedeconsé(iuence, les questions religieuses pren- nent l'importance que i)rennent ailleurs les «piestions politiques. Elles deviennent même, en réalité, des questions politiques, lorsque le clergé, grâce à cette puissance sociale, arrive à détenir la puissance gouvernementale. C'est précisément ce qui s'est pro- duit fatalement au moyen Age, parce <|u'il n'y avait pas alors d'autre classe supérieure que le clergé. » Et le même auteur conclut : « De pareilles constatations, qu'il serait facile de multiplier, prouvent que, si le clergé peut désirer parfois la domination po- lilicpie, l'intérêt de la religion est, normalement, (juil ne l'exerce pas. » Cette conclusion est la uAtre. Dans le Haut- Valais, où le prêtre séculier et populaire nv re.rerce pas — peut-être bien un peu parce qu'il n'y rencontre aucune occasion de le faire — le paysan déclare volontiers (jiir le curr est rnaîtrc à i'cgiisc, pas «le hors (1). (( Le jour où une réaction sj? produisit contre ce pouvoir ec- (1) V. TiBsot, Suisse inconnue. — El ccpcndanl, au xvi' siècle, les llaiits-Valiti- sans frappèrent d 'ostracisme le i>lus ci'lt'bre des évèques de Sion, lo rcmiiani cardinal ScliintT. I.n VALAISAV ET «ON HÙI.R SOCIAL. 155 clésiasti(jue. l'opposilion devait prendre la forme relig-ieuse », dit encore l'autour des Français d'afiJotm/'/uii du montaunard caussenard. Dans le Pas-Valais comme dans les (Icvenncs. la Ré- forme avait fait d'immenses et rapides progrès: mais elle fut ultérieurement extirpée par le gouvernement épiscopal. Toute- fois, et tout près de nous, il s'est produit des cas de dissidence qui. pour être isolés, ne nous montrent que mieux combien les montagnards ont de peine à se dispenser de tout patronage spi- rituel. Vers 1880. les habitants d'une modeste commune ayant eu des ditl'érends avec leur curé que l'autorité religieuse, dans l'espoir d'une réconciliation bénévole de la part du peuple, ne s'était pas pressée de remplacer, s'ingénièrent à faire eux-mêmes le service du culte. Cela dura plusieurs semaines, au bout desquelles les réfractaires . qui éprouvaient quelque peine à prendre leur <( messe laïque » au sérieux, commencèrent à menacer, si cela continuait, de faire appeler un ministre protestant. Plus près de nous, un fermier ayant cru avoir à se plaindre de son propriétaire l'intendance d'une maison religieuse), se fit protestant avec toute sa parenté. Le Valaisan — toujours parce que le pouvoir s'entend à mer- veille avec le clergé sans jamais le contredire — chôme fête sur fête. Outre les patrons de chaque paroisse, il n'est pas de petit hameau qui n'ait sa chapelle, son saint et, par conséquent, son patron local. Dans les plus importantes fêtes patronales de paroisse , de même qu'à la Fête-Dieu, ont lieu de longues et imposantes pro- cessions auxquelles doit prendre part la milice locale. Chacun sait qu'en Suisse tout homme jugé apte au service suit dès l'âge de vingt ans des cours militaires temporaires d'une durée va- riable. A la fin du premier de ses cours (École de recrues), d'une durée de 50 à 60 jours, il rentre au foyer paternel avec armes et habillement. Dès ce moment il est « soldat ». Et comme les can- tons, voire les communes ont. depuis leur ancienne souveraineté, conservé quelques canons, ces jours de fête semblent créés pour s'en servir. A Sion . où se trouvent encore l'arsenal du canton lo6 LA SCIENCE SOCIALE. et le quartier de la gendarmerie cantonale — également appelée îi y prendre part — la procession de la Fête-Dieu parcourant les rues enguirlandées, jonchées de fleurs et de verdure, est d'un aspect saisissant. Cependant, à côté de ces pompeuses cérémonies, le culte pu- blic comporte bien d'autres somptuosités ou coutumes capables de témoigner combien les pouvoirs ecclésiastique et politique sont parfois confondus dans l'esprit populaire. Durant le séjour des troupeaux sur les pâturages supérieurs de la vallée d'Anniviers, le curé de Vissoye, chef-lieu de cette vallée, doit, durant tout Tété, se transporter d'alpage en alpage pour dire la messe et donner les sacrements aux bergers (1). Pour l'en récompenser, les pAtres lui destinent le produit complet du lait obtenu le surlendemain de leur arrivée au pAturage. Cet usage est si bien invétéré que le don est tenu pour une part ré- gulière et légale du traitement du prêtre. Avec le lait, que l'fma religieusement pris garde d'écrémer, on fait alors un fromage désigné sous le nom de « Prémice » qui sera solennellement remis au curé le quatrième dimanche du mois d'aoïU. Ce jour-là est une vraie fêle pour toute la vallée. De grand matin les pAtres apportent leurs « prémices » au ])resbytère, où il va sans dire qu'ils ont coutume de déjeuner. Le juge de paix, accom- pagné de son substitut et de son huissier, examine les fromages, les compte et les pèse. Puis tout le monde se rend à la messe où se trouve déjA ma.ssée la foule des fidèles. Au nombre de quinze, les maitres-bergers, portant chacun le fromage de sa montagne, entrent alors en procession; la marche est ouverte par le pAtre de ral[)e de Torrent (|ui donne le plus gros fromage (80 livres environ); les autres suivent selon le poids du cadeau, et le cor- tège est ordinairement fermé par le représentant de la mon- tagne des Ponelettes, porteur d'un simple p(>lit cylindre d'un poids de huit A dix livres. Parvenus au chœur, les bergei*s vieunent s'agenouiller de front devant le maitre-autel. Derrière eux se tiennent les macistrats et (1) lM.S(I)t«r, Les Huns, dan< le \iil d Aniiiviors. Li: VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 157 fonctionnaires communauv vêtus de noir. Après le service divin, le retour au presbytère s'cffecUie dans le même ordre. Dans le verger, sous un vieux noyer, les tables sont dressées ; les parois- siens y prennent place. Le repas est prélevé, pour un tiers sur les prémices de Tannée, pour un tiers sur celles de l'année pré- cédente et pour le dernier tiers sur celles de ravant-dernière année. Trois discours sont prononcés, l'un par le prêtre, qui re- mercie, un autre par le maître berger de la principale montagne, un troisième par le juge de paix. La cérémonie se termine par des cantiques et des chœurs patriotiques que vient animer le vin capiteux des coteaux de Sierrc. Tenant ainsi dans ses cadres puissants tous les éléments so- ciaux et politiques de cette nationalité pauvre et nécessaire- ment religieuse par sa nature, comme les autres populations pastorales et à demi patriarcales, le clergé se garde bien de laisser échapper le plus puissant des leviers sociaux, celui de l'instruction et de l'éducation. De même que dans les massifs montagneux de la France, nous nous trouvons en présence d'une classe supérieure plutôt artificielle, toute préoccupée de ses propres besoins et, par le fait même, incapable de pro- curer aux populations des moyens d'existence. Quelquefois, en France, la plus modeste subdivision joue du moins un rôle de rouage dans le vaste mécanisme national, dont les éléments intellectuels ne sont pas définitivement dissociés par l'éloigne- ment temporaire ; le Valais, lui, est une entité politique absolue qu'une demi-fusion dans la famille fédérale n'a guère modifiée dans ses mœurs intérieures. Lors des déchirements politiques du Sofide/'bund, la plupart des grands couvents suisses furent supprimés; le Valais conserva les siens, à l'exception de celui que les Jésuites avaient fondé à Brigue. Aussi peut-on rappeler ce qui a été dit plus haut que. du commencement du dix-septième siècle à l'heure présente, tout le Valais intellectuel s'est replié sur lui-même. En interdisant à ses ressortissants l'accès des universités et académies voisines, l'évêque-prince du pays avait dû s'ingénier à créer au dedans 158 LA SCIENCE SOCIALE. ce qu'il interdisait ainsi au dehors. Mais les hommes remarqua- bles, même originaires du Valais, échai)paient difficilement à certains soupçons. Thomas Platter nous dit dans ses mémoires que révoque d'alors lui offrit une chaire de professeur et qu'il Taccepta, mais la routine : il se rit des vagues qui viennent lécher ses flancs, regrettant sans doute ce qu'elles emportent dans leur reflux, mais espérant que plus elles auront lissé sa base, moins il restera de prise à qui voudra l'escalader. Par cet état quasi stationnaire de l'enseignement supérieur, on pressent déjà ce (jue doivent èlr(^ les autres échelons de l'instruction pul)li(|ue. Les trois collèg-es cantonaux sont dirigés par des prêtres ou des Frères; celui de Saint-Maurice est même incorporé au couvent, où les élèves se trouvent par le fait cloî- trés comme des moines; l'école normale est tenue par desKrères; rins[>ectorat moyen est attribué à des ineml)res du clergé. L'ins- pection primaire peut être confiée à un civil, mais chaque curé est, de droit, membre de la commission des écoles de sa [)aroissc. LE VA LAIS AN ET SON RÔLE SOCIAL. 150 Depuis le berceau jusqu'à son entrée à la direction dos atFaires de son pays, le Valaisan est ainsi un produit cultivé eu serre, ou, si l'on aime mieux, dans un jardin ayant pour palis- sades les plus hautes chaînes montagneuses de FEurope. Parvenu à ces emplois publics auxquels il n'a cessé de viser, chargé de gouverner son pays, comment pourra-t-il se faire du monde une autre image que celle qu'il a toujours eue sous les yeux? Que saura-t-il y percevoir? Des étendues de petits carrés de vignes, de seigle, de pommes de terre étages sur les coteaux crevés de gorges, striés par les bandes noires des sa- pins, couronnés par l'argent des neiges?... En délinilive, les cultures intellectuelles du Valais se concen- trent donc en deux groupes puissants d'êtres privilég-iés : l'homme d'Église et l'homme ill lind sir, us <>las^o>v folk No sal far ahinl but wlial \ve rnay follow. (1) Généralement poussé vers le commerce pour lequel il semble très averti, l'Écossais de Glasgow ne laisse pas de s'y connaître fort bien en littéralnre et en art. Cette cité aux allures américaines a pro- duit un grand nombre d'inventeurs, d'industriels et d'hommes de science, mais elle possède à son actif un estimable lot d'artistes et d'écrivains, taudis (pfclle a. comme les autres villes écossaises, payé aussi son tribut à la philosophie. V.n peinture, et dans les arts appliqués, Glasgow s'est montrée très entreprenante, et ses audaces il) Nous vivons sur notrr proprofond cl plon^'cons dans noire propro Itourso. I.alss<>? donc (aux dcvantnri-s) cliaciue hareng saur alUulu- par srs ouics cl i'ha<|uc SKOCau à son crochet, cl vous vous aiuMicvrcz. cher monsieur, <|uc nous autres, natureU de <>lasgow, nous ne sommes poini si en relard. LE MOUVEMENT SOCIAL. 10 )0 ont été plus d'une fois couronnées de succès. Ses peintres ont formé une école à tendances nouvelles, aujourd'hui universellement connue et réi)utée. Ses artistes ont été les premiers dans le Iloyaume-Uni à connaître, en Tapprécianl, les manifestations de la peinture con- lemporaine en France et en Allemagne, tandis que leurs voisins les Anglais se traînaient péniblement dans les sentiers battus sans vouloir regarder par delà. Ces goûts et ces aspirations se sont traduits du reste de façon pratique par une fondation qui mérite d'être signalée. Dès 1840, quelques citoyens échiirés instituait>nt l'École d'Art de Glas(joic. Cette école, tout en restant une entreprise privée, s'est constamment développée. Encouragée par des dons importants, elle a pu s'a- grandir et, le 20 décembre 18!)9, un nouveau bâtiment d'aspect très moderne, spacieux et agencé supérieurement, était eu mesure de donner asile aux. élèves de plus (ui plus nombreux qui se présen- taient. Ce qui fait l'intérêt de celte institution, c'est (|ui'lle est à la fois une école des bcaux-drts, une école des arts décoratifs et une école d'application; c'est que les cours de dessin, de peinture, de sculp- ture, d'architecture, de gravure, qui pour beaucoup d'élèves ne sont qu'entrées en matière, sont doublés d'un enseignement teclmique pour les lithographes, pour les peintres-verriers, les sculpteurs sur bois, les menuisiers, les ébénistes, les ciseleurs, les relieurs; il y a encore des cours de céramique, de peinture sur émail, de broderie ornementale, de tissage, etc., etc. Le matériel de l'école permet d'ailleurs de conduire jusqu'à complète réalisation les con- ceptions artistiques des élèves, et c'est là peut-être ce qu'il faut noter de plus intéressant; c'est là ce qui fait l'originalité, ce qui sûrement fera 'le succès de cet enseignement. L'exposition internationale de Glasgow est un succès. Entendez par là un succès pécuniaire, le seul qui compte pour l'Anglo- Saxon. Les frais généraux ont été, paraît-il, couverts dans les six premières semaines par les abonnements et par les entrées, ce qui est en efîet un joli résultat. Quant à l'intérêt que présente cette manifestation, il est modéré dans un sens, car ce n'est qu'une nouvelle édition, peu revue, mais considérablement diminuée, de notre dernière Exposition universelle. T. XXXII. 12 ion LA SCIENCE SOCIALE. Cette réserve faite, deux sections méritent d'être particulièrement mentionnées : la section des Machines, imposante et judicieusement organisée, la section des Beaux-Arts qui inaugure un nouveau palais et présente, entre autres œuvres intéressantes de tous pays, un ré- sumé très complet de la jieinture anglaise jusqu'à nos jours. Les industries locales home iiiduslrirs qui en Irlande, en Kcosse et dans les nombreuses îles côtières, représentent le travail domes- tique accessoire, y figurent aussi dans d'excellentes conditions. Elles donnent la note pittoresque en formant un contraste piquant avec la mécanique moderne. Le cCAé /{écréalion est assez négligé; cette Inlernalional Exhihilion frapp(^du reste les étrangers par son caractère austère et l'on n'y a au- cunement cette sensation de Foire que donnent la plupart des exposi- tions. Le visiteur écossais, qui naturellement domine et donne le ton, semble y venir pour slnslruire sans s'amuser. A 10 heures du soir, en semaine, YFxhihiiion ferme ses portes qu'elle n'ouvre d'ailleurs pas le dimanche. .iiiiii.'i lyrii. L.-Alf. Ai.AiiiE. II. - COUP D'ŒIL SUR LES REVUES L'avenir du Maroc. M. l>oriu, professeur de géographie coloniale à ITniversilé de Bordeaux, conclut en ces termes, dans la /levuc poliiiijue et pa r- lrmriil((iri\ un article sur la question du Maroc. des l^lats euntpéens, autres (jue la l'ranco et ri*]spagiH\ puissent jamais élever des prétentions l«'rritorialcs sur le .Maroc proi>rement dit. L.Mlemagne a, dans ce pays, des intérêts commerciaux qu'elle dévelopjx' avec sa patience ordinaire; t'ile a su présenter, avec une vigueur i);irticulière, des réclamations en faveur de ses natiou.iux maltraités et les couleurs d(> sa marine de guerre se sont montrées l'an dernier j\ Ma/.agran, port de Merakech; la puissante Société de gi-ographie de Hambourg ])réle son concours aux voyages d'exjiloration scienlili(|ue de M. Th. Fischer qui ne seront certainement pas inutiles a la dillnsion de l'inlluencc et du commerce de l'Allemagne au Maroc. Mais l'Alle- magne ne sendde pas disposée à courir d'autres aventures et les plus LE MOUVEMENT SOCIAL. 1(17 autorisés de ses journaux tenaient récemment, à propos de l'incident Pouzet, un langage très amical pour la France... « Mais, sans toucher en rien au slalu quo territorial du Maroc, ne nous est-il pas possible de consolider notre autorité auprès du sultan et de développer soit dans ses États proprement dits, soit dans les régions saliarionues voisines, une inthience fondée sur la croissance des intérêts français? Ne conviendrait-il pas de nous présenter à la cour chérilienne non pas comme des héritiers avides, mais comme des auxiliaires bienveillants île sa souveraineté? Une mission militaire, composée d'un petit nombre d'officiers français et d'officiers indigènes de noire armée d'Afrique, aurait bientôt transformé les troupes marocaines qui, pour l'instant, mal soldées et peu disciplinées, vivent de la guerre à la façon des reitres du moyen âge; la popularité du sultan gagnerait auprès des tribus trop longtemps tenues en défiance par des exactions chroniques, et lé- quité de ce nouveau rt'gime serait l'arme la meilleure pour prévenir les rébellions. u Dans le même ordre d'idées, relevons un vœu émis a la tin de 1899 par la Société de géographie d'Alger, qui a donné souvent des gages de son sens pratique : que nos chemins de fer de l'Oranie soient prolongés de Tlemcen à Fez, et que les tarifs des douanes algériennes soient modifiés, de manière à nous permettre la péné- tration économique du Maroc par l'est. De Tlemcen à Fez, un chemin de fer rencontrerait peu d'obstacles, courant sur un plateau de 7 à 800 mètres, desservant les étapes déjà peuplées d'Oudja, Debdou et Taza, laissant au nord les plaines caillouteuses et désertes de la moyenne Moulouya; des agents commerciaux indigènes, soigneu- sement choisis, seraient placés le long de cette route et l'on devrait, avant même l'établissement du chemin de fer, y envoyer des cara- vanes équipées en Algérie et destinées, avec l'aide des faveurs douanières les plus larges, à répandre des articles français, appro- priés à l'usage du pays. Pour affirmer l'unité de la politique fran- çaise dans l'Afrique du Nord, il serait désirable que le budget spé- cial de l'Algérie contribuât à l'organisation des caravanes d'abord, à la construction du chemin de fer ensuite et nous voudrions que celle-ci fût prévue dans la refonte, si nécessaire, des réseaux ferrés algériens. « Il est un autre point que la France ne doit pas perdre de vue : l'occupation du Touat, celle des oasis au nord et à l'ouest de Tom- bouctou, nous imposent une politique saharienne, et c'est ce qu'ex- prime la constitution récente, par le ministère des Colonies, du Pi'Olcctoral dit tb' la Maurilanie occklenlalc. .\vant les arrangements 1G8 LA SCIENCE SOCIALE. avec l'An^lolerre qui ont défini nos droits sur les « terres légères 'lu Sahara •', une eonjpagnie anglaise s'était établie au cap Juby, en face des îles Canaries, pour faire le commerce avec les tribus maures proches de la côte, puis lancer un chemin de fer de péné- tration vers Tombouctou. Les premières années 1^1892-1806 , don- nèrent de gros bénéfices ; ensuite des difficultés s'élèvent avec les Maures. Noire conquéle du moyen Niger est consolidée, bref la compagnie anglaise se retire et vend ses établissements au gouver- nement marocain, qui n'en a rien fait depuis. N'y aurait-il pas lieu, pour la France, à qui les traités reconnaissent tout larrière-pays, de reprendre cette affaire? Le sultan, dont la souveraineté sur ces plages est toute nominale, y consentirait sans doute une cession à bail à une société française appuyée par notre gouvernement. Nous savons que cette question est étudiée ]>ar un Cnuiil'^ d' m- lion pacififjui! dans le nord-ouost (ifrii'nin frniutiis. () en P.KII, ne s'accroissant que de 7 t, en dix ans. Les quartiers du centre sont en diminution : la Cité, sur- tout, ilont la population était déjà très réduite, perd encore près d'un tiers de ses habitants et n'en a plus que :2(i.îU)8 au lieu de HT.TO.*) en ISîM. Ce sont les cpiartiers excentriiiues qui gagnent; mais ce sont surtout les faubourgs éloignés et la banlieue. \/Ou(rr /liinj, c'est-à- dire la zone (|ui, en dehors du comté de Londres, est soumise à l'ad- ministration delà police métropolitaine, compte aujourd'hui 'i.«H-J.(MK) habitants, contre l.i^J.lKK) en l.S'.)l et ".>51.(MI() en 1881; son taux d'accroissement est six fois plus fort {|ue celui de LnixJres niènie; LE MOUVEMENT SOCIAL. 1G9 encoro leiul-il ;i haisscr un. peu depuis dix ans el l)aissera-l-il sans doute davantage dans l'avenir, auprolit dune banlieue plus lointaine. Celle-ci se forme déjà, envahissant tous les comtés des environs de la capitale, qui s'accroissent énormément : FEssex passe de oTS.OOO à 811). 000 liabitants, le Kent de 807.000 à 036.000, le Middiesex de :3i-2.000 à 70-2.000, le Surrey de 110.000 à 510.000. Ce n'est pas au- tour de Londres seulement qu'on observe cet accroissement des banlieues : il n'est pas insensible dans les autres régions à grandes villes, entre autres dans le Lancashire, qui passe de 1.564.000 à 1.827.00t)ànu's, dans le comté gallois de Cdamorgan qui s'élève de 467.000 a (iOi.OOO. Ainsi les villes ont tendance, à la fois, à s'ac- croître, et à s'étendre plus qu'elles ne s'accroissent. Cette dernière évolution n'est encore qu'à son début : avec la multiplication des che- mins de fer suburbains, des tramways auxquels l'électricité se prête si bien, peut-être aussi des omnibus automobiles, il Unira par y avoir non plus des villes resserrées et agglomérées comme celles d'autre- fois, mais de vastes zones urbaines, s'éparpillant au loin, dont les ha- bitants se rendront dans la journée au centre des affaires pour venir ensuite se reposer et dormir en des points mieux aérés et plus sains de la périphérie. L'hygiène devra grandement y gagner. » Le chien arctique. Sous ce titre, M. Paul Diftloth publie dans le Cosmos (3 août un article dont nous extrayons ce qui suit : « Les récentes explorations polaires et l'émigration des chercheurs d'or au Klondyke ont permis d'apprécier les services considérables que pouvait rendre le chien arctique dans ces contrées au climat ri- goureux. Le cheval et l'àne ne s'adaptant pas à ces conditions défa- vorables et l'importation du renne d'Europe dans l'Alaska n'ayant pas donné de résultats satisfaisants, on a dû avoir recours aux chiens comme bête de trait. Il importe donc de fixer ici la physio- nomie et les traits généraux de cette utile race. « On peut classer les chiens arctiques en trois groupes : 1° le chien des Esquimaux ou chien du Nouveau Monde; 2" le chien de la Sibérie occidentale ou des Samoyèdes ; 3" le chien de la Sibérie orientale ou de la Lena. Ces trois espèces ont comme caractères communs l'endu- rance à la fatigue et au froid, mais certaines qualités d'intelligence et de force font rechercher le chien de la Lena de préférence aux deux autres groupes. Ces animaux sont d'ailleurs assez rares, et leur con- duite présente quelques difficultés, étant donnée la vivacité de leur caractère. 170 LA SCIENCE SOCIALE. « Le chien dos Siuuoyèdes vient ensuite. Cesl à laide d'atlelaj^es attelés de ces animaux que Nansen cntiepril son voyage; une four- rure épaisse couvre le corps de ces chiens et sert autant à les mettre à l'abri du froid qu'à les préserver des morsures de leurs conj;é- nères. La rusticité de leurs mœurs est des plus caractéristiques; abandonnés à eux-mêmes, ils s'attaquent mutuellement et s'entre-dé- vorent. Pour assouplir ces natures rebelles, il faut un savant dres- sage, et les animaux acclimatés au trait acquièrent de ce fait une va- leur considérable. « Les Esquimaux sont passés maîtres dans cet arl du dressage des chiens, et il n'est pas de jeune Innuit qui, dès son adolescence, ne s'exerce à diriger son attelage... « La conduite du traîneau nécessite une savante manœuvre du fouet, et c'est un véritable tour de force que d'atteindre le chien visé exactement derrière les épaules, quand le léger véhicule fde à toute vitesse; la moindre maladresse pourrait avoir des effets désastreux : un chien non coupable qui recevrait une correction destinée à son voisin ne manquerait pas de témoigner son indignation avec une vi- vacité qui pourrait compromellre la sécurité du voyageur. L'attelage complet se compose de huit animaux sans compter le chef de lile, le chien de tète qui marche à cinq pieds en avant des autres. Ce poste de confiance revient au plus fort et au plus inlelligent de ces ani- maux, et. comme marque distinclive, il porte un lourd collier de lils de cuivre. Souvent il rétablit l'ordre dans la troupe turbulente et il accomjiagne seul le conducteur à la chasse au i»h(M|ue. Au retour, il partage avec ses maîtres le repas journalier et couche sur le banc de la huile. La meule est établie pèle-méle dans le couloir de sortie... .' Les chiens de l'Alaska ont comme trail caractéristique d'être des voleurs adroits et tenaces. Ils dérobent avec soin tout ce qui peut servirai leur alimentation. La lui leur assure une impunité presquo complète, en interdisant do tuer ces lidèlos serviteurs sauf en cas de légitime défense, et les sanctions sévères qui s'exercent dans le cas de meurtre — L(M)() francs d'amende ou six mois de prison occupés sageuuMit A scier du bois — ne sont pas sans inquiél(M- (iuol(|ue peu les habitants de ces régions. Les chiens du Yukon bien dressés pos- sèdent une valeur considérable. PtMulant l'hiver ISÎ)7-IS;)H, ils se v(>ndaient de T.'iO à I (MM) francs la pièce ; les plus beaux atteignaient les prix de l.ti'iO en I ."«(M) francs. » L'aiilenr de larticle montre comment Nansen eut à se louer de Irnis services, bien que la ])laine de glace sur laquelh» il voyageait UKUupiAt d' horizontalité. " Il f.iut considérer i|ue c)^-; animaux seraient suscepi ibles de four- LK MOrVEME-NT SOCIAL. 171 nir (It^s viU'ssos hcaïuoup plus considérables sur un terrain plat; la banquise très accidentée présente une succession de crevasses et de monticules qui gênent considérablement la marche. Les étapes de Nansen dépassaient rarement 20 milles. Le chien arctique semble comprendre la difUcullé de ces entreprises et met à triompher des obstacles une énergie singulière. Le capitaine du M indirard, de l'ex- pédition Jakson-llarnisworth, raconte avoir observé au cours de ses excursions en traîneau sur la glace l'intelligence de ces animaux. « Malgré leur i'atigue, les chiens reprenaient toujours le train avec une ardeur nouvelle ([uand ils approchaient d'une crevasse de glace. Ils avaient remarqué que le conducteur du traîneau tuait sur-le-champ les animaux épuisés afin de ne pas compromettre la marche du vé- hicule sur ces passes dangereuses; cette crainte suffisait à leur don- ner de nouvelles forces. Le chien arctique est donc un animal pré- cieux par sa force et son intelligence, et si, un jour, le pôle Nord est atteint, ces fidèles coursiers pourront revendiquer une part de la gloire qui s'attachera à la réussite de cette entreprise. » m. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS En France. — A propos «les ilernicres elecUons. — Le déûcit budgétaire et la baisse (les valeurs. — Touristes et paysans. — l.a Pouponnière. — Si la ferme devenait clià- teau /... Dans les colonies. l.'oocupalion du Touat et la question du Transsaliarien. — L'éle- vage du ver a soie en Tunisie. A rétranger. — Le krack des banques d'Allemagne et sa répereussion. — L'industrie et la prédication allemandes en Autriche. — Le français dans la vallée d'Aoste. En France. Depuis le mois dernier ont eu lieu les élections aux conseils géné- raux. Elles ont été suivies d'un double phénomène qui n'était pas pour surprendre ceux qui ont coutume de considérer d'un peu haut les manifestations de la vie politique. Le gouvernement et ses amis ont crié : « Nous sommes vainqueurs », tandis que les partisans de l'oppositioji leur répondaient : « Vous êtes vaincus ». La vérité, c'est qu'aucun des deux camps ne peut s'attribuer la victoire et cela, pour une raison oïli l'arithmétique et les statistiques n'ont rien à voir. Dans le plus grand nombre de cantons, en effet, les électeurs — ceux du moins qui se sont dérangés pour voter — ont choisi des hommes dont ils espèrent, à tort ou à raison, des améliorations lo- 172 LA SCIENCE SOCIALE cales. La perspective d'un tramway régional lait bondir plus de cœurs que les grandes phrases sur le patriotisme, ou le républica- nisme, ou le cléricalisme. Le paysan aime mieux des redresseurs de roules que des redresseurs de torts. Nous n'avons pas ici, bien entendu, à ji(n ce cas parlieujier, pourrait coûter cher. Bien que la politi(ine ehùme un jx'u en ce moment, les préoccupa- tions (ju'inspire la situation l)U(lg(''laire continuent à se faire jour dans la presse sérieuse. On sait que le rendement de diverses taxes a notablement diminué depuis quehiues mois, ce qui est un signe de malaise. Ou'il s'agisse des droits sur les ventes d'immeubles, de l'impôt sur les opérations de Bourse, du timbre des effets de com- merce, (le la taxe sur les sucres, partout ou presque partout de gros mécomptes sont signalés. Ces mécomptes ont atteint, pour les six pieniiers mois de lannéo, le chill're d'environ cinquante millions. Pendant ce temi)s, les valeurs industrielles subissent une baisse sen- sible et beaucoup de capitalistes, en conqiarant l'étal de leur porle- feuille à ce qu'il était an i ommencement de la présente année, ont la désagréabh» surprise de constater qu'ils ont perdu le vingtième, le dixième ou une portion plus grande encore de leur avoir. Sans doute, en cet ordre de choses, des ilucluations sont inévitables, et il n'esl pas défendu d'espérer un retour prochain de la conliance et de l'activité inilnstrielles. Toutefois, la période de dépression se pro- longe, en ce moment, d'une manière inusitée, et non seulenu'ut les pessimistes, mais encore quelques personnes de jugement rassis, se LE MOUVEMENT SOCIAL. 173 demandent si nous ne marchons pas, selon la formule de notre col- laborateur M. Poinsard, « vers la ruine ». Les tcrandes et exceptionnelles dépenses faites l'an dernier, pendant r exposition, peuvent être pour queli^ue chose dans ce resserrement universel du cordon des bourses et dans le ralentissement des af- faires. Mais il n'y a pas que cela. 11 va aussi l'inquiétude de l'avenir, la perception d'une insuffisance de sécurité. Or leiret de l'insécurité est de porter l'argent à se cacher, à s'enfuir, à faire comme s'il n'existait pas. Les vieilles habitudes d'économies de notre race pay- sanne, et même de notre bourgeoisie, ne demandent qu'à se réveil- ler dans ces circonstances. Cela est fâcheux, car il ne peut guère être question d'initiative et d'entreprises fécondes au moment où les capitalistes, grands et petits, se sentent envahis par la peur. Il ne faut pas d'ailleurs forcer la nuance. L'inquiétude n'est qu'à son premier degré. L'argent circule encore, et les classes aisées, en cette saison de voyages et de villégiatures, se livrent comme tous les ans à leurs divertissements habituels. Une fois de plus, baigneurs et touristes peuvent vérifier la loi curieuse en vertu de laquelle les populations qu'ils traversent s'entendent pour leur faire une condi- tion particulière, privilégiée au rebours. Dans presque toutes les localités fréquentées par les étrangers, il y a deux prix pour les den- rées et services usuels de la vie : le prix des indigènes et le prix des touristes. La chose est même vraie dans ce qu'on appelle des M pays perdus ". Vous vous arrêtez dans une auberge du Jura, au milieu de pâturages couverts de troupeaux de vaches', et vous buvez une tasse de lait? On vous en demande vingt-cinq centimes, alors que le litre ne revient peut-être pas à deux sous. Sur les plages à la mode et dans les villes d'eaux, le phénomène est beaucoup plus in- tense. Nous avons entendu soutenir cette thèse que les « petits trous pas chers » sont plus chers que les « grands trous chers », parce que ceux-ci, comptant plus de commerçants, peuvent du moins être le théâtre d'une concurrence relative. Une histoire qu'on raconte est celle du Parisien qui, aux bains de mer. après s'être informé du coût des denrées, prend ses mesures pour tout faire venir chaque jour de Paris. Les familles peu aisées, envoyées de droite ou de gauche par l'obligeant despotisme de leur Esculape, soufTreut surtout de cet état de choses. Pour le paysan, du moment qu'on arrive de Paris ou de la ville, c'est qu'on est riche. Si on est riche, c'est qu'on a l'habitude de payer cher. Or, il ne faut pas troubler les gens dans leurs habitudes. Le remède — héroïque il est vrai — consisterait à IT'i LA SCIENCE SOCIALE. se déguiser on indigène, et à apprendre quolt à les empêcher de produire tous leurs fruits. A pr(q»os des projets de confiscation (|ui fermentent dans la cervelle LE MOUVEMENT SOCIAL. 175 dos politiciens, (iii'on nous pernicUe de citer ici un bon mot. Le mot pour rire a sa place dans une chronique sociale lorsqu'il est suflisam- ment profond, et « représentatif » des dispositions de toute une classe. Un « croquis » du caricaturiste llenriot met en scène un candidat ou courtier électoral quelconque s'entretenant avec un paysan plus ou moins cossu : — Oui, dit le premier, nous respectons la propriété individuelle... Entendons-nous bien : nous respectons la ferme, mais nous prendrons le chciteau 1 — Diable! répond le bonhomme. Mais vSi ma ferme devenait un jour un château? Nous ne savons si le mot a été dit, mais, en tout cas, il répond cer- tainement à un état d'âme, et, plus cet état d'âme se généralisera — ce (ju'on aie droit d'espérer — plus le socialisme rencontrera d'obstacles sur son chemin. Au fond, entre la « ferme » et le » cliâteau », il n'y a ([ue des limites conventionnelles. Bien des châtelains de Bretagne sont moins riches que des fermiers de Beauce ou même que certains fermiers de Bretagne. Kt puis, le petit propriétaire paysan a la passion de « s'arrondir ». On peut lui proposer d'acheter à prix réduit, comme en 1791, les terres d'un grand propriétaire proscrit ou guillotiné; mais il est plus difficile de le faire souscrire à un système qui supprimerait radicalement la grande propriété individuelle. 11 ne veut pas devenir lui-même le guillotiné ou le proscrit. Dans les colonies. Maintenant que nos troupes occupent les oasis duTouat, on recom- mence à parler du chemin de fer transsaharien. Toutefois, chez certains partisans du projet, le plan primitif se mo- difie. Au lieu de concevoir un transsaharien qui irait de la Tunisie ou de l'Est algérien au lac Tchad, on conçoit un transsaharien qui, par- tant d'Oran et passant par la région du Touat, aboutirait à Bouroum sur le Niger. (Bouroum est, dans la partie orientale de la fameuse « boucle », à 300 kilomètres environ de Tombouctou.) Par ce tracé, le transsaharien se rapprocherait de TAtlantique, mais, pour l'en- semble des possessions françaises, il serait peut-être plus central. Nous avons déjà dit un mot des avantages économiques et straté- giques que procurerait une voie ferrée transsaharienne, quel que soit l'itinéraire adopté. La vallée du Niger a de grands points de ressemblance avec l'Ë- I /() LA SCIENCE SOCIALE. gyple. Seulement, c'est une Egypte qui c'onimuni«jue plusdiflicilement que l'autre avec le monde civilisé. Les bords du Tchad contiennent également des régions très fertiles, qui manquent de débouchés ac- tuellement. D'autre part, en cas de conilit diplomatique, la France, qui a des troupes nombreuses en .Mgérie, pourrait en transporter promplemenl une partie là où leur intervention pourrait être utile, cl la seule pos- sil)ilité de cette intervention épargnerait à la marine militaire des frais de surveillance excessifs sur la côte occidentale d'.Vfrique. Il y a aussi les richesses minières du Sahara : phosphates, houille, mines d'or. Depuis longtemps certains publicistes, notamment M. Paul Leroy- Beaulieu, se font les champions résolus de ce projet qui, élaboré en 1878 par M. Duponchel, étudié depuislors par des commissions scien- liliques et techniques, demeure toujours à l'état de rêve irréalisé. Quand les Anglais et les .Xméricains entament une région, ils commencent par la sillonner de voies ferrées, témoin les lignes du Fa^-^Vest, celles du Cap, celles dËgyi)te. Nous aimons mieux attendre, et n'agir que lorsque il n'y a plus raisonnablement moyen de demeu- rer dans l'abstention. Le transsaharien se fera quelque jour, évidem- ment ; seulement, il y aura eu beaucoup de temps perdu pour la mise en valeur et la civilisation de l'Afrique française. Il y a lieu pourtant, parait-il. de décerner un bon point à notre ad- ministration eu Tunisie. Klle s'intéresse en ce moment à des expé- riences de sériciculture qui donnent des résultats partiels, mais en- courageants en somme. Le climat de la Tunisie se prête, comme celui de notre Midi, à l'élevage du ver à soie. Plusieurs colons l'ont donc entrepris, et la Direction de l'agriculture les a aidés en leur procurant de la « graine ». Les vers se sont si bien développés qu'ils luil dévoré les feuille» de fousles mûriers et qu'une certaine (pianlité a péri ensuite d'inanition. Il sera donc nécessaire de planter des mûriers, ou encore de trans- porter l'élevage dans les régions de la Tunisie où ces arbres existent en grand nombre, comme celles de Nabeul : exemple de l'adaptation du travail au lieu. Dans la région de Djerba, l'administration a orga- nisé une pépinière. Les éleveurs tunisiens de vers à soie d(>vront également s'adapter à leur milieu spécial d'une autre façon. Kn l'rance, les sériciculteurs livrent aux lilaleurs le cocon frais. Celui-ci ne pouvant supp(U'ler le transport, les éleveurs doutre-mer devront s'.invinger i>oiir élouffi>r LK MOUVIl.MK.NT social. l / / eux-mêmes les chrysalides et expédier leurs cocons secs. Dans ce but, et pour aider les débutants, la Direction de lagriculturc a fait mettre à leur disposition des étuves municipales. Si l'expérience est concluante et si la production se développe, on verra dans quelques années apparaître sur le marclié des soies une marchandise nouvelle : la soie de Tunisie. A l'étranger. Il a été beaucoup parlé dans ces derniers temps du i^rak de i)lu- sieurs banques allemandes. Nous n'avons pas de renseignements bien particuliers sur la question. Il parait que ces banques étaient sorties de leur rôle, de leur « métier ■>. et qu'au lieu de demeurer des établissements de crédit, elles s'étaient transformées en vérita- bles « bailleurs de fonds », complètement engagées dans des entre- prises industrielles à longue échéance. C'est ce qui les aurait per- dues. En eilet, les maisons de crédit ne sont pas faites pour cela, et les banquiers qui se font industriels risquent d'aboutir au même genre de déconvenues que les notaires qui se font banquiers. Nous ne voulons retenir qu'un fait parmi ces événements. A la suite du krak en question, des industries ont été ruinées, des usines ont dû se fermer, et des milliers d'ouvriers se sont trouvés sans ou- vrage. C'est là l'efl'et d'une loi bien naturelle, mais bien méconnue. Tout ce qui frappe le patron frappe indirectement ceux qu'il pa- tronne, qu'il soit d'ailleurs un bon ou un mauvais patron. On peut, dans les livres, nier la nécessité du capital, l'accuser de prélever le bénéfice sur ce qui devrait être la part de l'ouvrier, le traiter de « pa- rasite », toujours est-il que, lorsque ce prétendu parasite reçoit un choc, les premiers atteints sont les travailleurs, qui ne savent plus que faire de leurs bras et sont obligés de s'adresser immédiatement à l'assistance publique. Ce qui peut arriver de mieux pour les ouvriers, ce n'est pas un état de choses qui ruine les patrons, les raréfie, les décourage; c'est un état de choses qui les enrichit, les multiplie et engage le plus de gens possible ii se lancer dans l'industrie. Le nombre des « places à prendre » augmente alors pour les travailleurs manuels; ils voient se réduire les chances de chômage; ils peuvent plus faci- lement, soit à l'amiable, soit par des grèves, obtenir des relèvements de salaires; ils bénéficient, en définitive, de la prospérité de ceux qu'on appelle trop volontiers et trop universellement ses exploiteurs. Il n'est pas à croire, néanmoins, que l'industrie allemande subisse 178 LA SCIENCE SOCIALE. une crise bien sérieuse. Ce qui donne à le supposer, c'est le déve- loppement de cette industrie en Autriche. Le correspondant viennois d'un grand journal de Paris affirmait dornièrement que les Allemands, tout nombreux quils soient dans celle dernière ville, le sont encore cinq fois moin> qu'à Vienne. On compte, parait-il, quatre cents ingénieurs prussiens dans cette capitale ou aux environs. C'est de Prusse que viennent également beaucoup d'employés de commerce. Or, dil-on. à part les Bavarois qui s' «• aulrichianisenl » assez facilemenl, ces étrangers gardent leur formation particulière, absolument convaincus, dans leur amour- propre, qu'ils sont nés pour diuiinuer et diriger les •■ espèces iu- b'rieures •> de la race germani(iue. Celle invasion industrielle et commerciale est llanquée, comme on le sait, dune propagande religieuse. Celle propagande, à un mo- ment, a même été assez violente. Unis à un certain nombre d'Autri- chiens prolestanls, des .\llemands avaient organisé une vigoureuse campagne contre le catholicisme. La devise de ce parti était Los von Rom Rompons avec Rome . Les ellorts n'ayant obtenu qu'un médiocre succès, les germanisants ont adopté une méthode moins belliqueuse. Des orateurs allemands ouvrent des locaux dans les (juarticrs pauvres de Vienne, et y tout des eonférences, attirant au- tour d'eux ce public vague et flottant qui, n'ayant (jue d'imparfailes notions religieuses, peut se laisser prendre plus facilemenl aux exhortations de n'importe quel prédicateur. Ces prédicateurs, as- sure-t-on, se recrutent surtout parmi les employés de l'importante maison Siemens et llalske. Il y a là un singulier mélange de com- merce, de religion et dariière-pensées p(»liti(]ues. Toutefois celle propagande a non soulemeni coulre elle tous les Slaves, mais en- core bon nouibre d'Autrichiens de race allemande, très attachés à leur religion el à l'indépendance de leur pays. Seul le parti dit « libéral •> — bien qu'il soit assez exclusif el autoritaire — constitue un point dappui pour ces missionnaires spontanés ou stylés de l'unilication germani(jue. 11 \ a une question des races, et surtout des langues, dans la fa- meuse vallée d'Aosle. située sur le versant italien des .Mpes, mais restée savoyarde par son langage, ses aspirations et ses mu'urs. Celle vallée, (|ui renferme Hî.dlM) habitants, est le llM'Alre d'une lutte sé- rieuse entre le fraueais el l'italien. Le gouvernenuMil emploie lojis les moyens qui sont à sa disposition pour italianiser ce petit peuple. C'est en italien ([ue doivent être rédigées les pétitions; c'est en italien Lli MûL"VEMi:.\r SOCIAL. I7!> quo les fonctionnaires correspondent, c'est l'italien qui est employé obligatoirement dans les actes de l'état civil, dans les affiches, dans les plaidoieries. C'est en italien que l'enseignement est donné au collège royal. Pour les écoles, l'avancement est réservé aux maîtres qui enseignent en italien. Les futurs instituteurs sont élevés à l'é- cole normale de Pignerol, où ils se trouvent au milieu d'Italiens. L'école normale des institutrices est à Aoste, mais on y fait venir de jeunes Italiennes. Dans les examens, le français n'est autorisé que lorscjue l'enfant ne trouve pas le mot italien. En outre, l'Italie tAclie d'implanter dans le pays des fonctionnaires, des commerçants, des employés, des ouvriers qui n'emploient que la langue italionne. On a fondé un journal italien. Les touristes italiens parcourent le pays en grand nombre. Enfin, et c'est là le fait capital, un chemin de fer relie maintenant .\oste à Ivrée, ce qui neutralise l'effet des barrières natu- relles qui séparaient jusqu'ici la vallée d'Aoste du reste de l'Italie. Malgré cela, jusqu'à présent, la vallée d'Aoste reste bien française. M. Paul Melon, essayant d'expliquer la chose dans la Nouvelle Revue, découvre que cette persistance de la langue française est due en grande partie à lintluence du clergé. C'est en français qu'ont lieu les prédications, les catéchismes, l'enseignement des séminaires et écoles ecclésiastiques. C'est le français que l'on emploie dans les œuvres et dans les groupements nouveaux dus à l'initiative religieuse. C'est un prêtre, le chanoine Bérard, qui, dès les premières atteintes portées en 18o.'{ contre les usages séculaires de la vallée, écrivit pour les défendre une brochure dont la junte municipale ordonna la pu- blication. Le clergé dirige aussi un journal, le Duché d'Aoste, qui compte un demi-siècle d'existence. M. Paul Melon estime que cette action du clergé est assez puissante pour tenir détinitivement en échec les tentatives d'italianisation, et espère que le gouvernement italien iinira lui-même par abandonner la partie, ce qui serait en effet le plus sage. G. d'Azambima. • IV. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE Encyclopédie populaire illustrée dvi XX ^' siècle, publiée sous la direction de MM. F. Buisson. E. Denis. G. Larroumet et Stanislas Meunier. 17'' volume : Les Industnes alimentaires. — Les productions, con- cernant l'alimentation, susceptibles de progrès indéfinis, forment dans ce volume une sorte de bilan de connaissances vulgarisées, 180 LA SCIENCE SOCIALE. aussi bien on ce «|ui regard»; la grande industrie opérant dans de vastes locaux avee un personnel plus ou moins considérable d'ou- vriers, se servant de puissantes machines, (juen ce qui regarde la petite industrie, [.es auteurs ont voulu, dans cet ouvrage, présenter clairement ce qui fait des industries alimentaires une des jilus belles manifestations du génie humain. IS^" volume : La Pharmacie. — Ce volume n'est pas un dictionnaire de thérapeutique, il nest pas davantage un expo.sé détaillé des manipulations de laboratoire, c'est une suite de descrijitions des sul)stances employées en ])liarmacie et des procédés généraux qu'elle emploie jiour en faciliter l'usage aux malades. bien (l(>s jiersonnes, en considérant une ordonnance de médecin, se demandent ce que peuvent être ces drogues destinées à les soulager. D'autres fois, c'est une formule, un produit quelconque, ({u'un ami, un livre, un journal, conseille d'employer. Que sont ces substances? D'où viennent-elles? Ouelle est leur ulilité' Ce petit volume est rédigé dans le but de répondre à tous ces points d'interrogation. Il n'a i)as la prétention de se substituer aux médecins, mais il renseigne sur la nalure des remèdes (lu'ils ]ires- crivent et sur leur mode d'emploi. Le premier congrès de l'enseignement des sciences sociales .l'aris, août l!)UO;. Contptr rfiida ilrs srauccs cl trjlr des nuiimircs publiés jjar la cininnissioii /irniianfnlt' iuli-ruafionalo de Vnisri- ifiiemrnt social. 1 volume gr. in-S", 8 fr. TiU. i'aris. Félix Mcin. éditeur.) Ce «|iii, loni (1 alxu'd. donnait à ce congrès — et donne par suite à ce volume — un intérêt spécial, (;'est (|uil était le premier de «-e genre. On trouvera donc ici, pour la première fois, un aperçu général sur la façon dont sont enseignées, dans la plupart des pays tlu monde, ce (jue l'on app(>Ile avec plus ou moins de bonheur les « sciences sociales ». Plus de trente rapports sur l'enseignement social dans les liii- versités, les écoles secondaires* et primaires, renseignemeni popu- laire, la création iliin enseignement social international, font de ce vdhune un réservoir de documents qui le recommandent aux travail- leurs et à tous ceux (jui désirent être copieusemeni informés. Le Uircclcur (irra/tt : Edmond Ukmomns. IVPOCIarUIF. FinMlN-DIOUT RT C". — PARIS LE NOUVEAU COURS DE SCIENCE SOCIALE -OC0030- Monsieur, Vous n'êtes prol)ableinent pas sans savoir que M. Demolins a inauiiuré à Paris, en 1883, sous la direclion de M. Henri de Tourville, un Cours de Science sociale d'apri^s la méthode d'ob- sei'vatiofi. Chaque hiver, dans une des salles de la Société de géographie. 18'», boulevard Saiut-Germain, quelque partie caractéristique de ces études nouvelles était exposée en une vingtaine de leçons hebdomadaires, devant un auditoire com- posé principalement d'étudiants des Facultés et d'élèves des Écoles supérieures. Vous avez pu apprécier la valeur de cet enseignement, en lisant ce qui en a été j^ublié dans la Revue. La Science sociale (1). Ce cours a été momentanément suspendu, les deux hivers derniers, par la nécessité où s'est trouvé M. Demolins de se donner tout entier à la fondation de l'École des Roches. Mais le succès même de cette fondation, qui fait grandement hon- neur à la science sociale et à son efficacité pratique, ne laisse (1) Voir La Science Hociale : V série, les Sociétés Simples: pasteurs, pôcheurs et chasseurs (de janvier 1886, pages 6 et 22, à août 1886); — 2« série, les Sociétés CoMPLiQiÉES : la Culture de septembre 1886 à mars 1888 ; —3*" série, l'Art des Forets de avril 1888 à juillet 1888, ; — i" série, l'Art des Mines (de août 1888 à mai 1889); — 5" série, la Fabrication avec les Corporations, de septembre 1889 à no- vembre 1890; ; — 6« série, les Transports avec les migrations des Celtes, de décembre 1890 à octobre 1891]; — 7" série, le classement des Sociétés Commcvaltaires: Po- pulations limitrophes des déserts: Finnois; Nord-Slaves; Sud-Slaves; Asiatiques orientaux et méridionaux; Méditerranéens modernes et anciens (janvier 1893, page 5; de mars 1893 à août 1895; et février 1901, page 121 ; — 8" série. L.\ Géographie so- CLVLE DE L\ Fr vNCE dc juiUct 1896 à janvier 1898, page 2j: et mai 1898, page 357i. T. XXXII. 13 1H2 ^A SCIKNCE SOCIALE. pas à M. Dcmoliiis la liberté jcIc reprendre la suite de ses leçons piihli(]ues à Paris. Il serait ce[)endant profondrinent regrettable qu'un moyen de dill'usion et de progrès aussi puissant fût abandonné au moment même où s'atteste plus que jamais la valeur et s'accroit la notoriété de la science sociale. C'est pourquoi nous nous sommes adressés à l'un des collabo- rateurs de la revue La Science sociale, à M. Paul Bureau, qui est en situation parfaite pour continuer cet enseignement. Dès le moment où s'est trouvé interrompu le cours de .M. Demolins, M. Paul Bureau a spontanément organisé chez lui des réunions privées, dans lesquelles, deu\ fois par mois, il traitait d'études sociales scientifiques avec une élite de jeunes hommes, dont le nombre a été croissant. La réputation qu'il possède dans le haut enseignement du droit industriel et international atteste ses aptitudes professorales, et les travau.v qu'il a publiés dans la revue La Science sociale montrent ses éminentes qualités d'observation, d'exposition et de discussion dans les matières spéciales à la science sociale. M. Bureau a accepté de faire lliivor prochain (lî)01-190*2i une série de vingt à vingt-cinq leçons pni)liques; il demande seulement que les frais de location de la salle et de publicité pour le cours (environ 7 A 800 francs) soient couvçrts, et qu'à titre d'indenniité pour ses travaux une somme de l.-iOO francs lui soit allouée. M. Henri de Tourville ayant pris à sa charge les frais de location de la salle et de publicité, nous avons pensé (ju'une souscription ouverte entre les meilleurs amis des études sociales produirait aisément la modeste somme de l.:20() francs, ("/est à cette souscription que nous vous demandons de voidoir bien prendre part. Ajoutons (|ue, comme il est difficile cpi'un enseignement de cette nature donne en une seule année des résultats suffisants, il serait ;"i désirer (pu' le cours fût établi pour trois ans. Nous espérons donc (pie votre souscription pourrait se renouveler les deux années (pii suivront celle-ci. Aussi pen.serons-nous, sauf indicalinn dr rolrr /Kirf, E TouRviLLE, E. Dkmolins, A. Dauprat. (1) On est prié d'adresser les souscriptions à M. Demolias, à la Guichardière, par Verneuil Eure , ou à M. l^aul Leloup, administrateur de la Science sociale, 56, rue Jacob, Paris. QUESTIONS DU JOUR A IMIOPOS IIE L'ALLIA.NCi: KLSSE LES SYMPATHIES EMRE NATIONS -ocN30a-o— l/cntliousiasinc des foules françaises à l'égard de la Kussic, après avoir éclaté en 1893 lors du voyage à Paris de l'amiral Avelloue et des marins russes, en ISÎXi lors de la visite du tsar Nicolas II à M. Félix Kaure. en 1897 lors de la visite de M. Félix Faure à Nicolas 11. continue, comme le montrent les événements présents, à se donner brillamment carrière. Discours, toasts, articles dithyrambiques, exécutions do Y Ih/inur 7'ussr et de la Matspillaisr, vivats, applaudissements, acclamations, chansons de camelots : tout témoigne d'une sincère passion à l'égard du peuple allié, passion assez forte pour triompher momentanément des cpierellesde parti — on sait cependant si celles-ci sont ar- dentes — et pour produire dans la presse — chose extraordi- nairemenl rare — le phénomène dune quasi-unanimité. Cer- tains journaux acclament lo tsar parer rjit'û est venu .sous le ministère actuel; d'autres l'accl.unent f/uoit/u'il soit venu sous ce ministère; mais. î\ part quelques intransigeants d'extrème- (Iroite et d'extrème-gauche, tout le moiulc se croit tenu de faire hou visage, et de surpasser même, s'il est possible. le [);irti adverse en démonstrations amicales à l'égard de notre hôte impérial. (> fait particulier nous inspire la pensée de remonter à un fait A l'HOPOS DE l'alliance RUSSE. i 8.J général : celui des sympathies internationales. Comment nais- sent les amitiés entre nations, ou tout au moins entre fragments de nations. Surviennent-elles de plusieurs manières? et, en ce cas, quelle distinction peut-on établir entre les causes qui prési- dent à l'origine de ces sympathies? Voilà des questions qui sont incontestablement du ressort de la science sociale, et auxquelles nous voudrions répondre sommairement, en attendant qu'elles soient élucidées par des travaux plus approfondis. Tne revue rapide de ce qu'ont été et de ce que sont encore les sympathies entre nations nous a portés à les ramener à trois causes : le besoin de faire faire face à un ennemi commun, la perception d'une parenté entre deux races, et le prosélytisme des idées. Examinons successivement ces trois groupes. l'union contre l'ennkmi commun Qu'on nous permette de commencer par une observation bi- zarre, puérile, mais qui mérite toutefois de nous arrêter un ins- tant; il n'y a pas de guerres^ ni de batailles, ni de rixes à trois. Dans toute espèce de lutte, les adversaires sont deux. Lorsqu'on y réfléchit, on constate que ce fait très simple contredit la théorie pure. Il se peut que Pierre déteste Paul et Jean, que Paul déteste Jean et Pierre, et que Jean déteste Pierre et Paul. Pourtant, si un conflit éclate entre ces trois hommes, il se trouvera toujours que, momentanément, deux d'entre eux se seront réunis contre un, quitte à se battre ensuite, quand la première bataille sera finie. Ordinairement, la coalition a lieu entre les deux plus faibles contre le plus fort. Il y a pourtant le cas où les deux plus forts se réunissent contre le plus faible, pour dépouiller celui-ci, se réser- vant d'en venir ensuite aux mains à propos du partage des dé- pouilles, comme on l'a vu en 1864 lors de la guerre entreprise contre le Danemark par la Prusse et l'Autriche... deux ans avant Sadowa. Ce qui est vrai pour les rixes entre individus l'est pour les luttes entre nations. La fonction essentielle de l'État est de iSf) LA SCIENCE SOCIALE. maintenir la sécurité, tant extérieure qu'intérieure, et de pour- voir, par conséquent, à l'existence nationale elle-même, laquelle peut se trouver menacée par l'ambition d un Ktat rival. En ce cas, l'État fait ce que ferait, à sa place, un individu menacé par un autre individu. Il appelle au secours; il demande qu'on lui prête main-forte. .Mais les États ne se dérangent pas comme les individus. Ceux qui gouvernent une nation sont payés pour faire bi sourde oreille tant qu'ils n'entendent que la cloche de la géné- rosité. Par situation, ils ne peuvent guère songera mobiliser les forces militaires dont ils disposent, c'est-à-dire à jeter toute la nation dans une immense crise, sans la perception ou l'illusion de bénéfices à recueillir. Un État attaqué peut donc appeler au secours sans que les voisins fassent un geste pour le défendre. Pour obtenir cette « main-foite » qu'il réclame, il faut qu'il puisse persuader à d'autres États que son ennemi est également leur adversaire, ou mieux encore (]ue cette persuasion existe déjà. Il se forme alors une cotilitiun, autrement dit une association fondée sur des craintes communes; et, naturellement, la commu- nauté des haines engendre, chez ceux qui haïssent le même peu- ple, une sympathie pi-oportionnée à ces antipathies identiques. Comme rexpli(|ucnt fort bien les philosophes, la haine n'est que le revers de l'amour. Ou s'éprend de (|uelqu'un ou de quehjue chose uniquement parce qu'on sait que cette personne ou cette chose sont désagréables à un ennemi. Il y a (piehiues années, au moment où les Italiens étaient battus par les .Vbyssins. un conilit manqua d'éclater entre l'Italie et le Brésil à propos de certaines altcMcalions entre émigrauts italiens et ouvriers brésiliens dans l'État (le Saint-Paul. Ces incidents donnèrent lieu à des manifes- tations fort curieuses, où l'on entendit . proférée par des voix brésiliennes, cette exclamation bien inattendue : «' Vive Méné- lik! » De môme les Tchèques de Bohème, qui ont peu de rap- ports avec nous, mais qui détestent coidialement les .Mlemands, ne perdent pas une occasion de crier : « Vive la France! » C'est la lrans|)osition d'une passion négative en passion positive. l/histoire est pleine d'alliances (jui témoignent du fonctionne- nieiil normal de cette loi. Oue voyons-nous à Salamine.* Des A PliOl'iS I)F. l'aLLIAM.E RISSE. 187 Athéuiens et dos Spartiates qui fraternisscnt pour faire face à renvahisseur pei*se. Uuehjiies années après, Sparte est en lutte contre Athènes, dont la prépondérance a décidément excité la jalousie, et nous voyons, dans le Ligue anti-athénienne, les Thé- hains unis aux Laeédémoniens. Sparte triomphe : coalition d'A- thènes avec Thèbcs. Cette dernière cité, sousÉpaminondas, monte à son tour au pinacle. .Nouvelle alliance des Athéniens et des La- eédémoniens. L'initiative des pouvoirs publics est généralement visible dans ces sortes d'alliances, mais Topinion publique, gé- néralement aussi, n'a pas de peine à suivre les choix de ceux qui dirigent la diplomatie. Parfois l'opinion précède, et les hommes d'État ne font que suivre les indications de la voix publique. La voix publique elle-même jaillit de la « force des choses ». Il y a. en certains cas, des rapprochements qm s'imposent entre nations, comme ils s'imposent entre personnes inconnues, indif- férentes, que menace tout à coup un même périL L'histoire romaine ofïre un bel exemple d'amitié fondée sur une commune inimitié. C'est celui de l'alliance entre Rome et Marseille, également hostiles aux Carthaginois. La sympathie fut vive et durable entre ces deux républiques, dont la plus grande ne finit par absorber la plus petite — longtemps après l'absorp- tion de la Provence et de l'Espagne — que lorsque les Marseillais, au cours des guerres civiles, eurent pris le parti de Pompée. De même, au cours des longues guerres entre la France et l'Angle- terre, la séculaire entente entre la France et l'Ecosse. De même encore, pendant les luttes contre la maison d'Autriche, la sécu- laire entente entre la France et la Turquie. Ce dernier exemple a même cela de curieux qu'il heurtait de front toutes les traditions reçues et que la sympathie créée par la situation avait à lutter contre des antipathies dues à la religion, aux mœurs, à la race. C'est un « cas limite •, une preuve de la puissance que peut avoir une inimitié commune pour triompher d'une foule d'autres causes propres à engendrer la division. D'une façon générale, l'apparition des grands conquérants est une cause extraordinaire d'unions entre gens qui ne songeaient pas à s'unir. Ce sont les « grandes coalitions », suscitées par le 1^^ LA SCIENCE SOCtALE. besoin de contre-balancer les grandes anihitions : coalition des cités grecques contre Alexandre, coalition des peuplades anglaises contre César, coalition des Romains, des Francs et des (loths contre Attila, coalition de l'Europe presque* ontièrc contre Napoléon. Presque entière, disons-nous, car le conquérant conservait mal- gré tout deux sympathies : celle du Danemark et celle de la Po- logne, deux vaincus, deux écrasés, qui avaient trop cruellement soullert de la part des coalisés pour n'avoir pas à gagner quelque chose aux succès de celui que visait la coalition. Et ces deux excep- tions confirment très logiquement la règle. De cette grande loi se dégage un corollaire, assez connu d'ail- leurs comme vérité empirique : Ica Etals s'aiment plua de loin que de près. Les alliances les plus stables, celles qui se traduisent par conséquent en sympathies plus sérieuses, sont celles qui s'établis- sent entre États non voisins. L'histoire de France nous atteste, par exemple, que les trois alliés les plus tidéles de notre pays ont été l'Lcosse, la Suède et la Turquie. C'est surtout avec ses voisins qu'on a des procès ; mais comme ces voisins ont eux-mêmes d'au- tres procès avec des voisins à eux, qui ne sont pas nos voisins à nous, il est tout simple de s'entendre avec ces derniers. L'Ecosse fut notre amie par haine de l'.Xngleterre, la Suède et la Tutquie par haine de l'Empire et de la maison d'Autricbe. .aujourd'hui, dans l'Amérique du Sud, on parle d'une entente entr»^ le Vene- zuela et l'Équaleur contre la Colombie, qui les sépare, et dune autre entente, éventuelle il est vrai, entre le Chili et le Brésil contre la Uépublique Argentine, qui les sépare cyalement. La grande force de l'alliance franco-russe, c'est (jue les possessions fran- çai.scs et les possessions russes, malgré l'espare immense que les unes et les autres occupent à la surface du globe, ne se touchent nulle part, au lieu (pio lAllomagne, avec (|ui les deux peuples ont ou peuvent avoir des démêlés, touche également leurs deux terri- toires. Certes, ce n'est pas là une loi sans exceptions. Elle est sou- mise, en ell'et, aux variations et aux perturbations qu'y jettent les deux autres causes de sym[)athie dont nous avons à parler encore. En outre, il est naturel de considérer comme adversaire un pays même éloigné, si ce pays est \<>isin et adversaire d'un A PRoros DE l'alliance russe. ISÎ) autre pays éloiiiné considéré comme ami. Enlin, parmi les voisins de chaque peuple, il en est qui se touchent eux-mêmes, et qui peuvent se trouver en conflit, de sorte que riutérèt national com- mande l'alliance, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre. C'est ainsi que le roi Charles V, pendant la guerre de Cent Ans, faisait fête à l'Empire, et que Fraurois V, au contraire, au moment de ses luttes contre Clarles-Quint, essayait de séduire l'Angleterre par les magnificences du Camp du drap d'or. La grandeur menaçante de la maison d'Autriche poussait donc la France à se réconcilier non seulement avec les Turcs, ennemis communs de la chré- tienté, honnis et redoutés à cette époque avec la dernière éner- gie, mais encore avec les Anglais, ennemis traditionnels, objets de mille rancunes populaires, et cela, un demi-siècle à peine après la fin de la guerre de Cent Ans. En fait, cette alliance avec l'Angleterre, vainement recherchée par François F'', se trouva réalisée un instant, sous Louis XIV et Cromwell, en présence de la prépondérance espagnole. Bref, entre deux voisins ([ue l'on n'aime pas, la règle est de traiter le moins dangereux en ami pour se garder de l'autre, quels que soient les griefs du passé et les ris- ques de brouille pour l'avenir. On a dit souvent que les nations sont entre elles à l'état sauvage, ce qui expliquerait leur égoïsme, le rôle prépondérant de l'intérêt dans leurs alliances, le sans-gêne avec lequel elles abandonnent des nations amies pour s'allier à des nations en- nemies. Mais on n'a pas expliqué pourquoi des collectivités composées d'individus civilisés font preuve d'une telle « sau- vagerie )). C'est que les États sont des organismes, et non des individus, et que ces organismes ont pour raison d'être une chose toute spéciale : le maintien de la sécurité. Dès lors l'homme le plus charitable et le plus bienveillant du monde, capable de secourir un ami ou même un ennemi personnel dans l'infor- tune, ne croira pas, en conscience, s'il est dépositaire du pouvoir, avoir le droit de compromettre le repos, le salut même de son pays en des aventures dangereuses. lia une consigne utilitaire, et, presque toujours, il l'observe, ce qui le met quelquefois en con- flit, comme nous allons le voir, avec des « courants d'opinions ». lîlO LA SCIENCE SOCIALE. Il est en effet des sympathies internationales qui ne sont pas fondées sur ce besoin de faire face à un daneer commun, et procèdent d'un sentiment plus désintéressé, d'une source plus noble, phis individuelle aussi, et plus dégagée de l'action des pouvoirs puljlics, qui les subissent et les utilisent, mais ne les créent pas. Tout d'abord, notons les sympathies fondées sur le sentiment d'une commune origine, sympathies qui ont joué un grand rôle dans les guerres et les révolutions de tout le siècle der- nier. II. — \.\ l'ARK.NTK lus IIACKS On parle beaucoup, aujourd'hui, des « nations sœurs ». Cette expression demanderait à être éclaircic. Kn effet, au point de vue de la descendance, il est certain que de grands mélanges de peuples se sont opérés en chaque [)ays, au point qu'on ne peut se flatter raisonnablement de voir, dans un ensemble dhommes habitant une région quelcon(|ue. les arrière-petits- enfants de mêmes ancêtres, ou d'ancêtres parfaitement homo- gènes. Les anthropologistes y perdent leur latin, et ne peuvent se reconnaiti'f^ au milieu de la confusion de leurs dolichocé- p'iales et dtî leurs brachycéphalcs. Ce (|ui est vrai, c'est qu'il est des peuples dilférents, soit voisins, soit éloignés, chez lesquels la prédominance de certaines populations a gravé une véritable empreinte sociale, d'oîi résuUent des analogies. Celle de ces analogies qui frappe le plus est l'analogie des langues, lacjuelle ne va pas sans d'autres ressemblances eu ce (pii concerne les mœurs et la tournure d'esprit, et qui sup- pose, en fait, de vraies parentés entre les peuph's, au moins pour la Iraction (pii a su imposer son langage au reste du pays. Il est certain, par exemple, que, parmi l(>s ancêtres des Uoumains actuels, fjuch/ues-uns au moins ont du venir, sinon d'Italie, du moins de provinces très fortement imprégnées de la civilisation romaine. Or, plus les voyages se multiplient. [)lus les communications deviennent faciles, et plus ces ana- A PROPOS hf. l'alliance risse. VM logies sont remarquées, commentées, exploitées: et il est indé- niable que la découverte de telles ressemblances crée de vastes sympathies collectives dans lesquelles l'action des gouvcrnemeul> n'est pour rien. Ce phénomène dépend plutôt des cultures in- tellecluoUes. C'est en apprenant l'histoire qu'on sent éclore ces allections, et en la vulgarisant qu'on les rend populaires. On se découvre des cousins, et on les aime , uniquement parce qu on sait ou (pi'on croi/ qu'ils sont des cousins. Il y a eu quelque chose de ce sentiment dans le « cou- rant » qui a créé l'unité italienne, et qui, aujourd'hui encore, pousse les « irrédentistes » à la réunion de Trieste et du Tren- tin à l'Italie. C'est ce sentiment qui a permis le « réveil » des principautés balkaniques. C'est lui qui explique le pangerma- nisme, le panslavisme, le paDhellénisme. et toutes les aspirations qui commencent par « pan ». On sait que, lors de l'insurrec- tion des colonies espagnoles de l'Amérique du Sud, l'Kspagne lutta longtemps pour reconquérir celles-ci, et ne se résigna que tardivement à sa défaite. Ces souvenirs n'ont pas em- pêché, au lendemain de la guerre hispano-américaine et des désastres si complets de l'Espagne, les républiques sud-améri- caine> d'envoyer des représentants au congrès de Madrid. pour poser les bases d'une sorte de vague union entre tous les pa^s de langue espagnole. Notons encore la sympathie toute spéciale des Hollandais pour les Boers, les rapports excel- lents du Portugal et du Brésil, et même la facilité avec laquelle le Japon, après sa guerre avec la Chine, s'est raccommodé avec les Chinois. Observons aussi le peu de dilticultés avec lequel les Russes s'assimilent peu à peu certaines peuplades tartares récemment annexées à leur empire, alore que la Finlande, pays de formation sociale bien différente, résiste énergiquement à ce g-enre d'assimulation. Le tsar sera plus spontanément ac- clamé dans les steppes des environs de Samarkande qu'à quel- ques verstes au nord-ouest de Saint-Pétersbourg. C'est que le Russe, en définitive, n'est qu'un Mongol dégrossi et que, trans- porté au centre de l'Asie, il se retrouve, socialement parlant, « en pays de connaissance >^. 102 LA SCIENCE SOCIALE L'anliqiiité nous montre que la loi dont nous parlons a fonc- tionné longtemps avant nous. Les Ioniens se liguaient volontiers contre les Doriens, et vice verso. Platée, voisine d'Athènes, se montra, comme on le sait, ralliée fidèle de celle-ci. et poussa même l'amitié jusqu'à l'héroïsme. Alexandre se flattait de des- cendre des lléraclidcs. et les Macédoniens, après leurs victoires sur la Grèce, s'enorgueillissaient d'être (irecs, tle cond>attre les « barbares » à coté des (irecs. L'intérêt peut se mêler sans doute à ces alliances entre nations-sœurs ou cités-sœurs ; mais, toutes choses égales d'ailleurs, on se découvre plus faci- lement des intérêts communs avec ceux qui vous ressemblent qu'avec ceux qui ne vous ressemblent pas. Ce sentiment de la communauté de race est toujours ce qui a facilité les fusions, après les guerres et les convulsions politiques qui en sont or- dinairement le prélude. Ln État ne se résout pas sans résis- tance il devenir province; il se débat, il lutte pour la conser- vation; mais, une fois l'indépendance perdue, il se console en pensant que les vai/u/ueurs sont ses frères. La rancune fait place à la sympathie, et cette sympathie, en ce cas particulier, prend la forme d'un patriotisme plus large, substitué à un pa- triotisme plus étroit. Sous (^hailcs le Téméraire. Français et Ho urgui gnons s'aimaient peu, car la passion conquérante ou défensive éclipsait alors tout autre sentiment, lue fois la Hour- gogne réunie à la couronne, la conscience de l'identité de race a repris le dessus, et, lors des combats sous Dijon, en 1870, nul Hourguignon ne s'est avisé de se réjouir de l'arrivée des AllcHiands, sous prétexte de saluer en eux les vengeurs de Charles le Téméraire. De même entre Vénitiens et Cénois. entre Saxons et Prussiens. Comme contre-épreuve, nous avons le cas des Anglais et des Irlandais, des Autiichiens et des Tchèques, des Magyars et des Uoumains de Transylvaniti qui, malgré leur séculaire réunion sous une dominai ion commune, continuent à se haïr, parce qu'ils ne se sentent « cousins » à aucun degré perceptible. Parmi les phénomènes actuels, le plus frappant peut-être, au point de vue (jui nous occupe, est celui d(^ la sympathie (jui A I'Rti|'0> riE L ALLIANCE RIS^E. l!».'} raj)proclic les Allemands tlAllemagne et les Allemands d'Au- triche. Celte sympathie a grandement facilité la conclusion de la Triple Alliance, et donne lieu encore, de temps en temps, à des manifestations sig-nificatives. Parmi les Autrichiens de race allemande, un grand nombre, loin de g-arder un souvenir amer de Sadowa, acceptent parfaitement l'idée d'une fusion de leur pays avec la Prusse et les autres États de l'empire allemand. Or. comme les Allemands forment en Autriche la caste domi- nante, le gouvernemont autrichien, malgré l'instinct de conser- vation (|ui devrait le détourner de cette tendance, se trouve orienté dans le sens prussophile. Quoique voisins, les deux peuples sont donc amis; mais, il ne faut pas se faire illusion, les choses pourraient changer d'aspect si le pouvoir tombait aux mains des Slaves, surtout aux mains des Tchèques, séparés des Allemands par une violente et séculaire antipathie. Toute- fois, ce renvereement de situation n'est pas près de se produire, car les Slaves sont plus faibles socialement, plus dispersés, plus divisés que leurs rivaux. En outre, les Hongrois, qu'ils détestent aussi, se trouvent rapprochés des Allemands par le besoin de combattre l'ennemi commun. L'Allemagne jouit donc en Au- triche de sympathies positives et de sympathies négatives. Quant à l'Italie, c'est un fait bion connu qu'elle n'éprouve aucune sym- pathie pour l'Autriche. Mais l'action de la première loi que nous avons étudiée la portée à rechercher l'alliance de l'Allemagne, peuple non voisin et protecteur indiqué par la nature. Elle se trouve donc reliée à l'Autriche par force, comme on est forcé de saluer quelqu'un avec qui on est eu froid quand on le ren- contre chez un ami commun. Les sympathies de race de l'Italien vont à l'Espagnol — des démonstrations l'ont prouvé lors de la guerre hispano-américaine — et même aux Français, comme l'indiquent de temps à autre certains discours ou certains écrits. Seulement l'intérêt de l'État l'emporte sans conteste sur ces vagues aspirations. Le rôle de la race dans la formation des sympathies éclate encore dans les mouvements d'opinion qui ont accompagné quelques-unes des dernières guerres. Aucune nation européenne l'.>4 LA SCIENCE SOCIALE. n'a été sérieusement portée à s'enthousiasmer pour les Ilovas attaqués par la France, pour les Marocains comijattus par les Espagnols, pour les derviches vaincus par l'expédition anglo- égyptienne. En revanche, on sait les sympathies quont obtenues les lioets, non seulement dans toute l'Europe, mais encore en Angleterre même, où des conférenciers ne craignent pas de plai- der leur cause, ('/est que Hovas, Marocains, derviches sont des hommes (Vautres mers, au lieu que les Hoers sont des descen- dants de Hollandais et de Français. Si l'Orange et le Transwaal avaient été conquis sur des Cafres, la chose n'eût excité aucune émotion. On conçoit que le développement de sympathies sembla l>lcs marche de pair avec celui de l'instruction. Les peuples qui n'appiennent pas l'histoire sont comme les familles cpii oublient leur généalogie. Il peut leur arriver de rencontrer des cousins sans les reconnaître. Au contraire, si la généalogie est conservée, elle engage à traiter en parents des individus qu'on n'aurait pas ou l'idée d'admettre chez soi. De même, \'iih'-e (ju' ils riaient /tarrnts a été, au dix-neuviémesiècle, un des grands instruments qui ont facilité le raj)prochement des divers peu- ples slaves, soit dans l'Empire autrichien, soit dans la péninsule des Balkans. Ces populations, pour nous servir d'une expression dont on abuse au point delà transformer en « cliché », ont « pris conscience d'elles-mêmes » et du lien (jiii les unissait à d'autres populations. Ce même proiirès de l'instruction est pour beau- cou[) dans les diverses manifestations ccltophiles dont nous avons été aussi témoins, notamment dans ces fêtes ou congrès «pii ont réuni, à certains moments, Has-Rretons, Irlandais et Callois. C"e>.t ainsi cpie les historiens, les archéologues, les [)liilc)!o,i;ues, et les poètes à leur suite, aident. ([ueUfuefois sans s'en douter, A la formation de sympathies internationales. Cette particularité nous amèm* tout naturellement à la troi- sième classe de sympathies : celles (|ui se fondent uniquenuMit sur le [)rosélytisme des idées, sur une sorte de concept moral dépouillé de toute arrière-pensée dintérêt ou de toute considé- ratii)n etlinol(>::i(pie. A l'itoi'os ni: l'ai.i.ianci: risse. in.'i III. LK PHOSKLVIISMK DF.S IDEKS Ce genre de sympathie fleurit surtout chez les peuples à in- tense développement de clans politiques. Il correspond encore, quelquefois, à l'exaltation du sentiment religieux. La Marseillaise, le Clianl du départ, sont instructifs à ce point de vue. Les révolutionnaires de 1793 n'en voulaient pas précisé- ment aux étrangers qui faisaient la guerre à la France, mais à leurs rois, A leurs empereurs, à leurs « tyrans ». Cet état d'àme a per- sisté, sous des formes variées, pendant tout le dix-neuvième siècle, et s'est révélé par la sympathie prodiguée à toutes les insurrections, parer que c étaient des insurreelions. Trois en- thousiasmes, particulièrement éclatants, se détachent de la masse : enthousiasme pour la Crèce révoltée contre la Turquie, enthou- siasme pour l'Italie révoltée contre l'Autriche, enthousiasme pour la Pologne révoltée contre la Russie. Inutile de rappeler les faits innombrables qui ont affirmé ces sympathies, presque toujours gé- néreuses, parfois déclamatoires. Elles ont poussé certains gouver- nements ;'i des équipées imprudentes, mais qui attestaient, dans tous les cas, le triomphe d'un « idéal » politique. Tel peuple re- présentait-il l'esprit de révolution? Il avait la sympathie interna- lionale des révolutionnaires. Tel autre incarnait-il l'esprit de résistance et de répression? Il attirait, moins bruyamment, mais réellom.ent. la sympathie internationale des conservateurs. On avait des amitiés et des inimitiés par principe. La question de Tesclavage fit beaucoup, pendant la guerre de sécession, pour le triomphe des États du Xord. qui pourtant avaient bien d'autres visées que l'émancipation des esclaves. 3Iais des mil- lions d'Européens ne virent cette vaste querelle qu'à travers la Case de ronde Tom. A vingt-cinq siècles de distance, les cités grecques nous offrent un spectacle analogue. La sympathie des aristocrates va vers les cités aristocratiques; celle des démocrates vers les cités démocra- tiques. Xénophon et Platon se rendent suspects de « laconisme », 1!h; la science sociale. parce qu'ils no craifineiit pas. à l'iieure même où Athènes lutte si cncri:iqiieiiient contre Sparte, de témoigner leur admiration plus que « ])latoniquc •■ pour la constitution de cette dernière cité. Au moyen âge, si l'on relisait l'histoire des g-uelfes et des gi])elins, on assisterait à des spectacles analogues. Sans doute, des questions d'intérêt, des perspectives d'alliance viennent parfois se mêler tout naturellement à ces sympathies désintéressées; mais souvent le mouvement de sympathie est vraiment spontané, et justifie le proverbe : « (Jui se ressemble s'assemble. » Il arrive que ceux qui associent leurs afl'ections à distance, en plusieurs na- tions, sont de part et d'autre des vaincus, n'espérant rien les uns des autres, et résignés à leur défaite. Us s'aiment néanmoins, et se le disent, conmie les légitimistes français aimaient les carlistes espagnols et les miguélistes portugais, ou comme les socialistes d'un pays quelconque fraternisent systématiquement avec ceu.x de tous les autres pays. Ceci étant, on conçoit (jue l'identité de relig-ion, surtout aux êpo(jues (le vie religieuse intense, puisse faire également sym- pathiser les nations. La coalititm qui a produit les croisades n'aurait pas existé sans cette sympathie de nature supéi'ieure, (jui avait à triompher de mille rivalités et de mille motifs de dé- sunion. Hn a vu des chevaliers anglais aller combattre les Maures en Kspague. Durant les guerres de religion, au seizième et même au dix-septième siècle, les catholiques tournaient spontanément leurs regards vers cette même Kspagne, pendant que les protestants s'adressaient à l'Angleterre ou A la Hollande. Dans les Balkans, la Hussie a longtemps bénéficié des ressemblances qui existent entre l'orthodoxie grec(|uc et l'orthodoxie russe. Aujoui'd'hui encctre, une des causes qui intéressent les Kuiopéens î\ l'.Vbyssi- nie et contrijjuent à mettre en relief la bi/arre ligure du négus Ménélik, c'est sans contredit ce reste d<' christianisme conservé par les Kthio[)iens à travers les siècles, dans leur lie de monta- gnes battue de tous c7 vait Jjien n pondie à la France : «■ Xous fraternisons avec vous parce que vous êtes une des plus riches nations du globe, et que votre crédit se soutient merveilleusement. » Cela se pense, mais cela ne se dit pas, parce que ce n'est ni sentimental, ni digne, ni prudent, ni protocolaire. Voilà pourquoi il est si difficile, à ceux qui ont ou se donnent mission de célébrer lamitié franco- russe, de sortir de banalités du langage diplomatique. C'est toujours la paix, le maintien de la paix, le grand bien de la paix, conservé au monde par la bonne intelligence de deux grands peuples puissants et pacifiques. On ne peut tirer ni de la formation sociale des deux peuples, ni de leur origine, ni de leurs institutions, ni de leurs aspirations, ni de leur re- ligion, des « motifs » autour desquels on enguirlanderait des considérations moins banales. L'Allemagne et rAutriche ont plus de choses à se dire, en de telles circonstances, que la France et la Russie. Seulement, les doux premières sont voisines, ce qui peut facilement tout gâter. Au reste, ces sympathies entre deux peuples absolument dif- férents ne sont pas, tout imparfaites qu'elles soient, sans offrir certains avantages au point de vue du progrès général de l'humanité. Les contacts individuels entre nationaux des deux pays trouvent, grâce à ces ententes, l'occasion de devenir plus fréquents. Le pays le plus avancé peut exercer une in- fluence éducatrice sur l'élite du pays le moins avancé. Ce résul- tat n'est pas infaillible ; il a simplement des chances de se pro- duire. Certes, nous ne sommes pas pour les Russes de fameux instituteurs; mais nous avons tout de même des choses à leur apprendre, et, puisque les leçons des Anglais ont le tort de ne pas se faire accueillir avec faveur par les peuples slaves, il n'est pas fâcheux qu'une plus ample et plus haute vogue soit donnée chez les Russes à ce qui peut leur venir des Français. G. d'Azamblja. HISTOIRE DE LA FORMATION PAKTICl LARISTE XIII L'INTRODUCTION DES SAXONS DANS LA GRANDE-BRETAGNE PAR LES JUTES d). Avant (l'examiner les causes de déformation du type féodal, nous avons ù connaître la formation d'un autre type, sorti, comme celui du Franc, d'une émigration saxonne conduite par des cliefs odinifjucs. ("/est le type du Saxon de la (irande-Iîretagne, appelé dans la suite Am/lo-Saxon. Le Saxon de la (Irande-Hretagne a diil'éré du Saxon du Conti- nent en ce qu'il a rencontré, comme le Franc, un sol rklio. VA il a diflcré du Franc en ce cpi'il a rendu le .«0/ vacant , comme avait fait le Saxon du continent dans la plaine du W eser, occupée par les Chérusrpies. Le sol riche sur le(|uel s'est formé le type anglo-saxon est la partie fertile de l'Angleterre proprement dite, les belles plaines de ses grands fleuves. L'invasion saxonne, à l'origine, s'est ar- rêtée net au pied des trois grands massifs montagneux de l'ouest, d'où ces lleuves descendent : le massif de Coruouaillcs, celui du Pays de Galles et celui du (aimherland. Klle s'est heurtée au nord contre les hautes terres de l'Kcosse, dites Lplands et High- inuds, vaste accouplement des monts (Iheviot et Crampians. La richesse de production dont sont cnj).il>les ces supei-hes (I) Voir liniicle prérédenl, août I'.k'I : Science sociale, l. WXII, p 102. HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICLLARISïË. 201 plaines l)asses de l'Angleterre est assez connue : il est inutile (jue j'y insiste. Mais ce pays, aussi fertile par nature que beaucoup des meil- leures parties de la C.aule, n'avait pas été colonisé par les F{o- mains de la même manière que celle-ci. La cause en était à la dillérence des conditions atmosphériques. Le nord de la Gaule lui-même, auquel on donnait le nom particulier de Gaule Bel- gique, au delà de la Marne et de la Seine, n'avait été que faible- ment romanisé : nous avons vu que les Francs ne s'étaient trouvés véritablement enveloppés par les institutions romaines qu'en atteignant la Seine. Le climat est ce qui détermine le plus normalement l'aire de diffusion dun peuple. En montant au nord, le Romain sortait bien plus de son climat qu'en s'éten- dant à l'orient, dans le bassin de la Méditerranée ou, sur la droite du Danube, à travers l'Europe centrale et de là eu Asie Mineure. C'est pourquoi la colonisation romaine, qui s'est tant allongée vers l'orient, s'est arrêtée court dans le nord, malgré une puis- sante et longue occupation militaire. (Voir une carte de l'Em- pire romain. — Atlas Vidal-Lablache, 10. i La pensée des Romains, en occupant militairement la Grande- Bretagne, n'avait pas été de s'y répandre, de s'y enrichir et d'en jouir par des installations domaniales et urbaines. Cicéron. dis- cutant de quel produit pourrait être la conquête du pays, con- cluait qu'il n'y avait à en tirer que des esclaves. César, dans son expédition d'Outre-Manche, ne s'était pas proposé autre chose que d'enlever aux Gaulois l'appui d'un peuple voisin : « Bien que l'été, dit-il. fût près de finir et que. dans cette région, où la Gaule s'incline tout entière vers le nord, les hivers soient hâtifs. César entreprit de passer en Bretagne, parce qu'il sa- vait que dans presque toutes nos guerres contre les Gaulois des secours étaient venus de là à l'ennemi. » [De Bello gallico, lib. IV. 20.) Les conditions atmosphériques des contrées septentrionales étaient antipathiques et rébarbatives à des Méditerranéens. Cela va de soi et subsiste aujourd'hui. Ces hommes ne peuvent se détacher d'un ciel bleu. C'est ce qui fait que les Romains ne se 202 LA SCIENCE SOCIALE. laissèrent pas attirer par la fertilité de ces terres embrumées : « Je ramènerai, dit Tacite, à la vérité des faits, ce qui, mal connu jusqu'ici, a exercé le savoir-dire de nos devanciers. Le ciel de lirctagne est repoussant (fœdum) par ses pluies et ses brouillards continuels. Quant à des froids riijoureux, il n'y en a pas. Si l'on excepte l'olivier, la vigne et les autres espèces natives des pays chauds, le sol se prête à toute sorte de pro- ductions; il est fécond. » {Vie d'Agricola, 10 et 12.) C'est ici le lieu de rappeler le cri que laissait échapper ce même Romain au début de sa description de la Germanie, malgré l'intérêt si cxpressirque lui avaient inspiré ces régions du nord : « Sans comp- ter, dit-il, le péril d'une mer menaçante et inconnue, f/ui donc (juilterait l'Asie, r Afrique ou l'Italie pour aller habiter une terre sans relief, au ciel austère, à l'aspect triste et sauvage, >/ là ?i' était sa patrie? » [Germanie, 2.) Mais quelle que fût leur répulsion pour la nature septentrio- nale, les Homains, quand ils eurent une fois mis le pied dans la (Irande-Bretag-ne, ne purent plus limiter leur conquête. Ils se trouvèrent aux prises avec des peuplades encore très peu séden- taires, qui, combattant à la façon des nomades, disparaissaient au plus loin dans la déf.iitc et repaiaissaient, grossies de nou- velles bandes, on de torrentielles incursions. Nulle part on uf pouvait poser en face de ce peuple mouvant une frontière li\e et assurée. Les concjuérants durent pénétrer juscpi'au fond de ce réservoir d'hommes et opposer à ces interminables courses l'obs- tacle de deux « grandes murailles », élevées en travers du pays : le mur d'Adrien, entre le golfe de Sohvay et l'embouchure de la Tyne, et le mur de Septime-Sévère, entre le golfe de la Clyde et celui du Korlh. Mais rc n'était pas là un moyen suflisant pour lixer au sol ces êtres remuants; ils restèrent toujours prêts à courir sus aux Romains ou ;\ se jeter les uns sur les autres. La domination imj)ériale, pendant (piati'e siècles et demi, n'eut d'autre souci que de les contenir. I>«'[)uis le premier débanjuemeut de César, en 5.'» avant l'ère chrétienne, juscju'au retrait dèiiuilif des légions rappelées par llonorius, en VOS, contre la grande invasion barbare du eonti- IIISTOIHK DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 20.'{ lient, il n'y eut d'auti'es formes de l'oecupation que celles-ci : r La création de voies romaines ponr faire circuler les lé- gions. La plus connue de ces voies dans l'histoire est celle qui traversait obliquement l'Angleterre de Douvres à Chester. Klle menait ainsi à la fois du sud au nord et de l'est à l'ouest. Klle suivait la direction générale des hauteurs qui sont comme l'é- pine dorsale du pays et permettait de le dominer tout entier. 2" La construction do camps retranchés. Ils sont l'origine de tant de noms de lieu qui se terminent par la finale cester ou chester, ancienne prononciation saxonne du mot latin raslrwu, camp. Le pays de Chester entre autres, célèbre aujourd'hui par ses fromages, doit précisément son nom au camp qui gardait l'extrémité occidentale de la voie romaine dont il vient d'être question. 3" L'installation de factoreries. Sous la protection des camps, les marchands romains faisaient quelques établissements où ils récoltaient des esclaves et trafiquaient des pelleteries du nord que leur procuraient les chasses des indigènes. ï° La formation de colonies de fonctionnaires . Les multiples emplois de l'administration impériale fournissaient le recrute- ment le plus clair de l'immigration romaine en Grande-Bretagne où, comme nous venons de le voir, la colonisation était sans at- trait naturel pour les hommes de race méridionale. Les fonction- naires du moins y trouvaient à piller comme ailleurs. Il est vraisemblable cependant qu'eux-mêmes cherchaient peu à s'y implanter. Ils ne faisaient là qu'une colonie instable. Us devaient aspirer à des provinces plus ensoleillées et à des profits plus larges au milieu de populations moins primitives. 5" La fondation à' établissements publics. Ces établissements étaient créés parles Empereurs pour répondre à certains besoins intellectuels ou matériels du personnel administratif et des rares Romains colons bénévoles. Il n'y eut donc, en Grande-Bretagne, rien de cette invasion de particuliers, de ce peuplement latin, de cette fusion des in- digènes et des conquérants, qui se produisit en Gaule. Il ne s'est pas fait une race de « Britanno-Komains » comme il s'en est fait :>0i LA SCIENCE SOCIALE. une de (lallo-Komains. Kt la raison en est que les Romains ont pratiqué eiHlrande-Bretagne Foccupation militaire et administra- tive, non la colonisation agricole. Aussi, lorsque, après '*53 ans de ce régime de domination, THm- pire, ramassant ses dernières forces contre les Barbares, rappela de la Grande-Bretagne ses légions, ce fut le départ grénéral des Romains. On en pourrait presque dire le jour et l'heure comme de la levée d'un siège. Il n'y eut pas là, comme sur les points où l'invasion forçait la frontière, une défaite de la puissance impé- riale, mais un e.xode de la population romaine. Et, en se retirant, cette population, composée surtout de soldats et de fonction- naires, ne laissa après elle rien d'une action quatre fois séculaire. Le néant de son œuvre était tel que Monta lembert a bien pu écrire: « Pas plus dans les institutions que dans les monuments de latirandc-Brelagne. Borne impériale n'a laissé aucune trace de sa hideuse domination. La langue et les mœurs lui ont échappé comme les lois. Tout ce qui n'est pas celtique y est teutoniquc. » {Les Moines d" Occident, \'\\. X, chap. i. i. IL page 11.) Tout ceci nous e.\[)li([ue comment les chefs odiniques, que nous allons voir amener les Saxons en Angleterre après le départ des Romains, n'y trouvèrent pas cette organisation administrative romaine et cette population romanisée (|ui firent en (iaule toute la force du pouvoir des Mérovingiens. C.eque l'invasion saximne rencontra en (Irande-Brctag-ne, ce fut de purs Celtes. Les Celtes étaient venus d(> la (iaule par un afilux incessant. Ils se poussaient les uns les autres vers le nord à me- sure qu'il en arrivait de nouveaux par le su(L A l'époque de l'oc- cupation romaine et jus((u'à l'arrivée des Saxons, on pouvait dis- tinguer comme tn.is bancs superposés de Celles, dont l'origine remontait évidemment à trois dates dilFérentes. A l'extrême norJ, c'est-;\-dire dans l'Kcosse, se trouvaient re- foulés ceux ([ui étaient le plus anciennement débarqués. Leurs nui'urs restées toutes nomades répondaient bien à l'état primitif des Celtes. Cette rég:ion (jui. aujourdhui encore, est célèbre pour la chasse, les avait inclinés vers la décadence; ils avaient toute l'allure des popidations chasseresses, ils en avaient laspect sau- HISTOIRE DE LA FORMATION l'ARTlCULARISTE. 205 vaiie, ils se tatouaient. (Icux qui occupaient le versant oriental de IKccsse formaient h nation des Pietés ; ceux (|ui occupaient le versant occidental, la nation des Calédoniens. Mais, du coté de l'occident, ils étaient inquiétés par d'autres Celtes qui, passés d'abord du midi et du centre de l'Angleterre en Irlande, remon- taient du nord de l'Irlande vers l'Ecosse à travers la mer, et s'em- paraient des terres autour du golfe de la Clyde. Ceux-là formaient la nation des Scots. Ce sont eux ({ui finirent par donner leur nom à l'Ecosse : Scotland. Du nord de l'Angleterre proprement dite à la limite septen- trionale du bassin de la Tamise, un second banc de Celtes repré- sentait bien le type moyen des populations de la Grande-Bretagne. On les appelait Bretons. Ils étaient plus « civilisés » que les Pietés et les Calédoniens, moins coureurs de bois, moins errants de demeure en demeure, quoique encore très mobiles : ils vivaient surtout de la vie pastorale. La contrée était admirablement dis- posée à cet eil'et. L'Angleterre se partage en trois natures de sol qui se côtoient constamment. Au fond des vallées, de luxuriantes prairies : c'est là que paissaient les troupeaux de l'espèce bo- vine, là que se retirait tout le monde l'hiver pour s'abriter contre les froids. Sur les pentes des coteaux et des collines, de magni- fiques forêts, particulièrement des forêts de chênes : c'est là qu'on entretenait des troupes innombrables de porcs. Enfin, sur les sommets, des landes suffisamment arrosées par l'humidité at- moispliérique : c'est là que se développait l'espèce ovine. Je laisse à penser si en pareil lieu il était facile aux Celtes de de- meurer pasteurs et mobiles! Un troisième banc de Celtes, confondu avec le précédent sous le nom de Bretons, mais différent de lui, occupait le pays entre la limite septentrionale du bassin de la Tamise et la Manche. C'étaient des Belges, appartenant aux mêmes peuplades que ceux du nord de la Gaule et portant parfois le même nom. C'est ainsi, par exemple, qu'il y avait des Atrébates, comme dans l'Artois. Ces troisièmes Celtes étaient ceux qui, de toutes manières et dans tous les sens du mot, se rapprochaient le plus des Celtes de la Gaule. Ils en étaient l'émigration la plus récente en Grande-Bretagne ; ils 200 LA SCIENCE SOCIALE. comiiiei'c.aient un peu avec eux d'un côté du détroit A l'autre ; par là même ils s'adonnaient à peu près comme eux, et plus que les autres Bretons, à la culluie et aux arts industriels. (> sont eux aussi qui ont eu le plus de rapports avec les Romains. Mais, faute d'avoir été encadrés par ceux-ci d'une forte colonisation agricole, ils conservèrent la mobilité matérielle et politique de leur race, avec un régime de culture rudimentaire et un gouvernement de clan. Car le gouvernement de clan, sous les apparences d'une autorité familiale ef patronale, ou d'un pouvoir local et subor- donné, subsistait derrière l'administration romaine, et c'est par lui que s'opéraient les fréquents soulèvements du peuple. Telle était au total la population qui occupait la (irande-lire- tagne à l'arrivée des Saxons. On voit combien peu elle était lixée au sol, et on s'e\pli(jue comment d'elle-même elle s'est retirée des territoires où les paysans saxons posaient leurs demeures. Nous allons suivre les phases de cette histoire. Comme l'humeur renuiante des Celtes de la Crande-Rretagne procédait foncièrement des principaux moyens d'existence qu'ils prali(juai<'n(, ainsi que nous venons de le reconnaître, et comme elle n'était j)as née spécialement de la haine de l'élranger, elle ne disparut pas après le départ des Romains. Déijarrassées de la loui'de paix (|ue leur inq)osait la domination iiu[)ériale. les peu- plades de l'Ile se livrèrent les unes contre les autres f» leur goût d'incursions : et cela, immédiatement. La poussée était surtout donnée par les i)lus nomades, les Calédoniens, les Pietés o{ les Scots, (jui descendaient du nord à travers toute l'.Vngleterre. Kt les désastreuses consé(juences de ce régime étaient surtout ressen- ties par les plus sédentaires, les Belges d'entre Tamise et Manche. Les diveis groupes de population de celte région du sud se coali- sèrent sous la pression d um* nt-ccssitè commune, et ils prirent pour pffifrt/ni on /trnth'//f/nn. c'est-à-dire pour chef commun, Vortigern, dont le clan ociiipiiil le t(>rritoire de Londres. Dès ce temps-là, au reste, se dessinaient les avantages de Lon- dres comme lieu de concentration. Le point (pi'il occupe dans les uiai:nili((ue bassin de la Tamise en faisait dès lors un marché HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 207 nierveilleuseiiient ouvert i\ la fois au commerce intérieur et au commerce extérieur. Ses débuts étaient modestes à coup sûr. mais sa supériorité sur les autres centres en Angleterre ne tarda pas A se signaler. Les commerrants étrangers qui avaient tout naturellement succédé aux commercanls romains, étaient ceux des rivages les plus voisins de la Grande-Bretagne en dehors des terres de l'Em- pire, c'est-à-dire les Jutes. Les y///p.y n'étaient que des (ioths de la péninsule Scandinave, appelée Chersonèse cimbrique du nom des fameux Cimbres des- cendus de là vers Kame, et .lutland du nom même de cette popu- lation gothique : Jute et (loth ne sont que deux prononciations différentes d'une même appellation. Le Jutland, dans une grande partie de son étendue, avait un sol beaucoup moins riche que les Iles Scandinaves et la Scanie le sud de la Suède , territoire prin- cipal des Goths, et ses habitants se rejettaient plus volontiers de la culture sur le commerce de mer et sur la piraterie. La Grande- Bretagne se présentait à eux comme un champ tout indiqué pour ce genre d'entreprise, depuis l'entière retraite des Romains. Ils trouvaient là sous leur main un peuple naïf, un peuple demeuré primitif, Jjonne clientèle de marchands et de pirates dans tous les temps. Comme la piraterie et le commerce en pays primitif ne vont pas sans l'appui de la force militaire, les Odiniques guerriers se faisaient les grands meneurs de ces expéditions de mer. Ils construisaient de grandes barques bien montées, bien ar- mées, au moyen desquelles ils couvraient de leur protection les transports des Jutes. Au moment où Vortigern fut élu penteyrn, les frères Hengist et Horsa. mis par la postérité au nombre des propres des- cendants d'Odin. étaient à la tète des Jutes qui pratiquaient le commerce avec Londres. C'est à eux que Vortigern s'adressa pour lui amener du secours de l'étranger, pour enrôler à son service quelqu'une de ces bandes du Nord qui se rendaient alors si fameuses par la conquête de l'Empire romain. Ceci se passait un peu avant +."30. Les Bretons firent en cette occa- -208 LA SCIENCE SOCIAL!;. sion ce que les Corses, par e\om[)le. de type social assez ana- logue, ont si souvent fait en recourant dans leurs querelles intestines aux bons offices des marchands de Gênes ou de Pise, qui leur procuraient des soldats aussi bien que toute autre marchandise. L'affaire fut agréée par Hengist et Horsa. Elle con- venait bien d'ailleurs à des Odiniques. Ils enrôlèrent ce qu'ils purent de Jutes en quête de fortune et allèrent encore cher- cher quelques renforts chez leurs voisins les Saxons en quête de territoire. C'est ainsi que les Saxons furent mis sur le chemin de l'An- gleterre. On ne peut voir plus clairement (]u"en cette circonstance comment les Odiniques s'en allaient dans le nord de l'Europe recrutant des bandes guerrières pour piller ou conquérir des États et conduisaient les Saxons à la recherche de nouveaux domaines. C'est à cette même époque que les émigrations saxonnes groupées sous le nom caractéristique de « bandes franques » ou franches, et déjà répandues dans les vallées du Hhin et du Mein, atteignaient définitivement avec Mérovée la (iaule Celtique. La première expédition saxonne en (irande-liretagne fut donc mêlée de Jutes et de Saxons. iMais les Jutes y dominaient. Le tout était d'ailleurs assez peu nombreux. Ils abordèrent à l'ile de Thanet. (Vest l'extrême pointe du pays que les (Celtes appelaient « la Projection », le promontoire : en leur langue, le h'rnL Elle est appelée ilc, parce qu'elle est comprise entre la mer et les deux embouchures d'une rivière qu'on aj)pellc la Stoui-. A l'aide de la Stour, l'expédition remonta jus(]u'à Cantorbéry. Lu, elle prit la voie romaine dont nous avons j)arlé et rallia ;\ Londres Vortigern. Ensemble ils s'a- vancèrent, par la même voie romaine, juscjue vers Leices'er (c'cst-{\-dire le camp, rastriim, de la rivière Lrif). En cet endroit, on sort du bassin de la Tamise, et on se trouve en face de ce grand b;jssiu i\o l'Ilumber cpii s'étend jus pi'à l'Ecosse et qui était le champ d'incursion des Celtes lIIf^TOlRE DE LA FORMATION PARTICULAHISTE. 2()i> du nord. C'est là que la rencontre devenait inévitable. Mais, à la droite de Leicester, se trouve un pays d'immenses marécages formés par toutes les rivières qui arrivent au Wash. L'expédition se [)orta de ce côté pour s'adosser aux marécages et éviter d'ôlre enveloppée par les Celtes beaucoup plus nom- breux du nord. C'est près de Stamiord, sur le ^^'ellaIHl, al'llucnt du Wash, qu'elle se cantonna. Elle reçut l'assaut de l'ennemi, le soutint victorieusement et, se jetant à la poursuite des assaillants, qui dans l'insuccès pri- rent la fuite selon la coutume celtique, elle les mit en pleine déroute. Horsa périt glorieusement dans la bataille. Hengist et ses navigateurs accoutumés, en bons marchands et pirates qu'ils étaient, demandèrent pour prix de leurs services l'île de Thanet — à laquelle ils avaient aborde — et file de Wight, Ce sont les deux postes, naturellement dé- fendus par leur ceinture deau, qui dominent les plus beaux points de débarquement en Angleterre. L'Ile de Thanet com- mande, d'une part, l'embouchure delaTamise et Londres; d'au- tre part, elle tient la tète de la cote maritime du Kent, « où, disait déjà César, abordent presque tous les a aisseaux venant de Gaule », {De Ikllo (jallico, lib. V, 13. j L'île de Wight com- mande les ports de Southampton et de Portsmouth, plus fa- meux aujourd'hui que jamais, l'un pour le commerce, l'autre pour la guerre. Mais, si ces deux postes maritimes, savamment choisis, suf- fisaient à Hengist et à ses navigateurs de profession, ils ne con- tentaient pas tous ceux de sa suite, les Jutes recrutés pour l'occasion et les Saxons, auxquels il fallait autre chose, une terre ferme, un pays pour y vivre. Aussi y eut-il bientôt querelle entre la suite d'Hengist et les Bretons de Vortigern au sujet des beaux terrains du pays de Kent, qui se trouvaient en face de lile de Thanet et que les nouveaux venus voulaient occuper. Une rencontre eut lieu à Ailsford ou Crayford), sur la Medway, affluent de la Tamise, qui forme comme un grand fossé à tra- vers le Kent. L'avantage resta à la troupe d'Hengist, qui se maintint dans la partie du Kent comprise entre i'ile de Thanet -210 LA SCIENCE SOCIALE. et la Medway. Ainsi fut fondé h- rrn/aume jule du Kent. Les Jutes avaient l)ien amené avec euv des Saxons, mais n'étaient pas Saxons : ils n'étaient pas de formation particula- riste; leurs ancêtres n'avaient pas subi l'action des rivages de la Norvèg"e. Ils appartenaient, comme nous l'avons dit, aux Vicux-Ormains, et parmi les Vieux-Germains à la branche des (ioths : ils étaient lesCioths de la presqu'île danoise, pays moins riche par natnie ((uc les iles, parce que l'ouest et le nord y sont formés en grande partie de sables et delag-unes. Cette partenait pas, puisqu'ils se la tirent céder après le succès de leur intervention contre les Bretons du Nord, dette situation dénote bien des navigateurs qui vivent de commerce et d'aventures, et non des colons agricoles qui ne cherchent que des terres. 3" La raison sociale, <■ Ih'ugist et Horsa frères » est un trait d'organisation patriarcale. On pourrait dire qu'il ne concerne (HU' les (>(lini(|ues, elu^fs de I expédition, et iKni les Jutes. Mai*; ce (jui appartient i)ien à la bande jute, c'est ceci : on distin- gue dans le rovaume de Kent, où elle s'est installée, les Jarh et les Karls, c'est-à-dire les Nobles et les Paysans, tout comme HISTOIRE DE LA FOUMATIO.N l'AUTlCL'LARISTE. ^11 chez IcsCiothb : la (ovmc des mots est un peu dillôieiite, on écri- vait Eoris et Ceoria, et de là sont venus Karl et CIihiI, mais le sens était le même. Cette distinction de nobles et de paysans ne se trouve pas parmi les Saxons, qui apparaissent comme de purs démocrates. Il y avait aussi chez les Jutes d'Angleterr(> beaucoup de [jcrsonnages dans le nom desquels entrait le mot KtheL qui sigiiilie Noble, comme par exemple Ethelbert, Ethel- burge, Kthelred, Kthelbrith. Cet usage ne se voit pas chez les Saxons de cette époque. 4° Les nouveaux habitants du Kent se montrent, dans l'histoire, comme des gens doux, affinés, à tendances hautes et idéalisées. C'est auprès d'eux que la mission de saint Augustin de Cantor- béry rencontra cet accueil sympathique et empreint d'une vraie grandeur, dont le souvenir est impérissable. On sent chez eux des esprits ouverts aux préoccupations intellectuelles, aux choses de l'étranger. Les Saxons au contraire sont demeurés longtemps avec la réputation de véritables paysans, tout occupés de leurs affaires persoimelles. On saisit bien là encore la ditfércnce du type du commerce à celui de la culture. Ainsi les Jutes et les Saxons se distinguent nettement. Le caractère particulièrement marchand des Jutes nous expli- que un phénomène que les historiens ont laisse dans l'ombre; il nous explique pourquoi ce ne sont pas les Jutes qui ont continué à envahir et à peupler la Grande-Bretagne. Même dans l'unique ex- pédition qu'ils aient faite, nous les voyons obligés de recruter des Saxons. C'est que la Grande-Bretagne, telle que nous l'avons dé- crite, n'offrait après tout à des marchands qu'un champ d'exploi- tation modeste, des ressources assez limitées. Elle n'était pas propre à attirer beaucoup de trafiquants. Les Romains pour leur compte avaient déjà vérifié le fait, indiqué par les prévisions de Cicéron. Mais combien n'était-ce pas plus vrai encore, depuis que la clientèle fournie par la colonie militaire et administrative romaine s'était retirée! Des immigrants agricoles, des chercheurs de terres comme les Saxons trouvaient au contraire merveilleuse- ment et surabondamnent leur affaire dans ce pays à sol riche, à sol neuf, d'où l'on pouvait sans trop de peine évincer une popu- ^12 LA SCIENCE SOCIALE. lation mal assise. C'est pourquoi Ilenirist et Ilorsa, en .eens d'af- faires bion avisés, avaient été porter des offres aux Saxons Ce n'était [)as riusuffisance numérique du peuple du .liilland qui avait oljligé ces deux meneurs des Jutes à s'adresser aux Saxons, car cette première expédition fut très [)eu nombreuse, et nous verrons plus tard le .lutlaiid verser des Ilots de pirates sur la (irande-lhetagne, alors qu'elle aura été enrichie par la cul- turc des Saxons, et sur la Neustrie, alors qu'elle aura été enrichie parla culture des Francs : ce sera en ce temps-là une belle [)roie pour des faiseurs de butiu. Je fais ici allusion aux invasions da- noises, dont le point de départ l'ut Hibe, sur la côte occidentale du Danemark. Mais,autempsd'lIengistetd'llorsa,laCrande-Bretai:ne n'était pas faite pour attirer les Jutes en si grand nombre ; ils -le ot si balciiileuse. l'ne charge tor- rentielle de Celtes aurait pu quehjue jour emporter et jeter ;\ l'eau les étroits établissements des Jutes, si admirablement posés (ju'ils fussent pour être défendus par un petit nombre d'hommes et pour être ravitaillés et secourus par mer. I/histoire a conservé la trace des émotions par lesquelles dut passer la colonie du Kent. On sait '.pic huit ans après la victoire d'Ailsford (jui leur avait donné le pays jusqu'à la .Medway, les Jutes étaient obligés A nouveau de s'enfermer dans llle de Thanet, où ils subissaient victorieusement une attani|)r(* dos lances on l'aNctir ou à roncouti'<' (\i' Tosprit [)r(»viiuial. M. (larro on 1803. M. Marion ou 1 SOS a\aionl drossô Ar puissantes maclunes do fiuorre contre la conception traditiomudlo qui taisait di' La Clia- lotais une NictiiMo inuocento âv son dévouement à la liberté. Voici que M. Poccpiot. vu doii\ noIuiuos «l'une très aboudanlo et très solide érudition (1), d'un sl\le très simple, mais trèsclialeu- reu\. reprend a\('C de léiières atténuations rancionne thèse et relève le piédestal à demi lu'isé par ses prédécesseurs. Le youvernoment do Louis \V coiîtait ti'ès clu'ret no procurait aneiin prostiu'o au l)ays. On était las de payei' [>our ahoutir à la «h'I'aite. Les pro\ iiicos «jui avaient eouservé leurs Ktats se mon- traient oiir le roi en Hr»'tai:no. avait à la fois maille à partii' à 00 sujet avec les deu.x corps qui représentaient (1; B. rocquct. /.('(lue il' iiffuillon el La < halolais. Paris, l'iiiiii, 1900. LES NOTABILITÉS lîHETONNES. ±[T) en co pays los pouvoirs léiiislutiret judiciaire. Voitoiucnt sciinoii- nés par le roi, les magistrats avaient presque tous donné leur démission. désori;anisant ainsi complètement Injustice et la po- lice. Le ministère crut ou feij^nit de croire à nu toiupiot. Il iif arrêter plusieurs conseillers et les deux procureurs généraux. M.M. de LaChalotais père et tils. Après treize mois de détention et trois instances engagées devant trois juridictions ditterentes, on n'avait encore pu trouver de charges sérieuses. Force fut de les relAcher. Pour ne pas paraître avoir le dessous, le roi. tout en déclarant ne pas vouloir trouver de coupables, les interna dans ditterentes villes. L'agitation continua. Neuf ans après, sous Louis XVI, ils furent solennellement réhabilités. Nous avons déjà eu l'occasion, il y a trois ans, d'exposer ici même la physionomie sociale de ces graves événements. Nous ne voulons pas revenir sur le fond du déi)at. Aussi bien le livre de I\L Pocquet n'a fait <[ue nous contîrmer dans notre opinion. Plus que jamais, nous croyons que la noblesse bretonne était dans son droit en défendant les lijjertés locales en matière financière, puisqu'elle s'appuyait sur la lettre du contrat duniou de la Bre- tagne à la France, (le régime d'exception était, dit-on, injuste. Nous pensons que le progrès eût consisté alors à assimiler la France à la Bretagne, nou à réduire la Bretagne à l'état de ser- vitude politique qui était celui de presque toutes les pro^'inces françaises. Ce rég-ime était préjudiciable, ajoute-t-on, aux intérêts des populations, que les agents du pouvoir central comprenaient bien mieux que les assemblées locales. Non, car rien ne montre que les pays d'élections fussent en 1789. toutes choses égales d'ailleurs, plus avaucés au point de vue économique que les pays d'États; non. car le crédit des États de Bretagne était su- périeur à celui du gouvernement central, ce qui prouve que leur administration inspirait aux particuliers plus de confiance: non. car si les États étaient souvent routiniers, si le parlement n'avait généralement en vue que des intérêts égoïstes, les fonc- tionnaires, même les plus intelligents (^et je n'hésite pas à recon- naître, à proclamer même un peu plus haut que M. Pocquet. que le duc d'Aiguillon fut de ceux-là, et que la postérité, trop bien- 216 LA SCIENCE SOCIALE. veillante pour Choiseul, a été injuste à son ég-ard) ont ju-esque toujours péché par une lu\te inconsidérée. Ils poussaient les villes à des dépenses deinbellisseinent exagérées, faisaient ouvrir à la fois tant de routes qu'il était impossible \iv non> la pailie la [)lus neuve du livre de M. l'oC(piet, c'est la paitie biographi(pie. Klle évoque une figure de La (îhalotais un peu dillérente de celle «pie nous nous r('j)iés(Mitions. elle lui restitue sa très haute valeur intellectuelle. LES NOTABILITÉS BRETONNES. 217 elle eu fait une de ces uotaljilités littéraires, d'allure l)ataillouse etpersouuelle, héritières de l'esprit des vieux clans celti<(ues, qui sout, nous avons déjà eu l'occasion de le dire, la plus haute ex- pression du tempérament breton. Puisque l'occasion s'oH're à ncnis, jetons un rapide coup d'œil sur ces Bretons éminents dont la ligure surgit de toutes parts aux yeux de riiistorien, lorsqu'il veut considérer l'un d'entre eux. Nos lecteurs ne nous sauront pas mauvais gré, espérons-le, de cette digression (jui sera avant tout une promenade. Notre excuse sera dans l'intérêt que nous portons aux choses de Bretagne et dans les observations, parfois curieuses, que nous sommes à même d'y recueillir tous les jours. La liste des notabilités bretonnes est en effet singulièrement instructive. De ISOii. à 1870, la Bretagne n'a pas vu naître un seul maréchal de France; de 1500 à 1792, elle n'en compte quo deux, (iuébriant et Coetlogon ; encore le second est-il un marin et le premier a-t-il fait toute sa carrière et acquis sa réj)utation dans les armées suédoises. Nous ne comptons pas en efl'et Chàteaure- nault qui appartient par son père à la noblesse dauphinoise, par sa mère à la magistrature parisienne, par la terre dont il porte le nom à la Touraine ; nous ne conqitons pas davantage ceux dont les familles peuvent être originaires de Bretagne, Matignon, Lavardin,Bois(lauphin, Grancei, Médavi, Gacé, Soubise, mais qui ont troqué leur nationalité contre une autre, ou qui, dans le monde bigarré de la cour, ont perdu par la multiplicité de leurs alliances tout caractère provincial, qui en un mot ont acquis, par le séjour dans un milieu plus riche, le désir et la façon de parvenir (1). Toutes les fois qu'il faut avancer pas à pas, l'échiné souple, la pensée toujours tendue par un labeur continu, le Bre- ton se rebute, se décourage et lâche pied. Il est volontiers sa- tisfait de son sort et regagne facilement son gîte. Il n'a pas d'am- bition, et on ne peut faire vibrer cette corde chez lui, car il se rend compte qu'il est trop peu malléable pour se pousser par (1) On retrouverait mieux le tempérament brelon chez des fils de Bretonnes authentiques, comme le maréchal de Richelieu, le troisième maréchal de Broglie, le second maréchal de Coiunv. 218 LA SCIENCE SOCIALE. liiiti'iiiiK' et tro[) iinaginatil' pour suivir do point en point uno filièi'c €iu\ c'p(»f{ues Jjien ordonnéos. (!e nVst pas ([u'il soit im- propre à la ,:L:uorro, mais il a l'esprit plus batailleur (jue mili- tairo. loxacto discipline ne lui convient pas toujours. la politi<[ue 1 attire, et on pourrait citer nombre de irénéraux bretons, dont elle a entravé et pres(jue toujoui-s brisé la carrière, du général Moreau au g-énéral lîoulanuer, en passant par Bedeau. La Mori- tière. Le Flô et Trochu. Même les plus liants dii:nitaires de la ma rine ne sont pas aussi nombreux en Bretatrne (ju'on pourrait le croire. L'amiral Houssin était de Dijon, l'amiral de .Mackau de Paris, l'amiral Baudin de Sedan, l'amiral de Gcnouillv de H<»- cbcl'ort. l'amiral Uuperré de la Bocbelle. O (pii. en revanclie, convient admirablement à la race, c'est le beau «este, l'attitude liéroujue (pii. en une lieure de crise, porte le nom d'un modeste officier à la uloire : ainsi se sont illustrés Porsmoruer. du (loué- dic. Bisson. iMélo ( 1); c'est la vie aventureuse et pleine de liasards (In corsaire (l)uiiuav-Trouin et Surcouf sont malouins. Cassard nantais i-l), Cornic-lUicbéne y 18()î) luorlaisien , ou encore celle re et Avraiicliin par sa grand'mère : il n'a de san;; breton que par sa bisaïeule pater- nelle. LES NOTABILITÉS IIRETONNES, 'li'i) « sont cependant par leui' éclneation les tils de la Bretaiine (1). Aussi, au xvi" siècle, Fanibassadeur vénitien Giustiniaiii dé- clarait déjà , tandis que « les Picards, les Champenois, les Bourguignons, les Dauphinois, les (lascons sont de fort bons soldats ». Vers 1700, rhitendant Baville expli- quait ainsi ce phénomène pour l'une de ces provinces : « A l'exception de quehjues grands seigneurs qui sont ;\ la cour, les gentilhommes de Languedoc sont peu accommodés, ne vi- vant pas comme dans les provinces voisines où ils demeurent à la campagne, se visitent et passent ensemble une partie de leur vie, mais demeurant dans les villes, principalement en bas Lan- guedoc, sans équi|)age, évitant toute occasion de dépense et fai- sant profession dune grande économie. Ils ne sont même pas fort attachés au métier de la guerre, quoiqu'ils aient montré en 1637, en faisant lever le siège de Leucate, qu'ils étaient les plus braves gens (\u royaume; la plupart font quehpies campagnes, mais quittent volontiers; de là vient qu'il y a si peu d'ofticiers généraux de cette province et fjue l'on n'y compte que cinfj maréchaux de France, Montpezat, Joyeuse père et fils, Thémines et Toirajs, au lieu qu'en Guyenne on compte deux connétables et vingt-trois maréchaux. » En fait, presque tous les maréchaux du xix" siècle sont gascons, limousins, parisiens, ou s'échelon- nent le long' de notre frontière de l'est. Je n'en trouve qu'un seul en Normandie, Pélissier; encore appartient-il à la partie orientale de la pro\ince; un seul dans l'ouest, Bourmont, ot cet ancien chouan tranche nettement par ses origines sur le reste de ses collègues. C'est que, dans les provinces de l'ouest, soit mollesse, soit calcul, le métier des armes parait trop aléatoire à la masse de la population et exige soit un trop grand effort, soit un effort disproportionné au résultat. L'Angevin aime trop ses aises, le Normand aime les gains assurés. Aux siècles anciens, au contraire, lorsque le bâton de maréchal assurait la puissance (1) Rappelons en passant, pour dissiper toute ambiguïté, que ce n'est pas le « sang •• qui importe, mais la formation sociale, laquelle, il est vrai, résulte le plus souvent (l'une éducation donnée par des personnes de même sang. "^-lO LA SCIENCE SOCIALE. j)()litique, la noblesse iKH-mancle et neustrienno se jetait avec passion dans cette fructueuse cari'ière. et le contingent des pro- vinces limitrophes de la Bretagne dépassait de beaucoup celui de la Bretagne elle-même. Au xvii" siècle, celle-ci a vu naître (leuA hommes de guerre, les deux frères Bohan, Henri et Benja- min, tils d'un Breton et la Ton- rainc, tlf 1 Orléanais, du Hlcsi>is et du rrrclif. LES NOTABILITÉS BRETONNES. ^21 Dans le camp dos l'éforinateurs, ils mènent grand lii'nit et i;rand tapage. « l.a Bretagne, la Provence et la Franche-Comtè, écrit le 27 juin 1789 le constituant Bouche, sont les provinces que l'opinion pul)lique place parmi les plus intré[)ides. » Ce sont les députés de Bretagne qui fondent le premier club, et, avant de s'appeler le club des Jacobins, il porte le nom de club breton. Chapelier, l.anjuhiais sont parmi les plus persé- vérants démolisseurs du vieil ordre de choses. En 1702, tout parait changé; leurs anciens amis sont devenus les maîtres, mais ils ne soni [)lus avec eux. Du jour où le club des Jacobins est devenu un instrument de règne, il cesse de leur appartenir. Ils sont restés opposants, dans leur dédain et leur dégoût de ce que le pouvoir exige d'apj)lication constante et de réalisme brutal ou mesquin. Us sont ih où le péril est plus grand, ils ne veulent pas des [)rofits de la victoire qu'ils ont tant con- tribué à gagner. La majorité des députés bretons vote contre la peine de mort dans le procès de Louis XVI; sur les 127 dépu- tés modérés plus ou moins compromis en 1793, 18 sont bre- tons. Lanjuinais et Le Hardy sont parmi les vingt-deux dé- noncés aux colères de la populace ; Gomaire et Kervélégan font partie de la conmiission des Douze : tous quatre sont décrétés d'arrestation le 2 juin; Fermon, Kervélégan, Lanjuinais sont mis hors la loi le 28 juillet; Le Hardy est guillotiné le 31 octobre. En revanche, je ne vois pas figurer un seul Breton parmi les membres des comités de gouvernement, et il faut attendre le mois d'août 179i pour y voir entrer MéauUe. Deux seule- ment sont compromis dans le parti terroriste et arrêtés en 1795, Le Uuinio et Fouché ; encore le sont-ils fort tard (8 et 9 août) ; un troisième, Fréron, né à Paris de parents bretons, a montré une telle fougue dans la réaction qu'il échappe à toutes poursuites. Il s'est retourné encore plus vite que Ker- vélégan ou Lanjuinais, mais comme eux sous le coup de Té- motion passionnelle, avec non moins d'emportement. Aux heures difficiles du Directoire, en 1797 et en 1799, c'est aux Bretons Sotin et Fouché que l'on confie le ministère de la police; un autre Breton, Le Tourneux, est ministre de l'intérieur en 1797. ±li LA SCIENCE SOCIALE. Sur les 5:i |)rosciits do 1797, je ne trouve «jne le Uennais l.e Merci* : mais il est considéré coinmc très (laiis-ereux et fig-iire parmi les douze exclus de ramnistie de 1799 (1). Ils n'ont pas plus (\o ilair au moment de Brumaire; il n'y en a que deux. Cornet et (iourlay. du côté du manche; il y en a (piatn-, Blin, Boulay-Paty, Jourdain et le Tourneux, j)armi les vaincus. Napoléon I"' n'utilise guère comme ministres que Fouché et Préa- meneu, mais on connaît le lôlc prépondérant du [)remier dans les événements de 181."). La Restauration appelle aux .dla ires Cor- bière, Chateaubriand, La Ferronnays ; le calme gouvernement de Louis-Philippe se passe des Bretons; la seconde République en voit s'élever deux, Lanjuinais et Lacrosse, celui-ci d'ailleurs lîls d'un A.cénois; mais parmi les opposants de ces trois régimes, parmi les têteschaudes et dans les rangs des conspirateurs, nous lencontrons le Bennais Kératry, Kersauzic (de Guiugamp), léon III, nous ne trouvons (pie le Vannetais Billaull; mais, en 1870, le gouver- .uement de la Défense nationale a pour président le Breton Tr<>- • lui, il (•oMq)fe parmi ses mendires les Bretons Jules Simon et Clais-Bizoiu. il a pour préfet de police Kératry. né à Paris d'un père breton. Sous la troisième Bépublicjue, nous ne nous arrête- rons pas aux ministres bretons, comme MM. C.riv.irt et Martinmais (de Bennes), YvesGuyot(de Dinan), Cuieysseide Lorient . Feuillée je ferai reMiai't dans le inrmo cas t|uo 1^ M«'rer; mais je ne sais s'il i-lail Hn-lon. In Nantais du nom de Normand. e>l poil»- sur la liste dfs viclimps. puis son voil rayr. LES NOTABILITÉS imETONNES. l'I'.i TArtois pour trouver, soit les Jjeaux parleurs ([ui entraîneiil, soit les esprits têtus (jui s'imposent. Dans le domaine artistirpie, la part de la Bretagne ne peut ([u être assez restreinte, l n<' vocation de ce genre, surtout dans le domaine des arts du dessin, a en effet plus de peine (ju une autre à se développer dans un milieu indifl'érent ou rct'ractaire. 11 y faut une éducation technique plus spéciale, la part du métier y est plus grande, les procédés par lesquels on exprime sa pensée plus difficiles à improviser. Aussi les grandes villes jouissent- elles i\ ce point de vue d'une sorte de privilège, et l'on remar- que même que plus l'instruction préalable est nécessaire dans la branche dont il s'agit , plus le contingent de la capitale se trouve proportionnellement élevé. Plus des trois quarts des architectes, mendjres de l'Institut depuis 1795 (37 sur ôl), sont nés à Paris, à Versailles ou dans la banlieue. Pour les graveurs, la proportion des Parisiens est de 11 sur 18, moins des deux tiers; pour les sculpteurs, de 21 sur ï'2, juste la moitié; pour les peintres, de 31 sur G7, un peu moins de la moitié. Ajoutons que Paris n'a pas seulement la quantité, mais la c^ualité. Le Sueur, Le Brun, Largillière, David, sont de purs Parisiens. Après Paris, c'est la grande ville industrielle de Lyon cjui tient la tète. Dans les provinces rurales, Berri, Bourbonnais, Limousin, Mar- che, Périgord, Rouergue, Auvergne, Gévaudan, Nivernais, An- goumois, Saintonge, on ne rencontre pas un seul artiste. En Dauphiné, en Anjou, on n'en trouve que dans la capitale de la province, à Grenoble, où est né le peintre Hébert, à Angers où sont nés le sculpteur David et le peintre Lenepveu. Ce n'est guère que dans les pays de vie urbaine intense, comme la cote méditerranéenne, ou dans ceux où l'industrie est répandue jus- qu'au fond des campagnes, la Franche-Comté, la Lorraine, l'Alsace, le département du Nord, que l'on assiste à une éclo- sion intense de vie artistique. La Bretagne, pays rural et peu industriel, concentre donc à Nantes toute sa production artis- tique qui comprend le peintre Errard, l'architecte Bolfrand, les peintres Delaunay (^1828-91) et Dupré (1). Ce sont là ses plus (1) Au xV siècle, avant que fussent constituées les traditions de l'art moderne, -224 LA SCIENCE SOCIALE. grands ikjius, (lovant lesquels ])àlissont tous les autres. Ils ont d'ailleurs, autant que cela peut se remarquer dans des œuvres de ce genre, la caractéristique du terroir, et il ne faut ])as une long-ne application pour démêler un Breton dans ce Delaunay « mélange singulier de volonté et de sensil)ilité, «rentètement et d'inquiétude, de réserve hautaine et de timidité, de tristesse et d'ironie (1) ». Le Lorientais Massé (1822-8'i-) qui eut, comme disait Berlioz, « un peu de sensibilité, un peu de grâce, un peu d'esprit, un peu (le tout », représente à lui tout seul dans le passé toute la junsicpie hretonne. Les sciences ont été heaucouj) plus cultivées en Bretagne. Sans doute, là encore, le xvir' siècle est demeuré stérile, mais les deux siècles suivants ont largement rattrapé le temps perdu, et si notre province n'a }»as vu naître de ces savants dont le nom, unanimement populaire, l'orce lattention du grand public, ce ne sont pas en général des honnues de médiocre envergure qu'elle a fournisà l'Académie des Sciences (2). On remarquera, pour peu cjue l'on Jette les yeux sur une carte, (jue sauf une seule exception (Binet), ceux (pii se sont adonnés aux sciences de raisonnement sont nés sur la cote et ceux (jui se sont portés v(M's les sciences d'observation, dans l'intérieur. Cela tient un peu à ce (juc li- voi- sinage (les ports de mer dévelo[)pe les prol'essioDs ([ui utilisent les connaissances matliémati(pies ; cela ti(>nt aussi à ce que l'iso- lement de la vie uuiritime dévt-i2) , fils d'un père angevin, le mécanicien et pliysi( ien hrestois Hochon 17 il-isi7) ; le physicien nantai> l.i'Vècnu' !7'ni-l«li , ingéiiieur-h\dr(>gra|>lie ; le iiotaniste UesTontaines. de Tremblay (17.'>0-1M33); le mécanicien brcstois Sané (17.*>t-l832); le chimiste rennais Hobiqnel (l"8()-182tn ; le géomètre reniiai"* itinet 178<;-I8.''>ri) : le médecin .loberl, de I.amhalle (I79'.i-I8«j7 ; l'ingénieur nantais l.a t'iournerie 18li-83\ le chimiste rennais Dille-, le physicien malouin Duhamel; les géographes .lurien de la ('iravière, de Brest; Diipuy de Lomé, de Plœmeur ; de Bussy, de Nantes. Il faut y ajouter le grand médecin Lacnnec. de Quimper. LES NOTAmUTKS BREïd.NNES. ±1'.) chez ceux fort noiiibreiix qui éprouvent fré([uemment son con- tact, une puissance de réflexion logique que le simple collection- neur de faits et d objets n'a pas besoin de posséder à un pareil desré (1). Ce ({ui fait surtout l'intérêt de la Bretagne, c'est sa production littéraire. Qu'elle soit sinq)lenient spirituelle avec une tendance au bavardage, comme dans l'Anjou, le Chinonais, l'Aniiénois. le Vexin, la Beauce, la Provence, ou une forte teinte deboursoutlure, comme dans les vallées de la Charente et de la Caronne ; (ju'elle soit élo([uente comme à Clermont, à Dijon, à Dreux, à Rouen, à Caen et dune manière générale en Normandie; que les idées y dédaignent la parure artistique, connue dans le Berri, le Ver- mandois, le Rouergue, la Septimanie, la région alpestre; qu'elle se nuance de sensibilité, comme en Soissonnais; que l'esprit s'é- lève jusqu'à 1 éloquence, connue dans l'Orléanais et à Langres, ou que la curiosité pénètre jusqu'à l'observation profonde, comme à Paris ou sur la côte boulonnaise, la littérature française est un<' littérature classique. Il y a bien une nuance de romantisme épique et descriptif chez les riverains de la Basse-Seine ; un tempérament épique, lyrique, romanesque, cond)atif, autobio- graphique se dessine bien aux confins du Périgord. du Limousin et de la Marche, et se précise dans le Blésois et le Vendômois; mais c'est avant tout par la frontière, par l'Ardenne, la Franche- Comté, Genève, Lyon, la Bresse et le Maçonnais, par l'Auiiis et par la Bretagne que le romantisme envahit la France. Or, la tournure d'esprit romantique trouve le type ])reton merveilleusement préparé à l'accueillir. Province frontière, et comme telle vouée à la lutte , entourée par la mer qui lui a apporté une certame aisance et l'a mise en contact incessant avec les idées étrangères, la Bretagne se trouve toutefois — autre caractère qui se combine avec le premier — fragmentée pour ainsi dire, en raison de la pau^Teté de son sol granitique (1) Il ne faudrait pas croire que le type du naturaliste ou'du médecin fut absent des grands ports de mer bretons. Je pourrais citer par exemple à Nantes le naturaliste Bonamy, membre de l'.^cadémie de médecine, ou Caillaud (1787-1869), naturaliste et explorateur, mais ils ont eu moins de notoriété que les mathématiciens. De même le Malouin Broussais est plus connu comme philosophe que comme médecin. ±2Ci LA SCIENCE SOCIALE. OU schisteux, eu petif s groupes dèties isolés, taciturnes, frustes. coutcnii)lalHs. dédaigneux par nécessité, puis par habitude, des supei'fhiités de l"existence. Capable de dissiniulei-, comme le (Lorse, et citué aux réu- nions nombreuses et fréquent«'s, il ne croit pas à l'ascendant de la parole. S'il discute (et il discute volontiers), ce n'est pas avec lespoir de convaincre son advereaire (il sait qu'on ne se décide pas d'après sa pensée intime, mais d'après l'idée com- uiune du clan), c'est pour occuper ses loisirs. Il dédaignera doue volontiers la clarté et fuira TexagératioM. Il sera nuancé, brumeux, énigmatianouissemeut. hiscute-t-il. il lui ai'rivera parfois de paraître de 1 avis de son interlocu- teur, on ei-oit l'avoir convaincu: en réalité, on n a rien obtenu, il a simj)lement voulu se donner un sjjectacle. Ces traits (h» ca- ractère sont à notei' pnni' (]ui vent bien comprendi'e la genèse de la |)i)esi(>. d(> léhupuMice, (\o la littérature bretonnes, l.e breton pen>e peu aux atlaires. Il n Vst pas jaloux de ceux «pii iéussiss«Mit ilans la \ie; il se sent tout autre, et pour un peu il se jugerait supérieur, mais il ne le dira prescpie jamais. Il a l'esprit d<> famille, et eepiMidant il en sortira facilenuMit pMUi- accepter la direction d'un clan (pii lui sera étranger; mais alors il redonneia à ee elau l'aspect extérieur de la famille; il traitera e«'ux (pii l'ann»!!! adopté connue «les oncles ou des LES NOTABILITÉS BRETONNES. :22T cousins. Facileinciit, s'il chaiige dv luilieii. il chaiii^c de ligne (le conduite, et les idées (jn'il manifeste au didiors s'en res- sentent, car cet èti-e coinbatil", (]ui provocjue rareinent, mais, une fois lance, ne s arrête pas sur la pente, est aussi excessif dans le fond ([ue mesuré dans la forme. La forme, le souci de l'art, voilà ce qui ne l'abandonne jamais, voilà ce cpi'il cliéi'il avec amour, parce ([ue cela seul est bien à lui, bien de lui, et non les idées ([ui lui viennent de son entourage, et ([ui, si elles lui sont personnelles, ont pour lui peu d'importance, puiscpi'elles ne régleront pas sa conduite. De volonté, il en a peu, et se laisse facilement mener [)ar sa femme. Ce que tout le monde pra- ti(iue autour de lui, le consentement universel, lui parait une sûre règle de conduite, comme elle a paru à Lamennais le meil- leur des critériums philosopliicjues. On le dit entêté, n'en croyez rien, ou plutôt n'admettez cet entêtement qu'avec d'im- portants'correctifs qui en changent la nature. Il se contredit par iinpressionnabilité, par mobilité in([uiète, par brusques varia- tions de sentiments. S'il se refuse souvent à la controverse , c'est cj[u'il craint de se laisser convaincre, c'est aussi ([u'il ne sait conmient défendre des idées qu'il ne s'est pas faites par le raisonnement personnel. Par besoin de se passionner, il ne veut voir autour de lui que des héros ou des traîtres. Les doc- trines, d'ailleurs, ne lui apparaissent jamais qu'à travers un homme, et, si cet homme est constitué en dignité, il agira comme il le verra agir, il lui semblera tout naturel de ne pas faire ses Pâques, là où le maire de sa commune ne les fera pas. Il n'aura pas pour cela plus de respect pour lui, il est fidèle, mais frondeur. C'est ainsi qu'il concilie la liberté de sa pensée et le servage de sa volonté. La liberté qui lui est la plus chère, c'est la liberté de grogner; aussi, bien sûr de n'être pas entrahié à agir par ce f[u'il aura conçu lui-même , se laisse-t-il alle>r parfois à une singulière hardiesse d'opinion. C'est le cas de bien des Bretons c£ui restent obscurs; c'est le cas de bien d'autres qui ont brillé sur la scène politique ou litté- raire . Souvent aussi, car le joug du clan est très dur, doit-il rêver 2-2H LA SCIENCE SOCIALE. solitaircHioiit [)()Ui' hii-iiièine : de là cette absence de sincérité quoii lui reproche parfois, cette habitude de voiler toujours ses conceptions d'un certain mystère. On peut vivre longtemps avec un Breton sans connaître ses opinions sur un très grand nombre de choses. Quand il travaille, c'est pourlidée, pour (piohjuo chose de surpernaturel, par fanatisme, par ambition j)ure, et alors il monte très haut, car nulle considération ne larrète. Le lève l'a toujours hanté. Ce (|ue les étudiants de l'iniversité do Paris tournaient en dérision chez les Bi'etons du xin' siècle, ce n'était pas l'ivrognerie anglaise, la vanité normande, la bêtise bour- guignonne, la brutalité allemande, la mobilité poitevine, ou l'air petit maître des Français; c'était ce grain de folie (|ui, depuis des siècles, immobilisait les Bretons dans l'attente du retour (r.\r*liur. Man(jU(; d'écpiilibr*^ dans les facultés, dédain du réel, insocia- bilité, humeur batailleuse, tout cela i)eut constituer des défauts dans la vie j)i-ali(pie, mais ce sont aussi, la plup;nt du temps, et à de certaines épo([ues, de précieuses facultés littéraires. C'est poui([uoi nous venons d'insister sur les traits qui précèdent. Dans ce (pie cet homme écrira, nous verrons se retléterbien sou- vent ces particularités de .son « état d'ànn^ », issues elles-mêmes des conditions de sa vie. I^a Bretagne du moyen âge a été un de nos plus pui.ssants laboratoires épi(|ues; c'est de là (pu* sont sorties les légendes (lui. remaniées et allonsées à leur urand détriment, et mêlées d'éléments étrangers, ont abouti aux poèmes de Roland, d'.l/"«", iYMoul, de Mainct^ d'Amîle, d'Auberi, de Hpiiautl, de (iui do Nanteuil, d'Asprrf/ton/, des Soisncs, d'.t- (/idn, des Enfances Oyirr, de (iarin Ir Lorrain, d'une grande partie (hi cycle de (luillaume, etc. C'est p.ii- un intermédiaire armoiicaiii que h's spirituels (champenois et les érudits l*i- cai'ds ont connu plus d'uiK* h'gende de la Table l'onde. celles notamment A' Erre, iV Irai n, de Tr/sfon, de Merlin: c'est par la n»éine voie (pie (iaulVoi de .Moinnouth eut connaissance d'une j)artie des récits (pi'il a consignés dans sa fabuleuse hisleinenl l'(envre de ce compatriote du grand [joètc romantique fil était seigneur des Mortiers en Mounières, au diocèse de Nantes.; et, si l'on jxMit ne pas par- tager sou admiration, le trouver trop indulgent pour l«>s tours de force que prodigue Meschinot, il (>st impossible de ne pas voir (pie le meilleur de l'o'uvre du poète, c'est d'une [)art cette ant(djiograpliie plaintive, anière. désolée, on. ininé par la disgrAce v\ la maladie, il se montr*» acciih- à l;i pensée du suicide (c'est la première paili<> des Liiiifllcs i/rs /irtnrr'i, écrite^ vers l'HiO. \(''iitable (Puvre de romanti(|ue par l'accent pessi- miste et |)ersonnel); c'est (laiitre p.irt l'humeur belli(pitMise. militante, (pii lui dicte >«(s violentes, ses \ives et piltores(pi(>s |)eiiiliire> aux traits si crus, contre bonis \l cf ses partisans, ennemis de r.uitoril»'- ducale 1 V(».')) et (|ni, «Misuite. dans l(> lien commun alleuoriipie où il m' 1;uss(« cntralmM- (seconde j>arlie des Lnnrttrs, écrites vers l'iSO lui sonflle ces sentiments de tendre pitié pour les petits, les humbles, hvs faibles, ces remontrances hardies aux pi'inces. aux grands et LES NOTABILITÉS MRETONNKS. l'.M aux cens do justice (^uc ne désavouorait pas lApro éloqucnco d'un Maillard '1). La littérature bretonne du wT' siècle est très riche. Nous laissons de cMé le Nantais Boistuau (v. 1500-66^, l'auteur du Théalrc du monde j des Histoirps Iragiijups et des Histoires extraor- dinaires ; Charles dEspinay (mort en 1591), prélat mondain dont les vers de jeunesse furent édités en 1559 ; le Léonais Baron 1495-1550) et le Brioehin Duaren (v. 1510-1559) qui profes- sèrent tous d(ni\ 1(^ droit à Bouraes avec beaucoup de succès; François de la Coudraie (v. 1557-1619), sénéchal d'Hennebont, traducteur, auteur d'églogiies, de sonnets, de Y Amour déplumé et de Y Assiégement d'amour, et d'autres pièces assez médiocres en vers français et latins, mais nous nous en voudrions de ne pas citer d'Argentré. du Fait, de la Noue et du Bellay. Bertrand d'Argentré 1519-90 . à la fois jurisconsulte et historien, n'a pas obtenu la réputation (piil méritait. Ce ma- gistrat ligueur, catholique fervent et ardent féodal , esprit d'ailleurs très large et nullement rétrograde, fait un piquant contraste avec la i)lupart de ses contemporains, tout farcis du droit romain, tout pétris d'un gallicanisme semi-protestant. Ajoutons qu'il a souvent écrit en français, et que la vivacité et la verve de son style polémiste reposent heureusement du dog"niatisnie pédant de tant d'autres juristes c[ui n'osent pas encore se dépouiller des oripeaux latins. Gentilhomme comme dArgentré, et comme lui magistrat, No de ses eoreligionnaires. be l'oi l'envoie à La Ro- chelle |)our négrocier la reddition des assiég"és: il conseille de melti-e bas les armes, mais il contribue à la défense de la ville, et les deux partis ne peiiv» ni arriver à le bien comprendre ni nu^'ine à 1 apprécier é({uitablement. Il n'est pas ttdérant. comme les polili(pn's (hi \\ i siècle, pai- amour de ses aises, par jxMir des coups, car il l'est avec une violence, une énergie «jui se rellè- (i) Il a, comme Mcsrirniol, de vèrilaltlt-s «•lan% démorraliques (voir parc\cmi>lo sa Ihoorie sur lcin|il )i d'uno partie îles iliinesà l'extinrlion du paup«Misme . ('.!) M^inc dans ccrlaim-s éilitions. pour dissinuilcr \v M'rilaltle caracUrc de ^on nn\ro. il roniplafi' les Im alilf-i liiilonnos par div> lo» alliés an;:t'viin's ou aulres. LES NtiTAlULITliS HREIONNES. ^33 font admiral)lemciit dans ce style de soldat, vigoureux et fami- lier, brus([ue et pittoi'es({ue, qui ue vise jamais à Feirot et u'es.t jamais préteutieux. Il écrit des Discours (jui ue sout pas simple- ment dos œuvres moi'ales à la du Vair, car il y parle coustam- meut de lui, et qui ne sont pas des Mémoires à la Monluc ou à la Brantôme, car il y [)arle d'autre chose. Lui aussi ne s'intéresse qu'à sa personne, mais lui aussi a honte de l'étaler au grand jour sans déguisement (1). Né à Lire, paroisse qui relevait à la fois de l'Anjou et du dio- cèse de Nantes, d'une famille où se mêlait le sang des deux provinces voisines, Joachim du Bellay (1525-60), combatif et mélancolique, est très Breton et point Angevin. Ce doux et fin poète, d'une inspiration toute lyri(|uc et personnelle, âme ar- dente, concentrée, passionnée, avait la veine satirique, la grâce sérieuse, l'horreur de la poésie de cour et de salon. Il aimait son chez-lui, ses bonnes petites hal)itudes, il était sujet au mal du pays, la société bavarde et frivole lui pesait. Doué d'un or- gueil intense, il croyait de toutes ses forces à la grandeur de son art. Son idéalisme sentimental a été admirablement décrit par M. Lanson dans une page charmante de sa Littératwe fran- çaise (p. -282). Avant tout, ce fut un batailleur, et un batailleur à la bretonne, celui qui, après avoir pratiqué la brèche, s'efface, moitié dédain, moitié nonchalance, et laisse aux autres le soin de piller les trésors que son éloquence leur a fait connaître et dont la vigueur de son bras leur a livré la clef. Ce fut lui qui 'rédigea et qui lança le manifeste de la jeune école, lui qui ren- versa la mièvre et mesquine littérature qui sévissait alors sur la France, qui lui révéla l'antiquité, qui lui découvrit un nouveau monde, rempli de grands genres, de hautes pensées et de nobles images. A vrai dire, je ne sais s'il s'est très bien rendu compte de ce qu'il voulait, tant le fracas de la bataille le grisait de sou enivrante harmonie, mais il l'a voulu avec tant de force qu'il a entraîné tout son siècle et, s'il a été un réactionnaire, il a été un novateur, et c'est pour la plus grande gloire des lettres françai- (1) Son fils. Odet de la Noue, mort en 1618, a laissé quelques pièces de vers, dont l'une est intilulée Paradojce. Voilà bien res[irit de la race. •l'.ii LA SCIENCE SOCIALE. ses, contre les pédants et les iiiiioriint!?.. (jii il a pivclié comme une croisade le retour à rantiquité. Le xvii'' siècle Ijreton n"a laissé ([u'une faible trace dans nos histoires littéraires. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. C'est le rè- gne de la littérature impersonuelle, et les Bretons aiment à par- ler d'eux — de la tra.tjédie et de réloquence, et ces genres ne leur conviennent [)as — de la littérature laljorieusement riniée, et ils sont de leur nature assez négligents et abandonnés — de la litté- lalure de société, et ils vivent en sauvages — de la littérature de cour, et ils ne vont pas à la cour. In seul écrivain a échappé à l'oulili, grâce à Boileau. (l'est Hené Le Pays (l()V3-0(> , de Fou- gères, ([unn des personnages du lirpas rù/icii/e i\i)pci\c unhonï- lon [)laisant. M. Faguet est assez indulgent pour lui. Il lui re- connaît certaines (puilités d'observateur ef de moraliste ainsi (pie des connaissances littéraires assez rares en son temps et très supérieures à celles de Boileau. Il montre comment Le Pays a mérité d être appelé le singe de Voiture, en exagérant tous les procédés de son modèle, de sorte au étonnamment mesui-iV, line et modeste : c'est (pu* là il y avait réelhMnent escrime et (pu% sur ce périlleux champ de bataille, le Breton combatif se retrouvait tout entier. Les autres célébrités bretonnes ne nous arrêteront pas long- tenq)s. Nous laissons de cntv Chapelain, dont la tamille était de Tréguier, lro[) éloigm- de son t>rigiiie pour en .noir gai'dé une sérieuse enqu'einte. NouslaissonségahMuent Di'scartes.ipie le Poi- tou ei la Touraine peuNcnt se disputer, mais (pii n'a rien à \oir avec la Bretagne, et nous franchissons le seuil du \>nr siècle avec 1(* plus grand écrivain breton de l'ancien régime, Le Sage I 1(;()S-I7V7). On s'(»st parfois demandé ce (piilyavait eu lui de r(>spril de sa l'ace. .\près la (Iescri[)tion venons de dnmier du ty[)e. r|0 LES NOTAUILITI'S BRinONNES. ^23 il n'est pas diflitilo fVea retrouvei' chez lui les caractères. Teni- péranient très original ol talent indécis, il est honnête, indépen- dant, tout d'une pièce, il n'est aux gages de personne. A la fois railleur et résigné, satiricpie plus Apre que spirituel, ce ([ui explique que ses pièces, malgré leur mérite, réussissent si peu au théâtre, pour lequel elles ne sont pas faites, son esprit n'é- tant pas un esprit de causeur, mais de penseur et d'observateur, il dissinuile ses railleries sous une forme romanesque, et, (hms un cadre exotique, mais d'un exotisme très superficiel (celui de Gil Blas), ce taciturne enregistre mille petits détails réalistes qu'il observe minutieusement, alors cpie les élégants des salons ou les l)eaux esprits des cafés ne pensent qu'à frapper la galerie par une jolie phrase ou un bon mot. Nous arrivons ainsi à La Chalotais (1701-85). Trois livres ont fondé sa réputation : le Compte rendu des constitutions des Jésuites, l'Essai d'éducation nationale, les Mé- moires justificatifs. Tous trois sont des œuvres de comljat, tous trois valent surtout par le style. L'auteur, qui fut un des réfor- mateurs de l'éloquence judiciaire, qu'il contribua à débarrasser des formules rébarbatives et des tournures surannées, a su con- denser dans le premier, en ([uelques pages vives, brillantes, acces- sibles à tous, écrites d'une langue agréable, alerte, ironique et mordante, des imputations restées jusqu'à lui dans le domaine du vague ou de la controverse pédante. Ses Mémoires sont écrits du style le plus vivant, le plus moderne, d'une dialectique serrée, d'une ironie amère, d'une invective mordante que dé- pare parfois une certaine emphase, mais qui s'élève souvent jusqu'à la véritable éloquence. L'Essai d' éducation est lui aussi une œuvre de polémique, dirigée à la fois contre l'éducation classique, contre l'éducation du peuple, en faveur d'un système d'éducation officielle et laïque, toujours dans cette langue vive et coulante qui se lit sans effort et insinue sans peine les idées dont elle est le véhicule. Polémiste, il l'est donc par toutes les qualités de son style, par la netteté et la clarté de son esprit, par ce flair précurseur de l'opinion qui, pour avoir senti un des premiers les com'ants qui se forment, donne à l'écrivain l'apparence de les 230 LA SCIENCE SOCIALE. avoir suscités. Poléniiste, il l'est par la nafuro de son tempéra- ment, accessil)le à toutes les idées nouvelles auxquelles il s'ouvre sans s'y attacher avec fanatisme, à la liberté commerciale comme à la réforme agricole. Son défaut, c'est ([ue, sauf en ce ([ui le re- garde personnellement, il se passionne difficilement, car il n'a guère d'idées qui lui soient propres. Un'était pas philosophe, étant toujours resté chrétien pratiquanl ; il n'était pas à proprement parler janséniste, car il ne se gêne pas pour les traiter de sots et de fous ; il a longtemps tergiversé, hésitant à attaquer les Jésui- tes, qu'il n'aimait pas sans doute, puisf[u"il avait fait élever ses fils chez les Oratoriens, mais (pi'il savait bien vus d'une partie de la famille royale, et sur le comj)te desquels il s'exprime avec une exagération qui masque la panviclé réelle des griefs qu'il allègue. Ce causticjue était un mondain, allamé de pouvoir et de domination, poussant à la ccmciliafion pour montrer sa puis- sance à calmer les orages et se frayer un chemin au ministère, personnage un peu double par conséquent, promettant plus ((u'il ne pouvait tenir, jusqu'au jour où, directement atteint, le tempérament belliqueux se ivveilla. .Mors, sans plus regarder autour de lui, le sanglier breton fonça droit snr ses adversaires, fougueux, terrible, tenace, dépassant par la vioyeu\, n'eut d'aillcuis, même au point de vue professionnel, pas des résultats complètement heureux. « Hien de plus ignorant (]ue le fabricant de Lyon, écrit au xvi'" siècle Grimod de la Heynière. Tirez-le de sa soie, c'est un T<>pinambou. L'histoire, la géographie, les belles-lettres lui sont étrangères. Il ignore et comment ou parle sa langue et comment on l'écrit. » Admettons (pie le portrait tracé par drimod ne soit pas une ca- ricature, et demandons-nous ce «pie deviendrait le fabricant du xvi'" siècle transporté à notre époque de <« struggle for life > in- tense. Quand un gouverneuuMit autoritaire se mclc de protéger, il arrive bien vite à comprimer. Si la manufacture soyeuse eut probablement une action secon- daire sur le caractèie lyonnais. iA\c eut certainement une in- llueuce manifesl*' sur l'aspect de la ville de Lyon. La soierie est au moins l'une des causes de cette élévation des LA lABKIOli: LYONNAISE. 239 maisons qui impressionne désagréablement l'étranser visitant Lyon pour la première fois. Jadis comme aujourd'hui, les perchoirs lyonnais frai)puient les observateurs. Un Anglais qui traversa Lvon en 1G08, Thomas Corvat. en parle avec insistance, et lun des précurseurs du tourisme, l'Alle- mand Abraham (iolnitz, signale la même particularité. <( Les rues (de Lyon; sont étroites et malpropres; de là, une odeur infecte. Les maisons qui les bordent sont très bien bâties; on leur a donné une grande élévation pour que l'air puisse y pénétrer. » (( L'extension de la manufacture, observe M. (iodart, fut pour beaucoup dans ce mode de construction (l).Les rues étaient étroites, et cela pour des raisons de stratégie... Le rapprochement des maisons les rendait obscures; les ateliers des maitres-ouvriers ayant besoin de lumière, celles-ci s'élevèrent peu à peu, plaçant leurs étages supérieurs en pleine clarté. » L'influence de la cité sur la fabri([ue peut s'exprimer en une phrase. « La ville, dit M. Godart, imprima à l'esprit des ouvriers son caractère d'activité rêveuse. — Le sens artistique, cette force de la manufacture de Lyon, est peut-être aussi partiellement ex- plicable par l'action d'un lieu qui fut toujours un foyer d'art ori- ginal. Mais il faut songer surtout, pour comprendre comment s'est formé et maintenu à Lyon ce goût si fin, si classique, si snr de lui, à l'influence persévérante d'une cause extérieure à la soierie et à Lvon, à l'action de Paris et de la Cour. Incessantes et éminemment variées furent, du xvi' à la fin du xviu'' siècle, les relations de la « grande fabrique » et de Lyon avec Paris et avec Versailles. « Si, dit M. Stevert 2 fau xvi" siècle , Lvon demandait à la capitale certains objets, et même, ce qui parait étonnant, l'aide de ses ateliers de teinture 3 . la capitale ne pouvait se passer de Lyon pour un aussi grand nombre d'articles, soit de production, soit d'importation. » (1; Godait, op. cit.. 55. (i) Histoire de Lyon, \\\. 105. (3) Le fait sest reproduit de nos jours pour V imprimé sur chaîne. 2i0 LA SCIENCE SOCIALE. C'est ainsi qu'Henri III s'adresse à Lyon pour se procurer des petits cliicns d'une espèce rare, qu'un négociant parisien y de- mande un produit de minime importance, du jus de rrglisse d'Es- pagne... On apprend par des correspondances (jue les fai)ricants lyonnais s'cnquéraient avec soin de tout ce qui pouvait intéres- ser la mode. Il leur importait d't-tre avertis d'avance des fêtes, cérémonies, deuils de cour, livrées, pour être les premiers à se procurer les étoffes nécessaires f\ ces circonstances. A rav»>nement (lu duc d'Anjou au trône de Pologne on écrit de Paris à un né- gociant lyonnais : (( 11 n'est possible de savoir au certain les couleurs de .Monsieur roy de PoxdoïKjnc. Toutefois on est d'avis que preniez de verd, de de gris f rater et de jaune. » Sous Louis \VI, Monsieur, (1) ayant trouvé que la teinte d'une soie gris cendré rappelait celle des cheveux de la Heine, en- voya par courriers spéciaux les cheveux do Marie-.Vntoincttr aux (Jobelins et à Lyon, pour qu'on ohlhit des étoiles de même nuance. Et pour un temps les riches tissus n'eurent de prix que s'ils revêtaient la couleur dos cheveux de la Keiue. Ce qui montre mieux que tout Timportance pour Lyon de la Cour de France comme foyer de la mode et comme première cliente de la u grande fabrique », c'est le marasme dans lequel tombe l'industrie lyonnaise sitôt que, pour une raison ou une autre, la Cour cesse d'être grosse consommatrice de soieries. La coquetterie de Marie-Antoinette, et surtout son admiration pour l'cruvre (r()l)erkanq)f ayant mis à la mode les toiles peintes de .louy, ce fui clio/. les industriols lyonnais une explosion d(> désespoir. « Des députés du commerce do la villo ch^ Lyon, dit lîachau- mont, ont fait une représentation sur le dépérissomont de la ma- nufacture depuis (jue Leurs .Majestés ne donnaient point l'exemple des vêtements riyon la faveur des courtisans. C'était au mo- ment des deuils royaux. Le dommage ([n'éprouvaient alors les Lyonnais était d autant plus grave que. par aftliction sincère au- tant que par devoir social ou par genre, la noblesse imitait les usages de la Cour et la bourgeoisie ceux de l'aristocratie. La soie noire ne semble pas avoir été. il y a deux cents ans, comme aujourd'hui, la grande source de richesses de Lyon. Alors que. l'année dernière, certaines maisons lyonnaises ont tiré un profit sérieux des malheurs d'une grande nation voisine, au xvn'^ siècle. la simple annonce de la mort d'un souverain était considé- rée par les Lyonnais comme un désastre. Un mémoire, parlant de la cessation de travail qu'occasionne le décès imminent du roi d'Angleterre, s'exprime ainsi : « Par ([uelle fatalité faut-il que la mort d'un prince étranger soit pour nous une calamité, lorsque sa vie ne nous a procuré aucun bien ! » Les Lvonnais étaient des sujets lovaux; ils n'eussent eu ni l'ingratitude de penser ni l'audace de laisser entendre que la vie d'un prince français ne leur procurait aucun bien. Ils n'en gémissaient que plus douloureusement à la mort d'un de leurs bienfaiteurs, volontaires et involontaires, leur deuil de cœur se doublant d'une aftliction plus prosaïque. Voici la sup- plique qu'ils adressèrent au grand roi à la mort du Dauphin : Al Roi 1 Six mois de deuil pour le Dauphin ! Dix ans, si Ihabit noir peut lui rendre la vie, Mais aux pieds d'Atropos comme on gémit en vain, Parce qu'il est mort de maladie Faut-il que nous mourrions de faim? Sire, du travail et du pain ! A défaut de pain quotidien assuré et d'un travail sans chômage, la royauté et la cour procurèrent d'ailleurs à la grande fa- brique des choses infiniment précieuses. Si le pur art lyonnais est avant tout lyonnais, on peut dire, croyons-nous, sans paradoxe, que l'art du tissu lyonnais est avant tout français. C'est au grand '2'r2 LA SCIE.N'CE SOCIALK. siècle que cft «iit s'affine, qu'il se dégage des réminiscences ita- liennes, que d'hahiles dessinateurs donnent aux « grands façon- nés » de Lyon la ,i:r<\cc, l'élégance, j'oserais dire le chic de bon aloi qui sont le propre du goût français. On sent encore aujour- d'hui dans les velours ciselés, dans les lampas brillants dont parle M. Aynard, surtout dans ces niai:inliques ornements d'é- glise qui attiraient tous les regards à l'Kxposition de 1900. l'in- fluence des salons, de la cour et de l'ancienne société, et même, si l'on veut remonter plus haut, l'influence de cet esprit classique que les inductions lumineuses de Taine nous montrent formant d'abord et déformant ensuite la littérature et l'àme françaises. .V Lyon, l'action locale de la cité, foyer d'art original, compléta ou contre-balanratoujoursheureusement l'influence des causes e.xtra- lyonnaises. Si, par la force des choses, la • grande fabrique » devait subir l'action du Koi et de la cour en tant qu'aulorid' mondaine, in- fluence heureuse malgré les revers à la médaille, elle subit tout autant, cela va sans dire, l'action du Hoi en tant que maître. Impossible de porter un jugement d'ensemble équitable sur cette dernière influence; il faut faire des distinclions. On connaît l'organisation administrative des corps de métiers à la fin do l'ancien régime, organisation reposant j)rincipalement sur la vénalité. Le Roi, pour remplir ses trésors, multipliait les offices, et obligeait les communautés A se faire nyrrgor ces charges à beaux deniers comptants, sauf, si (pielque corpora- tion faisait la sourde oreille, à vendre les charges à des intrus qui ruinaient les affaires de la communauté. En HiOl. Louis XIV. suivant les néfastes conseils de l'outchar- train, institue des offices de maîtres-gardes jurés, que la com- nuinauté de la soierir lyonnaise rachète poui* .'18.500 livres. Le procédé est trop fructueux pour être abandonné. Kn lODV, un édit roval. alléguant la mauvaise gestion financière dos cor- porations, crée des auditeurs et examinafeurs'. F.aflemas loue peut-être sou n>i un peu plus que de raison ; le Béarnais ne fut ni le seul ni le premier de nos souverains dont la l)ienveillance active pour les fabriques nationales assura à la manufacture lyonnaise le privilège de la perfection. Si nous mettons de cAté certains expédients financiers dé- plorables d'un gouvernement au\ abni^, (juehjues concessions fâcheuses aux idées ami)iantes, il faut reconnaître que l'intluence de la royauté sur la « grande fabrique -■ fut. nous ne disons pas absolument heureuse, mais ab.solumenl fructueuse, qu'elle contribua largement h faire de la soierie lyonnaise la première industrie du monde pour le luxe et le goût. Knvisagés au point de vue du but à atteindre, observés sous un angle sj)éeial, la majeure partie des règlements de l'ancien régime relatifs à la « grande fabri(|ue v. paraissent immédiate- ment sages et efficaces. Si une industrie de luxe est déjà une chose chanceuse, une industrie de haut luxe devient une alfaire éminemment aléa- toire, permettant à un nombre très restreint d'ouvriers spécia- lisés (l(> trouver du tiav.nl eu toute saison. De plus, dans une LA FABRIOIE LYONXAISF.. Mo manufacture de haut luxe, et sous le régime des corporations fermées, il est évident que le nombre des places disponi- bles dans la communauté sera toujours plus considérable que celui des demandes pour entrer dans la corporation. Qu'une circonstance heureuse développe subitement l'industrie, il suf- fira, pour faire l'ace aux nouveaux besoins do la fabrication, d'entrouvrir temporairement les portes aux nouveaux solliciteurs. Une limitation momentanée du nombre des bras au sein de la corporation ne peut avoir — en supposant, comme c'était au xvu' siècle le cas pour Lyon, la concurrence extérieure faible et peu dangereuse — d'autre elfet que de retarder momenta- nément l'exécution des commandes. Accessible à tous pendant l'enfance de la fabrii|ue, quand il s'agissait d'asseoir l'industrie, l'apprentissage de la soierie à Lyon se ferme assez rapidement aux «■ forains ». Un arrêt de de 1702 défend de recevoir à l'avenir aucun apprenti né hors de la ville ou des faubourgs. Cependant, à certains moments, les portes s'entrebAilleront pour laisser passer soit les enfants du Forez et du Beaujolais, soit ceux de Bourbonnais, Bresse, Bugey, Dauphiné et Bourgogne. Mais ces instants de liberté relative sont rares. En 16iî). la sénéchaussée, pour empêcher que le nombre des misérables n'augmente trop, interdit aux maîtres ouvriers d'avoir plus d'un apprenti à la fois, et aux compagnons forains reçus maîtres par franchise de faire aucun apprenti avant d'avoir travaillé dix ans à Lyon, en qualité de maîtres. Dans les circonstances graves, l'apprentissage pouvait même être strictement fermé. En 1702, le consulat, sur la requête des maîtres ouvriers, défend de faire aucun apprenti dans l'espace de cinq ans. Des règlements sévères et généralement exécutés fixaient en outre le nombre maximum des compagnons et des maîtres. Une industrie de haut luxe ne demande pas seulement, pour être prospère, la rareté relative de la main-d'œuvre; elle exige par-dessus tout la perfection de cette main-d'œuvre. Il n'est guère de moyen auquel le pouvoir royal n'ait eu recours pour maintenir à Lyon la supériorité de la fabrication. Des T. xxxn. 17 ■l'd'i LA SaE.NCE SOCULE. ordonnances réglementaient non seulement le nombre des apprentis, mais le mode et la durée de l'apprentissage. D'autres iixaient la largeur des pièces d'étoffes, interdisaient de mêler au noble lil, même pour l'exportation, du coton ou de l'or faux, prescrivaient de lourdes amendes contre toute espèce de mal- façon, etc. xMais ce que l'ancien régime trouva encore de plus efficace pour assurer la perfection du tissage lyonnais, ce fut un en- semble de mesures destinées à constituer des familles ouvrières d'élite, dans lesquelles se maintiendraient les traditions de goût et de dextérité. Innombrables sont les [)rivilèges accordés aux fils et aux tilles de maîtres. Si le nombre des apprentis est limité, il est entendu que les fils de maîtres ne tiennent pas lieu d'ap[)rentis. Destinés par la naissance au travail de la soie, tout est fait pour les retenir dans la manufacture. On ne l(Mir impose ni apprentissage, ni compagnonnage; ils n'ont à subir aucun examen et sont dis[)ensés du chef-d'ieuvre. La fille du maître, en se mariant avec un compagnon, lui apporte en dot la franchise du métier, lien est de même de la veuve du maître. Un curieux document nous est parvenu au sujet de la fran- chise ac(|uise par le mariage (1). C'est une supplique adressée au consulat par un com[)agnon. Le pauvre homme, ayant amassé quelques économies, s'était établi à son compte, alors •ju'il lui restait à faire encore un an de compagnonnage. Déféré au consulat, le délin(|uant se vit condamné soit à finir son temps de compagnon, soit ;\ épouser une fille de maître dans le délai de deux mois. Malgré sa bonne volonté, le compagnon ne fut pas heureux dans ses recherches et, les deux mois écoulés, dut demander un sursis. « Votre (irandeur, écrit l'im- pétrant au prévôt des marchands, aperçoit trop sensiblement cpie le remontrant, Agé de vingt-deux ans, ne saurait assez ré- lléchir sur un ciuiix ([ui dure aut.nit que la vie. > H est assez délicat de démêler, d.ins les réglementations embrouillées qui régissent la grande fabricjue à la iin de Tan- (l) Gixliin. o/). lil.. I i7. LA KAlUUQUi: LYO.WAISE. 247 cien régime, l'œuvre du pouvoir royal et des autorités consti- tuées 1^1), et 1 œuvre de la fabrique elle-même. La plupart des mesures prises par la Royauté l'ont été à la requête de lia. communauté. Le but que poursuivaient l'autorité royale et la manufacture n'était pas précisément le môme. La Royauté cherchait à assurer A la bonne ville de Lyon le privilège du tissage de luxe, la communauté entendait surtout défendre ses membres contre les travailleurs du dehors. Mais, à cause de la nature même de la fabrique lyonnaise, les deux buts étaient le plus souvent atteints par le même moyen. « Parmi les privilèges et franchises de Lyon, écrit M. Go- dart (1), oa cite volontiers la liberté du travail, et l'on en conclut que, pendant toute la durée de l'ancien régime, il fut loisible aux artisans, quels qu'ils fussent, d'ouvrir boutique à Lyon, et d'y exercer leur métier, sans être assujettis aux maîtrises ou jurandes. Il faut distinguer. Si, en droit, la li- berté du travail exista, en fait, elle fut bientôt restreinte, puis annihilée. Édictée en principe pour l'individu, elle profita aux communautés qui l'accaparèrent. A Lyon, la nomination des maîtres des métiers n'appartint ja- mais au roi ni aux ofliciers de la couronné. La ville libre n'eût pas toléré pareille infraction à ses privilèges. Mais cette nomi- nation fut promptement accaparée par le consulat, à l'électio:! duquel les maîtres de métiers concouraient à leur tour. Ainsi se constitua dans la cité lyonnaise une ploutocratie puissante et fermée dont l'influence fut loin d'être toujours heureuse pour la prospérité de la ville libre. Seules, de toute antiquité, à Lyon, quatre professions, les bar- biers ! chirurgiens), les orfèvres, les apothicaires et les serruriers étaient soumises au régime des maîtrises. D'autres métiers s'étant, à la fin du xv*" siècle, organisés en corporation à l'encontre du consulat, le « capitaine de la ville », délégué à Paris, demanda et obtint la suppression de leurs maîtrises et jurandes. (1) Le consulat lyonnais, pouvoir fort et semi-imlépinJant, relevant (ont allant des corps de métier que de lautorité royale, agit sur la fabrit[ue de Lyon à |)cu près dans le même sens que la royauté. '1\H LA SCIENCE SOCIALE. Kn l(iO:j, le roi muiiitient Lyon dans l'exemption dont la ville a Joui de tout temps, « savoir que les artisans habitués en icelle ou (]ui viendront y résider à l'avenir ne soient tenus de faire chef- d'u'uvie ' . Le roi révoque à cette occasion '< toutes lettres, statuts et règlements qu'aucuns artisans autres que les quatre métiers jurés de la ville pourront avoir obtenu par surprise ou iiuporl unité ». Les lettres de lOGl ne sont déjà plus aussi nettes. Les règ-le- inents des corporations ne sont pas abolis; ils doivent être sou- mis au prévôt des marchands et aux échevins pour être par eux réformés ou modérés. Les ordonnances de 1717 portent : « De la libcrWî les artisans jouiront pourvu que loufs privilèiics n'aient point été révo- qués, par lois, déclarations ou arrêts ». Ainsi, comme dit M. (lodart, la liberté du travail (|ui, à l'ori- gine, était à Lyon un fait, devient avec le temps une farade, un décor, comme un de ces titres honoriticpies «jui ne sont plus que le souvenir d'une réalité. Aucune condition n'est imposée aux ouvriers apprentis ou déià formés (jui en 153() viennent aider Turquet et Naris. Mais dès 1.'>.'»V est promulgué un j)rcmier règlement; ce n'est encore (ju'une or- donnance de bonne police. Peu à peu la réglementation s'en- , chevéli-e, et nous voyons appai'aitrc dans la <• grande fabi'itjue » tous les organes essentiels, toutes les institutionsdes corporations : les trois grades classi(jues, apprenti, compagnon, maltr»'. la con- frérie religieuse et ses courriers, lo chcf-d'o'uvre, le tribunal des maîtres-gardes (pii veille ù Texécution des règlements, etc.. La seule particularité notable de la corporation lyonnaise. c'est (ju'elle est plus compli(]uée que les autres. Le grade de maître est de- doublé: il y a le mnfirr otn'/irr et \v inntlrr ttinrchand. \\\ début, des maîtres pouvaient être à la fois ouvriers et mar- chands; ils confectionnaient eux-mêmes des étoiles dans leur bou- li(pi(> et en faisaient fabi'iquer pai- autrui avec de la soie leur ajipartenanf . Maiscomme, pour tisseï' en gi'and. il tanl un train (\v capitaux que peu de inaitres possédaient, unr tolérance s'établit A ré[)o- LA TABRIOUK LYONNAISE. 249 (jne OÙ les règlements de la grande fabrique étaient encore lAelies. Il fut loisible au premier venu, non pas de fabriquer lui-même, mais de donner à des maîtres en titre un travail à façon. On eut ainsi des exlra-pro/cssionnels, généralement de gros financiers, dirigeant une fabrique collective « sans être assis tout le jour sur le métier et mener la navette », comme dit l'ordonnance de 155i. C était donner beaucoup de facilité aux profanes, aux dépens des maitrcsde l'art. Aussi, en 1()19, un édit consulaire intervint, réser- vant lesdroitsetle titre de marchand aux seuls maîtres en soierie. Les marchands non maîtres protestèrent violemment contre leur exclusion; ils tirent valoir les services qu'ils rendaient par leurs capitaux, et s'efforcèrent de montrer qu'il n'y avait pas que « les enfants de la navette » cap:ibles de faire travailler. Ce fut en vain. Pour cesser leur négoce, on avait donné comme dernier délai aux marchands non maîtres le moment où la soie qu'ils avaient sur leurs roquets serait complètement usée. Les marchands suivirent la lettre de Tordonnance, en ne se servant pas de la soie dont leurs roquets étaient garnis, en la recouvrant toujours de soie nouvelle Le règlement de 1CG7, le fameux règlement de Colbert, fit une situation nette aux marchands non maîtres, en incorporant à la communauté de la soierie tous ceux qui avaient travaillé ou fait travailler. Il y a dès lors, au sein de la corporation soyeuse, non pas encore deux classes, mais deux catégories de maîtres, le marchand et les ouvriers. Rapidement les premiers, grâce à leur fortune, acquièrent une influence prépondérante. En 1707, un arrêt du conseil stipule que les maîtres ouvriers travaillant à façon qui voudraient con- fectionner des étoffes chez eux seront obligés de se faire inscrire et de payer la somme de 12 livres. Le règlement de 1712 nous apprend quelles distinctions s'é- taient établies alors dans la manu facture lyonnaise : « Les maîtres qui la composent ^la communauté) sont divisés en trois classes : les maîtres marchands qui forment la première classe, n'ont point de métiers chez eux; ils fournissent les soies, dorures et dessins aux maîtres ouvriers qui travaillent les étoffes, moyennant la façon que les marchands leur payent. . . A Tégard des maîtres tra- :i30 LA SCIENCE SOCIALE. vaillant pour leur propre compte, ils sont marchands et ouvriers (oui cnscmljlc, parce qu'ils achètent la soie, la travaillent eux- nirmes et en vendent l'élofie; leur nomhre varii-Journcllenient. parce qu'au moindre fâcheux événement, ils retombent dans leur condition de maîtres ouvriers à façon. » La catégorie intermédiaire n'existait déjà plus au milieu du xvm'-' siècle. Plus onapprochede la fin de l'ancien régime, plus la distance s'accentue entre les deux classes extrêmes; il se crée dans la manufacture une oligarchie puissante, toujours prête à user et à abuser de ses droits et une démocratie opprimée qui prendra sa revanche en 1789, lors delà nomination des délégués pour les élections du Tiers. Apres la [{évolution, les deux classes reparaîtront : le maître marchand deviendra le fabricant; le maître ouvrier, le chef d'atelier. Ainsi l'obstination que mirent au xvr siècle des financiers étrangers à la soierie à pénétrer dans la manufacture exerce encore une influence sur la constitution actuelle de la fabrique lyonnaise. (( On ne peut nier, écritM. Godart. (|ue l'intervention des maîtres marchands, riches et entreprenants, n'ait été pour beaucoup dans le développement delà manufacluro. L'ne quantité de petits m;»!- tres, fabricant pour leur compte, n'aurait pas suffisamment coor- donné leur action pour former un corps homogène, et l'achetour aurait été obligé d'aller de boutique en Ijoutique, tandis (]ue,chez les maîtres marchands, il ti'ouvait réunis les produits de pins de 100 ouvroirs. » A la place de maîtres marchands, nietlez fabricants; à la |)lace d'ouvroirs, mettez ateliers urbains ou ruraux, et vous aurez une des raisons qui ont maintenu A i>yon la fabri(|ue collective. Il est d'ailleurs intéressant de noter (jue la manufacture soyeuse lyonnaise n'a pas été créée sous le régin)e de la l'abri(iue collective pure, mais sous un réuimc mixte où la fabricjue collec- tive côtoyait le petit atelier indépendant. La soierie lyonnaise offre donc, dans un laps de temps relativement court, les trois derniers types normaux de la labiication ( 1 ). 1' Ail ((inliaiii' (IcI.\on, il sciiililpqiio Niiiios cl Tours aioiil ^Utiits sous le iv^iinc LA rABRIQlE LYONNAISE. -">l La fabrique collective a d'ailleurs donné à Lyon de meilleurs résultats, somme toute, sous le régime de la liberté du travail que sous celui de la réglementation. M. Godart a parfaitement dé- montré que le prétendu âge d'or de la « grande fabrique » est une chimère. L'organisation corporative de la soierie n'épargna à la manufacture ni les chômages, ni les crises, avec leurs accessoires obligatoires : grèves, émeutes, mises à l'index... Des origines de la fabrique jusqu'en 1791 il n'y eut pas moins de 17 cessations de travail, quelques-unes de la plus terrible gravité. Telle est la rebeijno do 17 VI, soulevée par la mise en vigueur d'un nouveau tarif. Les chefs d'atelier se livrèrent à des excès de tout genre, comme en témoigne la chanson des taffetatiers, placardée par leurs soins clans tous les diltérenls quartiers de la ville... Va lire dans los tuiiis Grou Baboin, Va lire dans los coins Les Ijianx a\iots de m.... a Que faut fairo cassa... Un certain Vocanson 1 . Grand garçon, l II certain Vocassou A reçu une paUa (2) De los maîtres marchands... La répression de la rebcyne fut rigoureuse : un crocheleur fut pendu, un ouvrier en soie condamné à être étranglé jusqu'à ce que mort s'en suivit, deux autres expédiés aux galères du roi. En voilà assez pour permettre d'apprécier la justesse de cette phrase que Ion a osé écrire sur le passé de la fabrique de Lyon (3) : « Le chômage et les grèvesétaient inconnus avaut notreépoque ; l'orsanisatioa ancienne de l'industrie rendait les conditions du travail slables et avantageuses pour le tisseur; des tarifs garan- tie la labiiijue colleclivcpure; les métiers y appartenaient dès le début aux fabricants iausens lyonnais du mol), et les chefs d'atelier étaient de simples sous-ordres sans la moindre autonomie. (1 ) Le Vocanson dont il est ici question n'est autre que le célèbre inventeur. (2)Palta, en patois lyonnais, morceau de chiftun, par extension argent. (3) Phrase citée et réfutée par Bleton : l'ancienne fabrique de soieries. 2r)2 LA SCIENCE SOCIALE. tissaient im niiiiimiiii de salaire, prévecant tout conflit rntre fahricanls et chefs d'ateliers... » Nous ne prétendons nullement, cela va sans dire, nier les avan- tages moraux des anciennes corporations. Mais il est certain que la communauté de la « grande fabriciue " fondée à l'origine dans un Ijut de fraternité chrétienne et pour l'avantage de tous, dégé- néra assez rapidement en un instrument de domination au service de quelques-uns. Les réglementations corporatives de l'ancien régime, jointes à un faisceau d'autres causes, n'assurèrent en somme à Lyon ((u'un privilèg-e incontestable, la [)erfecti()n de la main-d'œuvre. Ailleurs qu'à Lyon, l'abus des règlements engendra souvent la stagnation et le piétinement sur place. La règle était un moule rigide, comprimant, finissant par annihiler toute initiative indi- viduelle. Le « chff-d'd'uvre " qui «nt dû être le point de départ des ell'orts sérieux, en était devenu le couronnement. A Lyon, l'esprit chercheur de la population, la néces.sité de suivre pas A pas les (luctnations et les caprices de la mode, les relations de la « grande fabrique » avec la cour et la capitale, foyer de vie et de progrès, préservèrent la manufacture soyeuse d'une stagnation pernicieuse ;\ beaucoup de ses émules. Aussi bien, à Lyon, les règlements furent toujours interprétés dans le sens le plus large; h s édits de Colbert y trouvèrent de nombreux tempéraments. Tantôt c'était une étoile nouvelle (pi'ou inventait et (jui par cela même échappait aux proscriptions eu vigueur, tantôt c'était le consulat (pii, usant de son pouvoir pres- (jue discrétionnaire sur les corps de métiers, remaniait dans l'in- térêt de la fal)ri(pu' certains articles des ordonnances. I.a manufacture d(î Lyon prospéra donc et grandit jusfju'à la fin (le rancieii régime, mais grandit dans un sens déterminé. Kllc subissait le contre-coup de ses supériorités. « Avec vos fabricpics (le hixe, déclare, en 17S!), un mestre de cavalerie. M. d'Albou, vous ne pouvez pas répondre aux ouvriers de deux jours de vie. Aujourd'hui vous les occupez, demain une recolle maïKjue, le gniU des consommateurs change, un deuil dr cour de quelcjue duré*' inlordit l'usage de vos fabrications: une ::uerre s'élève. LA FABRIQUE LY0NNA1>L;. 'iolj VOS métiers s'arrêtent, vos ouvriers n'ont plus de pain. » Aux causes inférieures de crise se rattachant au fait que la soie- 1 ie est une industrie de luxe, s'ajouta dès le xviii" siècle le péril (jui menace comme dune épée de Damoclès la fabrique actuelle, la concurrence du dehors. Il fallait fermer les yeu.v quand l'étran- ger, ayant dérobé les dessins de Lyon, introduisait en fraude des articles de qualité inférieure, mais qui se vendaient mieux, à cause de leur bon marché. Un mémoire de la chambre de commerce lyonnaise du com- mencement du xviir siècle fournit d'intéressants détails sur les premiers Ages d'une des plus dangereuses rivales de Lyon : « Sa Majesté a fait un établissement considérable à Turin... elle a destiné un ile entière pour le travail de cette manufactnre, elle l'a donnée gratuitement au directeur. C'est un espace qui peut contenir 1000 mètres. « Afin que les ouvriers ne soient point dissipés, on a établi dans cet enclos une boucherie, une boulangerie et un cabaret qui fournissent aux travailleurs tous les vivres nécessaires, sur des marques de plomb que les entrepreneurs leur donnent. Par cette police, on a attiré quantité d'ouvriers tant français que piémon- tais. » Protection intelligente des autorités, abondance et bon marché de la main-d'œuvre, ces deux particularités constituent encore aujourd'hui les plus notables avantages de la fabrique italienne. La France, par une mesure néfaste, avait contribué à asseoir et à fortifier les manufactures de l'étrang-er. La révocation de l'Edit de Xantes, considérée par la plupart des historiens lyonnais comme une cause de ruine momentanée pour la soierie, a été pré- sentée de nos jours, dans un esprit un peu paradoxal, comme un bienfait pour la « grande fabrique » que le départ des protestants aurait délivrée despions, en relations constantes avec l'étranger. La vérité est, croyons-nous, entre les deux opinions extrêmes. Il est prouvé qu'à Lyon, sauf pendant une très courte période (de 1673 à 1681 . nul ne put être admis dans la communauté soyeuse s'il ne faisait profession de catholicisme. Il n'y eut en 1685 que 173 apprentis remis. ■2o't LA SCIENCE SOCIALE. Mais à Nimos, à Tours, aucune mesure [nt'vcûtive n'avait élé prise contre ks Huguenots. Bon nombre de Tourans-eaux. de Ni- mois, ainsi que quelques Lyonnais, passèrent la frontière en 1685 et dotèrent l'étranger de secrets jusqu'alors jalousement gardés par la France. Un nommé Courtauld fonda à Londres une maison de soieries encore existante. L'n ouvrier Ivonnais, Monceorere, enseigna aux Anglais le tissage de certaines étotfes. A Crefeld. à Elherfeld, beaucoup de raisons sociales sont encore sous des noms français. Il est d'ailleurs malaisé de distinirucr à distance. dansTémiiTra- tion des canuts hors de France, quelle est au juste la part de la révocation de l'Kdit de Nantes et quelle est celle de la Révo- lution. La Révolution française força en effet, par ses persécutions inintelligentes, beaucoup d'ouvriers lyonnais à chercher une nou- velle patrie. Elle fit ainsi directement le jeu de l'étranger, en même temps (jue, j)ar ses conséquences indirectes, elle démocra- tisa la soierie et favorisa, de la sorte, les rivales de la « grande fabrique ». 11. I»K ROISSIKU. LE MOUVEMENT SOCIAL L — LE METIER D ACTIONNAIRE EST-IL BIEN GAI? A l'iieure où, dans le camp socialiste, il se débite tant d'éloquentes imprécations contre la « richesse acquise », et où les pourvoyeurs attitrés du fisc étudient des remaniements de taxes propres à sur- charger les contribuables suspects de détenir des portefeuilles trop bien garnis, il ne serait pas inutile de rechercher, chifTres en main, quels bénéfices Tensemble de ces capitaux rapporte en France à leurs heureux possesseurs. Le sujet étant extrêmement vaste, on peut se l^orner a des investi- gations partielles, tout en choisissant un terrain particulièrement instructif. C'est ce qu'a fait M. Paul Leroy-Beaulieu, dans un travail consacré aux sociétés par actions (1'. Il existait en France, au 31 décembre 1898 — date de la dernière statistique — 0.3:ii sociétés par actions, dont les actions, au nombre de 25.793.891, représentaient une valeur nominale de 13 milliards i()0 millions de francs. Mais la valeur nominale n'est pas la vraie valeur. Celle-ci est indi- quée par le cours de la Bourse pour les actions cotées, et par les éva- luations de l'enregistrement pour les valeurs non cotées. On obtient ainsi un total de 14 milliards 475 millions, soit, pour l'ensemble des actions, une plus-value d'un milliard 75 millions, c'est-à-dire de 8 pour 100. Voilà, direz-vous, d'heureux capitalistes. Ils ont cent francs, le placent, touchent des dividendes , et il se trouve qu'au bout de quelque temps, chaque billet de 100 francs placé par eux est devenu, en moyenne, une somme de 108 francs. C'est une fortune qui s'ac- croît toute seule, un gain qui vient en dormant. Il y aurait là, malheureusement, un jugement précipité. Observons d'abord que cette plus-value de 8 pour 100 est une moyenne et que la réalité, parmi les sociétés existantes, nous offre un petit nombre d'entreprises très prospères, comme le Suez et la Banque de France, au milieu d'un grand nombre d'autres qui végè- (1) Économiste français, 10 aoùl 1001. - la moyenne des aflTaires esl bonne ». -1 priori, une telle assertion choque le bon sens. Ouoi ! l'intelligence naiirail |)lus rien à voir dans les placements, et il n'y aurait qu'à se conlier au hasard? Cette première impression est confirmée par l'observation des faits. M. Paul Leroy-Heaulieu. appuyé sur la statis- tique dont nous parlons, constate que la conception de son brasseur d alfaires — le(piel a d'ailleurs mal Uni — est (•onq)lèlemenl fausse et (jue la moyenne des aiï'aires est mauvaise, l'rendre •« un peu de tout », pour un capitaliste, est un lent, mais sûr moyen de se ruiner. « Suppose/, dit-il, une famille riche qui, dt>puis la première année du dix-ncHivième siècle, eût souscrit aux actions de toutes lesalTaires émises, en ])roportion du capital de chaque société, et en com- mençant, ce qui eût été d'un bon augure, par l;i Mamiue de France : eh bien I cette famille serait en p(>rte sensible. . Le capital esl donc, non i»as une chose (|ui grossit loule seule, mais une chos»* (|ui se fond, qui se ilelruil. (.'est une maison qui s'écroule pierre à pierre, un las de blé »|ue grignotent les souris, un vétenuMit qui s'use et qui se Iroue. C'est, en un nmt. une chose (|ui périrait et s'anéanlirail si on n'en réparait continuellement les brè- ches au moyen des matériaux nouveaux accumidés tous les jours par 1(^ travail. \oilà donc un premier enseignemeni (|ni se dégage des faits éco- LE MOUVEMENT SOCIAL. 2d7 noiniques, une liauk' ItM'on morale que lous, richos cl pauvres, peuvent en lirer. Quoi qu'il en soit de certaines exceptions brillantes, la règle est que tout homme qui s'appuie iiuiquemenl sur un capital acquis voit diminuer peu ù peu ses ressources, si même il ne les dissipe pas, s'il ne les « mange >> pas, pour employer l'expression énergique et vulgaire, en dépenses de pur luxe, inspirées par la fantaisie ou par la passion. La règle est (|u"il l'aul du travail, et beaucoup de travail, pour res- taurer par un côté lédilice du capital qui se démolit rapidement par un autre. Or, quels sont ceux qui sont les plus propres à celte besogne de restauration? Ceux (|ai ont créé par leur effort per- sonnel de nouvelles richesses, ceux qui ont peiné, qui se sont ingé- niés, qui ont prévu, qui ont lutté, et lutté non seulement contre les obstacles matériels, mais encore contre la tentation de dissiper au jour le jour le prolit de leurs peines, ceux en un mot qui ont obéi supth'ieurement à la grande loi du travail. Une autre leton qui se dégage du calcul de M. Paul Leroy-Heau- lieu, c'est que les capitalistes, avant de placer leur argent dans les atî'aires — chose excellente en soi — doivent tâcher d'acquérir quel- que connaissance de ces affaires, ou tout au moins de se faire guider par ceux qui s'y entendent réellement. 11 faut que les placements soient des actes raisonnes, et non de simples mises à la loterie. 11 faut que l'actionnaire, même lorsqu'il perd, puisse se dire : « Et pourtant, je n'avais pas tort, il y avait là quelque chose' » De la sorte, on peut éviter, dans une large mesure, de devenir la proie des chevaliers d'industrie ou la victime des cerveaux brûlés, trop facilement séduits par d'irréahsables chimères. On se place parmi les actionnaires ([ni fjagnent. Mais cela n'empêche pas que. ilans l'ensemble, le métier d'actionnaire rapporte, comme on le voit. plus de pertes que de profits. Notons que, pendant ce temps, le coût de la vie s'élève, et, même eu demeurant égal à lui-même, un revenu représente un pouvoir d'achat de moins en moins fort, une somme de jouissances de moins en moins grande, nouvelle infériorité du pur capitaliste comparé au travailleur. Il est d'usage, ou plutôt de mode, d'opposer le travail au capital, de dire que celui-là veut tuer celui-ci, et que celui-ci se défend contre celui-là. La vérité, c'est que le capital se suicide tous les jours, et que tous les jours aussi, le travail le ressuscite. Le capital reconnaît ce service en livrant de tous côtés, avec plus de chances d'y péri;- que d'en sortir vainqueur, de nouvelles batailles, c'est-à-dire en i>o8 LA SCIENCE SOCIALE. créant de nouvelles entreprises, qui, heureuses ou malheureuses, ont pour ('fret immédiat d'offrir de nouveaux salaires aux travail- leurs. Il y a là une harmonie supérieure, où le capital agit comme source de patronage, mais où, épuisé dans cet effort même, il suc- comberait bien vite s'il ne reprenait sans cesse de nouvelles forces en se relr<,'mpanl à sa propre source : le travail. II. La BOIHDONMÈHE. II. — LES SYNDICATS PROFESSIONNELS EN 1901 La direction du travail au njinistère du commerce vient de publier VAiniiifiire des sijndicals professionnel>>, industriels, commerciaux cl agricoles, constitués conformément à la loi du :2I mars IHHi. 11 est intéressant de donner, d'après cet Ainmnirc, la situation des syndicats, des unions de syndicats et des bourses du travail ;ni T' Janvier 11)01. Il existait à cotte date H.O'.io syndicats se répartissant ainsi 'l.'SH-l syndicats patronaux, ."{.SHT ouvriers, ICrimixtes et 2. :2()t agricoles. Les syndicats formés par les ouvriers agricoles seuls, les bûcherons, les jardiniers, .sont classés dans cette statistique avec les syndicats ou- vriers; de même les syndicats d'éleveurs, de patrons jardiniers, hor- ticulteurs, laitiers, marchands de bois, j)épiniéristes, sylviculteurs, etc., ont été maintenus avec les syndicats patronaux; ce sont ceux (|ui, recevant comme adhérents des propriétaires et quelques jour- naliers, forment un type spéci;d et sont en réalité des syndicats mixtes (jui sont rlassés comme syndicats agricoles. A ces ciiiMVes, il ((mviciil (Tajouler (i'.H» sociétés ou caisses d'as- surances niiil iiclles agricoles que la loi du i juillet lilOO a admises à se constituer en se soumettant aux prescriptions de la loi du Jl mars IHHî. Au l'^janvier 11)1)0, il y avait 7. OSl, syndicats, d agricoles. Le nombre des syn- dicats patronaux a tlonc augmenté l'an dernier de :J:irj, celui des syn- dicats ouvriers de (>02, et celui des syndicats agricoles do ISO. Au cours de raiMK'e lOlM), le nombre des nniojis de syndicats a passé de I7;{ à ^(M), et celui des bourses du travail de (iri à 7.'j. Les syndicats professionnels existant au I" janvier dernier com- prenn<'nt le persoiinel suivant : i70.0."{0 personnes dans les syndicats patronaux, ."iSS.H.'LJ dans les syndicat-^ ouvriers, 2î).()ii dans les syn- • li'.its mixtes, ."»;].'{. i.ii danslossyndicalsagricoles ; soit un personnel LE MOUVEMENT SOCIAL. 259 total de 1.321.."U»0 syndiqués — auxquels on pourrait ajouter i8.1o8 membres appartenant à des sociétés ou caisses d'assurances mutuel- les agricoles. Le nombre des patrons syndiqués était, au 1" janvier 18îll,de !)3.ill; il a donc presque doublé dans ces dix dernières années, alors que le nombre des ouvriers syndiqués, qui était de l.'in.(t92au l*^'' jan- vier 1891, quadruplait pendant celte mémo période décennale. Les femmes adhérentes aux syndicats professionnels sont au nom- bre de 43.470, dont -2. 180 dans les syndicats patronaux, 32.0tt.^i dans les svndicats ouvriers, i.716 dans les svndicats mixtes et 3.72.5 dans les syndicats agricoles; de plus, les caisses d'assurances mutuelles agricoles en comptent 784. in. — L'ATTRAIT DE LA FOULE Nous recevons la lettre suivante : « Monsieur, M Pendant touie la saison d'été, on peut lire dans les journaux, surtout dans ceux que l'on appelle boulevardiers, des entrefilets-ré- clames de ce genre : « II y a foule à X***..., grande aftluence à Y***.... Tout Paris sélect s'est donné rendez-vous à Z"* », X'*', Y**' et Z"* désignant des stations balnéaires ou des villes d'eaux. « Certaines de ces réclames font entendre que l'on « se presse », que Ton « s'entasse », que les salons du casino sont « trop petits » pour contenir les étrangers. Assertions qui, en général, sont loin d'être exactes, vu que, si elles l'étaient, les commerçants qui font insérer ces coûteuses réclames se dispenseraient d'avoir recours à ce moyen pour attirer le public. u Tout cela n"a rien d'étonnant. Mais, à la lecture de cette prose intéressée, nous nous sommes demandé quelquefois pourquoi ces ingénieux industriels ne rédigeaient pas plutôt leurs réclames de la manière suivante : « Il n'y a personne à X***... La plage de Y*** est dé- serte et solitaire... On est au large et très à son aise dans le casino de Z'** », etc. Il me semble que ce n'est pas un mince avantage, pour quelqu'un qui va en villégiature, que de ne pas se sentir étouffé ou écrasé par des voisins. u Comment expliquez-vous cette invariable prédilection pour l'ar- gument qui consiste à dire : « Venez, Parisiens qui étiez à l'étroit -<•'> LA SCIENCE SOCIALE. dans voire ville; nous vous en fournirons une autre où vous serez, s'il est possible, encore plus à l'étroit »? « Veuillez a^^réer... 1.. I). Il y aurait beaucoup à dire pour satisfaire la curiosité de notre cor- respondant. Contenions-nous de lui raj)peler que les gens qui fréquentent les villes d'eaux et les stations balnéaires à lu mndi' sont en général des gens pour (lui le mode d'existence ne peut .se concevoir sans fêtes, i)als, concerts, jeu, courses, représentations dramatiques, toutes choses (lui ne sont amusantes que moyennant une nombreuse « société ». Ces gens-là ne vont pas prendre l'air, ni se baigner, ni .se promener, ni admirer la nature. Ils vont s'amuser dans un autre décor, dans un antre cadre. Ils (piittent Paris à la condition d'en retrouver un autre, artificiel sans doute, mais aussi semblable que possible à celui qu'ils ont laissé. Pour ces gens-là, tomber dans un endroit où il y a peu de monde est une cruelle mésaventure. Leurs habitudes .seraient par trop dé- sorientées, et ils devraient siniliger des privations réelles. L'endroit fiU-il le plus beau du monde, ils auraient vile fait de le qualifier «le âmes au début de la précédente décassions de voyage île M. Carton de W'iart, frère du depuli- de Hruxelles. V(tici la façon dont l'écriv.iin belge juge noire colonie de hakar : «« Nous arrivons devant Dakar du Sénégal, ('."est la première escale hors d'Kurope (>l le débarquement dans ce coin brùh' d'.Xfri- <|ue nous transporte brusquenuMit dans un monde tout nouveau. La ville est bâtie sur un priuiionloirc <|ui s'avance «laus l'Océan rutilant sous les feux d'un soleil i»res(|ue é(juatorial vers l'ilol de (îorée «jui semble un bloc de métal en fusion. Les maisons bassesse LE MOLVKMENT SOCIAL. ^()5 fonfondont avec le sol, la végétation est grillée et l'ensemble est d'une couleur khaki très terne, si dilTérente de la blancheur gaie et pimpante des villes arabes. C'est une occasion rare de jeter un coup d'œil sur un échantillon de ville coloniale française, et cédant à l'invitation du président du tribunal ({ui moirre daller faire avec lui la connaissance du chef-lieu de son nouveau ressort, je débarque et vais passer la journée à Dakar. Avant que de mettre pied à terre, on se fait quelque idée des procédés de colonisation française rien qu'à observer les noirs qui nous entourent dans leurs pirogues. Nous sommes loin de la déférence do liniligène à l'égard du blanc qui existe dans les colonies anglaises. Ce sont ici des gamins insolents qui vous toisent de très haut, vous bousculent sans vergogne, et vous répondent impudemment si vous élevez une timide protesta- lion : « Moi électeur, Mossoul » C'est qu'ils le sont, les pendards, et l'on reste abasourdi en songeant qu'ils envoient un représentant au Parlement français, au même titre que les bons bourgeois de Paris ou de Lyon. Un de ces électeurs s'était accroché aux flancs du navire et avait entrepris la conquête d'une passagère déjà mûre appuyée au bastingage, à quelques mètres au-dessus de lui. Il appelait à son aide les vocables les plus séducteurs de son baragouin franco-nègre, aux seules fins de lui extorquer quelques petits sous : « Jolie petite dame! « « Petite mignonne I », alternaient avec des œillades assas- sines, jusqu'à ce que, voyant la digne matrone insensible à ses appels, il usa envers elle d'un vocabulaire si épouvantablement ordurier, qu'un passager ne trousa d'autre moyen de faire lâcher prise à notre électeur que de lui vider sur la tète un siphon d'eau gazeuse. Vouloir conférer à un peuple enfant des droits politiques que ne savent pas toujours exercer des peuples adultes est une étrange utopie, et l'on se prend, devant des traits de ce genre, à songer avec quelque ironie aux avantages de la politique d'assimilation chère à certains idéolo- gues coloniaux. Il règne à Dakar une activité que je me plais du reste à reconnaître, et la France y possède une situation commerciale qui donne les plus belles espérances. La ville européenne est bien bâtie avec des rues ombragées pleines d'animation. « On sent que la ville vit : ce n'est point la torpeur paresseuse de tant de villes coloniales, et les colons européens, français presque tous, semblent des gens travailleurs et actifs. Les fonctionnaires, officiers et magistrats, naturellement très nombreux, se tiennent bien. Pour tout dire, les rapports fréquents que Dakar entretient avec l'Europe par les lignes de navires qui y font escale, les empêchent de s'aban- donner autant qu'ailleurs à eux-mêmes, aux habitudes d'absinthe et de débraillement assez pardonnables dans de telles géhennes, où la -1\{\ LA SCIENCE SOCIALE. vie est chère el où on est cliieliement payé, un jiige-présidont do tri- bunal y recevant environ... rt.OOO fiîincs de traileuu/nt I « L'iuif r.'ssion générale est donc favorable, et un compagnon de voyage anglais, avec lequel je me trouvais, la ressentait connue moi. Pourtant la méthode de vie du colon français est à l'opposé même de celle du colon anglais. Le premier semble toujours être là en passant : il se préoccupe peu de se créer un « home ■> : il garde, et ces petits détails ont leur valeur démonstrative, des habitudes sociales qui sont déplacées dans une colonie. « Je me souviens avoir vu, à huit heures du matin, un conseiller à la cour d'appel de Saint-Louis, venu pour présider les assises de Dakar, faire ses visites ofMcielles dans une guimbarde attelée d'un âne, revêtu de l'habit noir et coiffé d'un casque colonial. C'était par- faitement ridicule. D'autre part, sous ce soleil de feu, les colons croient nécessaire de tirer leur casque pour se saluer chaque fois (juils se rencontrent, au lieu de se contenter d'un simiile signe de la main. « Le !• ranrais aux colonies n'y crée pas un nouveau centre de vie ; il considère la colonie seulement connue un département plus éloi- gné, non connue une entité distincte, et cette conception se retrouve dans le régime politique, dans les traditions commerciales et dans la vie sociale. L'Anglais qui va aux colonies s'y crée, au contraire, tout de suite, un //"//(e au^iuel il s'attache, vécùt-ilen garçon. 11 y ins- taure des habitudes el des tratlitions, et c'est pourquoi l'on peut compter une lilléralure coloniale déjà très riche en Angleterre, tan- dis ([u'ellc n'existe pour ainsi dire pas en France. » VI. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS En France. — Les graixles lignes du rocensenienl. — La ci>n$iil(ali<>n sur les relralles oiivriiTis. — l'iu' interpollalixii sur le «'luMuaKo. — Les manifestations p<>ur le repos ilu (liinanclir. Dans les colonies. — A propos du printo Henri li'orlôans. — Les musées commerciaux à MnihiKiisrar. A l'étranger. — Li-s progn's de l'industrie allemande. — Ine ligue contre le duel eu Autriche. — Le trust de l'acier el les symlicats aux Ktnis-l'nis. — Le conflit colomlH»- vcné/uclieii. En France. Les résultats ofliciels du recensement ont été publiés il y a quel- ques semaines. D'après ce document, la population de la France est lie .'{S OiL. ■{.'{.■{ habitants. L'augmentation en cimi '"^"^ " •'* '''•' H"*^ *'^ ILi.-'Hiî unités, ce qui est bien peu si on le compareà celle des autres I.I-: MOI \ IIME.NT SOCIAL. 2«"t7 nations. La population a augmenté dans 2S départements ei diminué dans 59. Le déparlement de la Seine absorbe à lui seul la plus grande partie de Taccroissement total. Il gagne 2S9.()(r2 habitants, et le département do Seine-et-(»iso qui prolonge la banlieue de Paris* 3.'L0()0 environ. Parmi les 28 départements qui gagnent des habitants, se trouve une proportion relativement élevée de départements fron- tières, ce qui semble indiquer l'appoint fourni par Témigralion étran- gère à cette augmentation. Comme toujours, la dépopulation porte sur les campagnes, et l'ac- croissement sur les grandes villes, mais pas sur toutes les grandes villef . Les deux qui gagnent le plus, après Paris, sont Marseille, qui passe de -iiT.UOU habitants à i!>6.0()() et Nice, qui passe de lUC.OOO à 125, OUU. Nice est une colonie mondaine de Paris. Un des faits les plus remarqués du recensement, c'est que Lyon perd son rang de seconde ville de France. Cette ville perd sept mille habitants, et passe de 4(>6.()00 âmes à 453.000. Les Lyonnais font observer, il est vrai. que la commune de Lyon est beaucoup plus petite que celle de Mar- seille, et quil faudrait, pour connaître la population du vrai Lyon, tenir compte de toute l'agglomération lyonnaise, ils ajoutent que bien des Lyonnais, prolitant des facilités nouvelles de communication, vont se loger dans la banlieue, hors des limites officielles de la com- mune. C'est exact. Pourtant, la statistique n'accuse aucune augmen- tation pour le département du Rhône, qui perd au contraire 2.000 habitants, au lieu que le département des Bouches-du-Rhùne en gagne 57.000. La dépopulation continue à sévir dans certaines régions du sud- ouest Lot, ders, Lot-et-Garonne, de la Normandie Orne . Elle se manifeste dans le centre Nièvre, Yonne. L'émigration des travail- leurs des champs vers les villes prend le caractère d'un phénomène constant. En outre, la stérilité systématique se développe notoire- ment dans les départements qui perdent le plus, au détriment des bonnes mœurs et de la véritable prévoyance. Notons une exception intéressante. Il résulte d'un travail de M. De- nizet sur la Sologne que la population agricole de cette région qui comprend des parties du Loiret, du Cher et du Loir-et-Cher a aug- menté en cinquante ans de 29 pour 100, ce qui est assez extraordi- naire. La natalité, en Sologne, dépasse la moyenne de la France. M. Denizet attribue ce fait aux améliorations provoquées par le Coaiité central de la Sologne et par les exemples des propriétaires qui ont eu à cœur de relever la valeur de leurs terres en faisant de la culture perfectionnée. 208 LA SCIENCE SOClALi:, Un autre genre d'enquête vient de se dérouler au sujet du proJL-l de loi sur les retraites ouvrières, formées de contributions oblij^a- toires des ouvriers, des patrons et de l'Rtat. Les syndicats patronaux repoussent l'oldigation qui serait une gène et une entrave pour lèpargne. Plusieurs demandent, en matière de retraites, la liberté sous forme de mutualité, avec le concours de l'Ktat. Les syndicats agricoles acceptent la contrainte légale des verse- ments ellectués par les ouvriers et les patrons, mais ù condition que le maniement en soit confié par la loi à des groupements corporatifs, que les ouvriers organisés aient l'administration de leurs capitaux. Cela serait de nature, pense-ton, à les réconcilier avec le capital, et à les éloigner du socialisme. Ce serait en outre, pour l'FUat, une grande économie de fonctionnaires. Les syndicats ouvriers, en général, se montrent en tous points hostiles au projet gouvernemental, et sont d'accord avec .M. Paul La- forgue, qui présente les retraites ouvrières de M. Millerand comme une colossale escroquerie. L'union de ces syndicats, réunie à la Hoursc du Travail, a voté l'ordre du jour suivant : « Les syndiqués, réunis à l'appel de l'Union des Syndicats, le iil) août 101)1, dans la grande salle de la Bourse du Travail, déclarent ne pouvoir accepter un projet qui comporte trop d'exceptions. « Ils considèrent que les salaires étant déjà très faibles, aucun pré- lèvement ne peut être fait sur eux. En outre, par les impôts et les di- minutions de salaires, les parts gouvernementales et patronales re- tomberaient à leur charge. « Les syndi00.(MM) ouvriers. Les sociétés seront obligées ou de tlisparaitre (»u de sacrifier leur indépen- dance. LE MOUVEMIÎNT SOCIAL. "200 En définitive, la consultation provoquée par M. de Gailhard-Bancel n'est pas favorable au projet de M. Millerand, qui n'est soutenu que par la fraction ministérielle du parti socialiste, notamment par M. Jaurès, et aussi par le parti de ceux que l'on appelle les « démo- crates chrétiens ». * ♦ » Pour contril)uer, par un prélèvement sur ses salaires, à la constitu- tion d'une retraite, il faut (ju'un ouvrier travaille. Or, ce n'est pas le cas de tous. Il faut compter avec le chômage. Tout dernièrement encore, M. Poulain, député des Ardennes, écrivait au président du conseil pour lui annoncer qu'il comptait interpeller le gouvernement, à la rentrée des Giambres, « sur le chômage qui sévit dans l'indus- trie et frappe un grand nombre de travailleurs, et sur les mesures que compte prendre le gouvernement pour parer à cette calamité pu- blique ». M. Poidain, avec beaucoup d'autres, est donc persuadé qu'il ap- partient au gouvernement u de prendre des mesures » pour procurer du travail à ceux qui chôment. Désire-t-il voir se renouveler la dé- sastreuse expérience des ateliers nationaux? Ignore-t-il (jue le chô- mage résulte d'un ralentissement de l'activité industrielle, et com- ment ordonnera l'industrie de ne pas subir de ralentissements? Le gouvernement ne peut pas forcer les particuliers à créer des entre- prises, quand ils ne jugent pas celles-ci avantageuses, ni à fabriquer deux fois plus de marchandises qu'ils ne peuvent en écouler. C'est à l'initiative privée qu'il appartient de rendre l'industrie plus active. Or, il est une chose qui paralyse précisément cette initiative privée, à savoir la perspective des grèves, ou chômages volontaires, qu'un industriel, parle temps qui court, a de plus en plus la chance de voir éclater dans son personnel. C'est par crainte du chômage volontaire, en un mot, que des hommes naturellement portés vers l'industrie s'abstiennent de suivre leur vocation, et déterminent ainsi des chômages involontaires, en n'ouvrant pas les sources de travail que, sa)ts cette préviaion, ils au- raient ouvertes. Plus se multiplient les grèves inconsidérées, plus se propage le découragement des directeurs ou des créateurs d'entre- prises. L'état social le plus favorable à la réduction efficace du chô- mage serait celui où le métier de patron, offrant de séduisantes pers- pectives, attirerait le plus de gens possibles et où, de tous les côtés, il se créerait audacieusement une foule d'industries. Il y aurait alors, sauf quelques exceptions inévitables, du travail pour tous les bras, comme cela se voit dans certaines villes au moment où des travaux extraordinaires sont poussés avec une fébrile activité. Si au con- 270 LA SCIENCE SOCIALE. I luire celle idée : <■ J'aurai sùremenl des grèves » entre de plus en l»lus comme élémenl essenliel dans les données du ]irol)lème que se pose un homme avanl de mouler une alïaire, il est Lien clair que le nombre des capilalisles décidés à aller de Tavant quand même lendra forcémenl à se réduire, surtoul dans un milieu porlé à la prudence cl à l'économie. II est un jour que lous devraient cliûmer, et que Ton ne chôme pas assez en France : c'est le dimanche. Que de houliquiers voudraient, ce jour-là, fermer leur bouticiue, et ne s'y résolvent pas, parce qu'ils ont peur de voir la clientèle aller chez le voisin qui, lui, spéculant sur la situation, ne fermerait pas. Il importe donc d'arriver à une enlente. C'est là un terrain où l'initiative privt'-e a lieu d'exercer une sorte de « contrainte », de >• pression morale », pour obtenir l'adhésion des récalcitrants. C'est ce qui s'est passé à Nîmes le mois dernier. A i)lusieurs re- j)rises, le dimanche, une foule d'employés de commerce a parcouru la ville. ]»ortanl des pancartes où on lisait celte inscription : « .N'a- chetez rien le dimanche ». La manifeslalion s'arrêtait devant les maf^asins ouverts, et une délégation s'en détachait pour inviter les commerçants à fermer leurs boutiques. Presque tous ont obéi à celle invitation. Voilà des cas où les manifcslalions peuvent être utiles. Mais, comme on le sait, le droit de manifestation n'existe pas en France. C'est par pure tolérance (ju'on le laisse quehjuefois s'exercer. Il est vrai que ceux (|iii manifestent quand même prolitent généralement de l'occasion pour se livrer à ilu tapage et à des cris séditieux, ce (jui conlirme l'aulorité dans .son habituile de voir d'un mauvais u'il toute espèce de cortège. Dans le cas dont nous jiarlons, les manifes- tants n'ont pas joui dune liberté complète, bien «|u'ils eussent trouvé des approbateurs dans lous les partis. Au sujet du repos dominic;\l, on a fait observer que, «l'après de curieuses expériences, les (ils télégraphiques ont besoin parfois d'un certain repos, et qu'ils transmettent mieux les courants élec- triques lorsijue, jiendant quelque temps, ils ont cessé de les trans- mettre. Ce serait donc une chose deux fois ulile (\uo de donner, le dimanche. ])lus de repos aux télégraphistes, et de >• jirendre des mesures > pour n'expédier ce jour-là. h des heures déterminées, (pie les dépèches vraiment urgentes. Il y aurait aussi, dans ce même ordr(> didees, et eu ce «pii concerne la correspondance, le procédé du timbre dominical, usité en |{e|gi(|ue. et applicable aux lettres (pie Ton lient essentiellement à faire dislribuer le dimanche. Le LE MOUVEMENT SOCIAL. ^271 Iravail des facteurs s'en trouverait notablement diminué. Mais c'est un peu le sort des réformes utiles et modestes que de céder le pas aux réformes tapaj^euses, plus propres à donner aux ambitions l'occasion de se produire, et aux ])lirases sonores celle de se placer. Dans les colonies. La mort du prince Henri d'Orléans à Saigon a donné lieu à plus d'une réllexion intéressante sur la mission que peuvent se donner tlésormais les princes dont la famille a été détrônée. C'est une situation singulièrement délicate que celle de ces familles. Une certaine dignité de vie leur est évidemment imposée. Leurs membres ne peuvent pas embrasser des professions quelconques. Élevés de génération en génération en vue d'être des conducteurs d'honunes, d'occuper les plus hautes charges de l'État, ces hommes ne peuvent, sans transition, aborder les professions usuelles. 11 y a bien l'armée, où l'on ne « déroge » pas ; mais le pays qui a renversé une monarchie se méfie en général de tout ce qui tient aux monarques déchus par les liens du sang, et ne permet pas aux princes du sang d'exercer des fonctions civiles ou militaires dans leur patrie. Ainsi, à Rome, Collatin ne put rester longtemps consul, parce qu'il était pa- rent des Tarquins. Le prince Henri d'Orléans eut une idée géniale. 11 comprit l'impor- tance du mouvement colonial qui se produit à notre époque etdurùle que jou3nt les explorateurs comme pionniers, comme précurseurs, comme déblayeurs de chemins aux autres hommes. Un explorateur est un petit roi. 11 est général, administrateur, juge, diplomate. 11 mène une vie indépendante, héroïque, brillante, fertile en conséquences po- litiques comme le sont les batailles et les négociations. C'est cette vie que vou'ul mener le prince, et il la mena supérieurement. Privé, comme prince français, d'une partie des droits qu'avaient les simples citoyens, il sut contribuer, par la profession qu'il avait choisie, à re- hausser le prestige extérieur de la France et à procurer son extension au dehors. Une comparaison, fondée peut-être sur la ressemblance des noms, vient naturellement à l'idée en évoquant cette destinée courte, mais bien remplie. Il y a quatre cents ans, un autre prince Henri, frère d'un roi de Portugal, s'était voué, lui aussi, à l'exploration des terres lointaines. Il avait commencé par payer de sa personne, et s'était mis à étudier, à combiner, à soutenir les explorations qu'il confiait à des homme.S choisis. Sans lui, Vasco de Gama n'eût pas trouvé la route des Indes. il-1 LA SCIENCE SOCIALE. l'n largo (](''l)Ouché est ouvert à notre commerce dans celle même mer des Indes où trafiquaient il y a quatre cents ans les seuls Portu- gais. Pour favoriser celle expansion commerciale dans notre jeune colonie de Madagascar, le général (ialliéni, gouverneur de cette île, vient dinslituer trois musées commerciaux, l'un à Tananarive, l'autre à Tiimatave, l'autre à Majunga. Ce seront des musées à but pratique. On y exposera des échantillons de tous les articles susceptibles d'être vendus facilement aux indigènes. In double de cette collection sera exposé à ronice Colonial de Paris, au Palais-Roya!. il esten efTet très important, pour nos industriels, de savoir le genre d'objets qui plait aux Malgaches et la façon dont il convient d'apprê- ter pour eux les marcliandises. Une des choses qui expliquent les succès commerciaux de rAlIcmagne depuis quelques années, c'est précisément l'aptitude des .Mlcmands à s'adapter aux nui'urs et aux l'xigences des peuples chez lesquels ils désirent exporter. Nous avons rarement la même souplesse. Pour bien faire, il faudrait cependant racijuérir. Les tissus el les ouvrages en métaux sont les articles que 1 ile de Madiig.iscar consoumie le plus en ce iiiomumiI. Nous ne parlons pas de l'alcool, dont il n'est pas à désirer que la consommation s'accroisse. A mesure que la colonisation se déveloi)pe et (jue les besoins des in- digènes se compliquent au contact des Kuropéens, ces articles sont demandés en (juantité de plus en plus considérable. On voit donc l'in- térêt qui s'attache à ces « musées ». guide précieux de l'exportateur en France et de l'importateur à Madagascar. A l'étranger. Nous parlions plus haut des .Mlemauils. On sait le succès ([wo leurs fabricants ont obtenu l'an dernier à notre Exposition universelle. Il I)arait que ces progrès dans la fabrication sont poursuivis, chez nos voisins d'(Milre-Uhin, avec patience el persévérance. I.a chose est sur- tout frappanb' dans les diverses industries ({ui se rattachent à l'ameu- blement. ConstanunenI des missions d'études artistiques sont confiées aux directeurs el aux professeurs des écoles industrielles. Lorsqu'on fait appel aux conctuirs de lechniciens étrangers, (Ui les contraint d'aller tous les dix-huit mois ou tous les deux ans |)asser un congé de six mois dans leur patrie, pour conserver inlact<> leur valeur profes- si(»iinelle et p(»iir empêcher qu'elle se modilie trop sous linlluence .In milieu allemaïul. LE MOUVEMENT SOCIAL. 'llli Car l'action du milieu modifie l'ouvrier. C'est ce que remarquait dernièrement M. (Jeorges Villain dans un article documenté, publié par le Temps : « Un fabricant de moublos de l'Allemagne du Sud, voulant déve- lopper sa maison et améliorer sa production, avait fait venir du fau- bourg Saint-Antoine d'excellents ouvriers ébénistes d'origine alle- mande. Au bout de quelques mois, il s'aperçut que le travail produit n'avait plus les (inalités de « fini » qui marquent la belle ébénisterio parisienne : une dépréciation de 10 à 1.% 0() apparaissait dans l'ofTet utile de la main-d'œuvre. C'est que dans le milieu allemand la perfec- tion de l'exécution s'était peu à peu alropbiée, la clientèle habituée à l'à-peu-près de la production courante n'étant pas susceptible d'ap- précier la finesse, l'œuvre nouvelle, et de prévenir par ses exigences l'alTaiblissemenl progressif du travail. » En un mot, comme le remarque l'auteur du même article, « les qualités d'observation et d'adaptation de l'Allemand ont suppléé au défaut d'initiative de l'esprit, et, sous l'influence dune volonté col- lective d'autant plus inlassable que l'œuvre était plus féconde, la force économique de l'Allemagne a grandi dans ces cinq dernières années au point de surprendre ceux-là mêmes qui en ont le plus profité ». Sans doute, ce bel horizon industriel n'est pas sans point noir ; mais nous aurons l'occasion de revenir, à d'autres moments, sur les fâcheuses particularités qui forment le revers d'une si brillante mé- daille. * Entre autres analogies avec l'Allemagne, l'Autriche offre celle d'un culte intense de la discipline militaire, et une conséquence fâ- cheuse de cette discipline, c'est l'obligation où se trouvent les mili- taires de sacrifier, par ordre, au préjugé du duel. Nous avons dit jadis comment le prince Tacoli fut rayé des cadres de l'armée austro-hon- groise pour avoir dédaigné un cartel, et comment le comte Ledo- chowski, son supérieur, en fut rayé également pour avoir osé ap- prouver l'attitude du jeune officier. Ces mesures draconiennes ont été le point de départ d'un mouve- ment d'opinion contre cet abus. Le prince Charles de Lœwenstein a pris l'initiative dune grande protestation contre le duel obliga- toire, et cette protestation a reçu G47 adhésions, dont 111 de la no- blesse et o3t> du monde parlementaire et des corps savants. Prochainement, le prince doit convoquer les signataires à une réu- nion en vue d'arrêter les moyens d'action effectifs. Il invite à se joindre à lui, non seulement les députés, savants, professeurs et ■Il't LA SCIENCE SOCIALE. nobles do conlession catlioliquc, mais lou^ ceux qui, par raisons (riiumanilé ou de pliilosoj)lii(', réprouvent la coulunic barbare des combats singuliers prescrits par les supérieurs. A lorigine, les adhésions étaient venues presque exclusivement d'Aulriclie-llongrie et d'Allemagne: actuellement, de hautes person- nalités civiles cl militaires françaises se joignent au mouvement, (|ui prend une physionomie internationale. l'ne ligue plus bruyante, de laulre coté de l'.Vtlantique, est celle qui commence à unir entre eux les ouvriers de l'acier contre le fa- meux Slrcl Trust, une des plus puissantes combinaisons industrielles qui aient jamais été imaginées. Une grande maison de banque de New- York — celle de M. Pier- pont-Morgan — avait pris riiiitialive de groui)er trois grandes Com- pagnies sidérurgiques des États-Unis. Un grand nombre (rétablis- sements du même ordre se sont aggrégés à cette gigantesque entreprise. M. .\ndre\v Carnegie lui-même, après avoir manifesti' l'intention de concurrencer, seul, le Tivsl de l^ierpont-.Morgan, a lini par s'entendre avec lui. A l'heure présente, la Corporation amé- ricaine de l'acier — c'est le titre ofliciel de la (Oalition — com- prend la presque totalité des grands établissements siilérurgi(|ues de l'Union. Devant celte organisation formidable, les ouvriers ont senti la nécessité de se grouper, eux aussi. Les grévistes de Pittsburg ont donc réclamé la reconnaissance oflicielle de leur syndical par le Trust avec lequel ils entendent désormais traiter de puissance à puissance. C'est, en défmitive, une lutte engagée entre deux organismes monstres. Iim de patrons, l'autre d'ouvriers, les deux plus vastes l)robablement qu'on ail jamais vus en pré.sence. Il semble que l'.Vmé- ri(|ue soit faite pour décupler, pour porter à la j^lus haute puissance les ph(''nomcnesdont nous sommes (h'-jà témoins en Kurope. Ues/r»/v/s e! les coalitions ouvrières de lii-bas sont à nos compagnies et à nos syndicats ce que le Mississiiti est à nos ileuves. .\ussi le dénouement de ce conllil, que nous ne connai.s.sons pas encore, sera .sans doute particulièrement instructif. (îuerre de classes au nord, guerre de peuples au sud. Ua Co- lombie et le Venezuela sont, sinon en guerre oflicielle, du moins en état dhosliliir's. Dans ces petites républiques sud-américaines, il y a toujours, ou presque toujours, deux partis dans rP.tat : le LE MOUVEMENT SOCIAL. ^75 parti pjouvernomonlal, et le parti insurrectionnel. Le Venezuela et la Colombie sont justement, parmi ces rc[)ubli«iues, celles qui ont été le plus fréquemment désolées par des guerres civiles. Kn ce mo- ment, les insurgés colombiens s'entendent avec le Venezuela, et les insurgés vénézuéliens s'entendent avec la Colombie. Le gouverne- ment vénézuélien reproche au gouvernement colombien de laisser s'organiser sur son territoire des expéditions de « bannis » véné- zuéliens. Le gouvernement colombien répond qu'il n'en peut mais. En efl'et, il a assez à faire à se défendre contre ses propres insurgés. Une chose contribue à faire de la Colombie, en ce moment, la « bète noire « du Venezuela, de l'Equateur et peut-être aussi de certaines agences tendancieuses, à savoir la présence au pouvoir, à Bogota, du parti ((conservateur », alors que les gouvernements voisins sont dits « libéraux ». Les deux partis ont d'ailleurs des procédés ana- logues, et la dictature fleurit, quel ({ue soit le parti auquel appar- tient le dictateur. Toutefois, au point de vue religieux, il y a quel- que différence, et les vieilles déclamations anticléricales trouvent en la circonstance une excellente occasion de se faire entendre une fois de plus. Pendant ce temps, les Étals-Unis surveillent Tistlime de Panama, qui forme une portion du territoire colombien. A chaque instant, des dépêches nous apprennent que l'isthme est tranquille, qu'on v circule avec sécurité , et que de vaisseaux de guerre sont prêts à intervenir si cette langue de terre se transformait en champ de ba- taille. C'est que ce ^ lieu » n'est pas un lieu comme un autre. Il n'a pas seulement une importance locale: il aune importance inter- nationale. Les États-Unis — et l'Europe non plus du reste — n'en- tendent pas que les batailles entre gouvernementaux et insurgés, conservateurs et libéraux, vénézuéliens et colombiens, empéciient le mouvement des affaires. Battez-vous, mais laissez-nous gagner de l'argent ! Si l'on se bat quand même à Vendroit défendu, la propriété de cet endroit défendu passera en fait de la Colombie à des protecteurs officieux, qui interviendront sans avoir été appelés. Ces protecteurs seront probablement les Américains du Nord, qui continueront ainsi à étendre leur protectorat moitié matériel, moitié moral, sur l'an- cienne Amérique espagnole. La devise « l'Amérique aux Américains » n'est qu'un calembour sans doute; mais le jeu des choses est quel- quefois complice des jeux de mots. G. d'Azambuj.4. 2T(» LA SCIENCE SOCIALE. VII. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE Le Droit populaire avant 1789 et aujourd'hui, par M. Hkvknot DES Halsxiis. Taris, Gahrit'l HLArciitsNE e( (/ , S.{, rue de Uenne.'^. Cet ouvrage est une revue des travaux des lîltats généraux de- puis leur origine. L'auteur veut prouver que le concours du peuple, c'est-à-dire de tous les Français à quelpartcnait exclusivement à l'aîné par les inàles. Il s'appuie là-des- sus pour développer une thèse politique particulière, 'que nous n'avons pas à apprécier. \u seul point de vue de la documentation historifjue, l'ouvrage ofTre un réel intérêt, indépendant de toute con- clusion. Les Superstitions politiques et les Phénomènes sociaux. ]»ar lli'nri Daiia.n Stock, Paris . — L'autour, ilonl les iilées paraissent se rattacher au positivisme, examine à son point do vue, qui n'est pas le nôtre, le contenu des idées de .Justice, Liberté, lîatrie. Révolu- tion et Césarisme, qui sont le jirétexte de tant de déclamations sonores. Mais, au litess(^ dans bieu des obser- vations de détails. Lr hirccleur (icrant : Edmond Dkmoli.ns. l^PJGKv^ulr. FiRMlSDiniir jt i". — iv\nis QUESTIONS DU JOUR ¥ LES GRANDS MAGASINS DOIVENT-ILS TIER LES PETITS? Les petits magasins sont pris de nos jours entre deux feux. D'un côté le grand magasin, monté par des capitalistes, leur fait une concurrence dont ils se plaignent bruyanmient. De l'autre, les socialistes voient d'un œil de plus en plus hostile le monde des petits boutiquiers et les accusent de pactiser avec la « société bourgeoise ». Dernièrement encore, à la suite des élections municipales de Paris, fm'ieux d'avoir vu leurs partisans perdre plusieurs sièges dans des quartiers où les voix des magasiniers donnent la victoire au scrutin, les socialistes se sont écriés : « Fondons des coopératives ». Ils n'en ont pas fondé beaucoup, mais enfin, le courant existe. Pendant que le bouticpiier maudit le grand magasin, le socialiste maudit le boutiquier, sauf pour- tant le marchand de vin. qui jouit d'une immunité particulière. Or, au pomt de vue pratique, c'est-à-dire au point de vue de l'organisation matérielle et des avantages procurés aux consom- mateurs, la coopérative de consommation présente des analogies frappantes avec le grand magasin. Laissons donc pour le moment les coopératives, et occupons-nous du duel qui s'établit entre le grand magasin et le petit, duel qui risque de se terminer, si nous en croyons certaines doléances, par l'extermination com- plète de ce dernier. T. iSXU. 19 2TH LA SCIENCE SOCIALE. (Ml a étudié, dans cette revue, les causes qui ont amené le succès des eraiids niatrasins ( 1 Ce succès doit-il avoir pour corol- laire la déroute complète de la houli(jue? Parce (|ut' le Louvre, le lion Marché, la Belle Jardinière, le Printemps, la Samaritaine, le Petit-Saint-Tliomas, la maison Potin et tant d'autres se sont fait une lariie place au soleil, s'ensuit-il que le champ du petit commerce ait été réellement rétréci dans l'ensemble ? L'observation des faits ne permet pas de 1 affirmer. Elle nous conduit au contraire à trois conclusions, que nous expi-imerons par les formules suivantes : J' Beaucoup des petits magasins anciens se maintiennent: 2" 11 se crée des petits magasins nouveaux ; 3" Le grand magasin suscite l'ouverture de j)etitsma,£rasins. I. (.O.MIIENT LES PETITS MACASINS SE MAINTIENNENT. Les gi-ands magasins se trouvent dans les gramles villes. Or, un lait frappe les veux ([uand on se promène dans une grande ^ ille : c'est (ju On y hAtit des maisons neuves et (jue, très souvent, le i-ez-(h'-chaussée de ces maisons neuves est aménairé de façon à pouNoir former des lioutiques. C^'st d«tne (pie les houti(pH>s existantes ne suffisent pas. iMais le promeneur, dira-t-on , ne se transportant (jue sur cer- tains points. |)eut être (ln|)e dune exce[)tion. Soit, mais alors les slatisticpies du niiiiistèic des linances viennent à rap|)ui de cette impression j)remière et u<»ns ajiprennent . :>M : La question dts grands magasins, par .M*". ('.!> En is:li>, il y avait 1.163. '_>.■>.". palentes; en IH.Vt, malgré l'excmplion accordée à certaines catégories di> |)etits artisans, on en (oinplait 1.137.137. En 1880, le (liillre passe À l.tiil.âiC», et. t-n inoo. à l.".'>2.:ri.'). LES GRANDS MAGASINS DOIVENT-ILS TL'EH LES PETITS? 279 av<'c uno ofirayanto rapidité (1). Goniiiie les grands magasins, au point do vuo du noml)ro, constituent une quantité négligeable, le sérieux accroissement du total des mag^asins de toute espèce signifie évideinuient ([ue les petits sont devenus plus noinhreux. Mais il serait peu intéressant de connaître le fait si l'on ne cherchait à en pénétrer la cause, ou plutôt les causes. C'est ce que nous allons essayer de faire, en considérant tout d abord, parmi les petits magasins, ceux qui existent depuis longtemps, et ([ui, par consécpient, ont supporté vaillamment le choc de la concurrence. Le premier auxiliaire du petit magasin, c'est le lieu. Il existe, tout autour de lui, un certain nombre dhabitationssur lesquelles il agit \)i\r proximité. Pas de quartier, pas de fraction de quartier qui n'ait son boulanger, son boucher, son épicier, son coiffeur. Souvent même la clientèle est assez abondante pour que plu- sieurs fournisseurs de même espèce puissent prospérer presque en face ou presque à côté. Et la chose n'a rien d'étonnant. Pour certaines denrées d'usage habituel, on va au plus près, jO«/'ce que c'est le plus près. Cette nécessité daller au plus près s'impose d'autant plus que l'on est plus occupé et que l'on a moins de domestiques. On sent alors que le temps, c'est véritablement de l'argent, et cpi'il vaut mieux payer quelques sous plus chei', près de chez soi. ce qui serait moins cher, à un quart d'heure de distance. A Paris, le pain ordinaire se vend souvent un ou deux sous de moins dans les quartiers populaires que dans les quartiers luxueux. Pourtant, de ceux-ci, on ne va pas l'acheter dans ceux-là. Pourquoi n'y va-t-ou pas? Parce que c'est trop loin. Les petits magasins sont dispersés, et forment une sorte de ré- seau. On les rencontre sans le faire exprès, alors qu'il faut aller exprès au grand magasin. En outre, ils offrent, dansl'ensendile. une surface d'étalage infiniment plus considérable cjue celle des n ) En 70 ans, le nombre des débits de boisson a augmenté de 250.000 environ, mais le nombre des patentés a augmenté de plus de GOO.OOO. >ous empruntons ces statistiques à \ Économiste Français (livraison du 28 sep- tembre 1901). 280 LA SCIENCE SOCIALE. i:raiids magasins. Mesurez, à Paris, en les ajoutant bout à bout, les étalages de tous les cordonniers et bottiers, et comparez la longueur ainsi obtenue au développement que représente, dans les grands magasins, le « rayon » de la chaussure. Or, nul n'ignore la puissance d'attraction qui réside dans un étalage. Combien de gens achètent, parce (ju'ils l'ont vu, un objet (ju'ils n'auraient pas acheté s'ils ne l'avaient pas vu ! Le [)etit magasin, quelle que soit la concurrence du grand, a dont toujours la chance de vendre à unyva.v.sYm/ un objet contenu dans sa vitrine, unicjue- inent parce que cet objet aura plu. Un grand magasin ne déménage pas facilement. L'immeuble <[u'il occupe est aménagé coùteusement. et il faut proliter de ces énormes dépenses. Le petit magasin, lui. peut s'en aller, suivre les mouvements de la population, délaisser au besoin les (juar- liers ([ue le « monde » délaisse, s'implanter au bon moment dans les nouvelles rues oiiti(jues d'opticiens, par exemple. In o})ticien, c'est la moitié dnn oculiste. Ne parlons pas de la pharmacie, (jni possède une organisation spéciale, mais citons lesbandagistes, les armuriers, les tapissiers, les chapeliers, les marchands de couleurs, les araveurs, les marbriers, les mar- chands d'articles funéraires ou d'objets religieux, les marchands de denrées provenant de monastères, les bijoutiers, les maisons de deuil, les ébénistes, les brocanteurs, les marchands de tableaux, les libraires, les luthiers. Tel magasin ne vendra que des verres de Bohème, tel autre se bornera aux chinoiseries. Certes, on trouve dans le grand mag-asin des livres, des tableaux, des crucifix» des bijoux, des objets d'art, des lorgnettes; mais quel pauvre assortiment I 11 est des sortes d'achats pour lesquels le vendeur doit être, non point un commis quelconque, ou même un « chef de rayon ». mais un spécialiste, un homme qui « n'a fait que ça toute sa vie ». D'autre part, à moins de s'en- combrer démesurément, le grand mag-asin ne peut pas entasser, dans le même ordre de marchandises, une variété infinie d'ob- jets. L'administration prend quelques échantillons courants : pour la peinture, quelques médiocres paysages; pour la librai- rie, quelques romans, livres d'étrennes, alphabets illustrés pour enfants. Mais elle ne s'embarrasse pas de marchandises trop spéciales, c[ui moisiraient longtemps avant de se vendre et empê- cheraient le capital de se renouveler rapidement, condition essentielle du succès dans ces organisations colossales. Or les « spécialités » vont en se multipliant, comme nous allons le voir tout à l'heure. Mais celles de ces spécialités qui sont anciennes, constituent déjà un fonds solide et résistant. La concentration de la vente, dont le srrand maaasin nous offre l'exemple, nempèche pas la division de latente de continuer à se produire ailleurs et de constituer un des aspects de la division du travail. A deux pas de l'épicerie où l'on vend toute espèce de comestibles, se rencontrent des étalages où l'on ne voit que des huiles, ou que du thé, ou que des volailles, ou que des fro- mages. Parmi ces spécialités figurent au premier rang les ma- gasins ayant quelque prétention artistique : serrurerie d'art. 282 LA SCIENCE SOCIALE. feiTonnerio d'art. onipaillai:e «raniniaux, <»uvra£res do dames, liibelots de qualité supérieuie, les inai:asiiis où Ton s'a«loinie sui'toiit aux réparations, coiuino ceux du savrtior, du stoppeui'. du reiupailleui' de chaises, du raccoiumodeur de poupées. Le <( stoppeur », en particulier, constitue une résurrection ])ieu cu- rieuse du tisserand, mais c'est un tisserand adonné à un tra- vail particulièrement délicat et méticuleux. Aussi n'hésite-t-il pas à inscrire sur sa boutique : « Artiste stoppeur ». C'est une raison semblable (jui continue à favoriser le petit magasin en ce qui concerne la confection des vêtements sur mesure. On peut bien se faire faire un vêtement dans un irraml magasin, mais il est plus commode d'avoir un tailleur, et, une fois celui-ci choisi, on a en lui une plus lirande contiance. On est moins exposé à attendre lonutemjjs, et puis, comme nous le verrons tout à llieure. la //lot/r s'cu mêle et dit sou mut, ([ui n'ot pas» le moins écouté. Le petit magasin est [)articnlièrement tort contre le grand, lors(pi il se trouve répondre à des besoins journaliei-s et urgents. Tel est le cas du commerce de l'alimentation et de succès de la maison Potin, par exenipb\ uo constitue pas nnegrand»' objection, bc tri»inq»lie du grand ma- g-asin lie (If'iirces alimentaires, ee sont les //rorisions, c'est-à- dire les denrées cpii se conseivent. mais le pain, la viande, les légumes fi'ais, les fruits, les œufs, le benne, continuent à être vendus ])res(pie (^xclusivfMuent par de p»>tits mag-asius à pmxi- mit«'; (le lacheteiir. Ce n es| |»;is (pi(> l'on ne j)uisse essayer d un autre svstème. et nous voNoiis (lue ceitaines grandes boulaufft'- l'ies cooj>erati\ es ne fonctionnent pa> trop mal. Mais, juscpi'à présent, le grand magasin n'a pas su égraler, en ce (|ui concerne la distribution de ces denrées alimentaires b-aicbes, la souplesse et la commodité du j)etit conunerce ti-aditionmd. I.,a consoinma- tion des aliments est chose inégale et capricieuse. (h\ mang"«* tantôt plus, tantôt moins: on aime à varier ses menus; on a des convives en plus on en moins; un jour, on aura trop de [>aiii et LES GRANDS MAGASINS DOIVENT-ILS TUER LES l'ETITS? '1H3 lo loiulomaiii pas assez. La viande comporte une foule de cpia- lités et de « morceaux » diiléi'eiits. On veut pouvoir parlementer avec le Ijouclier pour se faire donner ceci ou cela. Toutes ces exigences sont incompatibles, ou bien difficilement conn)atil)les, avec la distribution en grand de denrées fraîches, opérées par une sorte de machine administrative. Si les l)()ulan§eries coopé- ratives réussissent — (juelquefois — dans la classe ouvrière, c'est que le pain y prend le caractère d'une substance homo- gène, toujours send)Iahle à elle-même, et que la perspective d'un bénétice pécuniaire décide certains consonmiateurs — la minorité — à sacritier les connnodités offertes par le petit 1)0U- langer du coin. D'autres commerces participent visiblement à la nature des commerces de comestil>les : boutiques de combustil)les, dél»its de tabac, salons de coitïure, papeteries (dont beaucoup vendent des journaux). Joignons-y, parmi les petites industries qui sont en même temps de petits commerces, la menuiserie et la serru- rerie, deux métiers particulièrement réfractaires à l'organisa- tion en grand atelier, bref, tout ce que l'on appelle, dans le lan- gage domestique, les « fournisseurs ». Même dans les familles les plus engouées de tel ou tel grand magasin, ces fournis- seurs sont nombreux, et l'on a beaucoup plus souvent aifaire à eux qu'à leurs grandioses, mais lourdes et lointaines concur- rences. A ces avantages tirés du lieu, de l'organisation et de la nature des besoins que satisfait la chose vendue, les petits magasins en joignent un autre : celui qui résulte de causes se rattachant à l'ordre moral. Après les ([uestions de commodité, il y a les ques- tions de personnes, c'est-à-dire les rapports personnels entre acheteurs et vendeurs, ainsi que les rapports entre acheteurs et autres personnes. Ces deux genres de phénomènes sociaux influent grandement sur les conditions de la lutte. Ils sont de ceux c[ui échappent aux calculs de l'économie politique pure, et dont il faut tenir compte cependant si l'on veut avoir une idée juste des ressources dont dispose le petit magasin pour se main- tenir à côté du STand. •2di LA SCIENCE SOCIALE. Combien de fois, eu conversation, na-t-oii pas entendu des bouts de dialogue de ce genre : — Pourquoi donc continuez-vous à vous servir chez X...? — Bahl parce que je le connais, parce '. et aussi la politesse, la giAce avenante, le sourire même de leurs commis ou de leurs commises. C'est un fait constaté que les aerréments du visape ne sont pas non plus, en cette matière, chose ins, elles révèlent à leur interlocutrice 1 r\ist«Mi<"e de ce petit magasin. les genres. Ici l'on ne xeiid (jue des gah^tles liretonues; là, ce sont es spécialisations à outrance^ U(> ponri-aienl exister sans un accroissement cuoiini'ch' la consommation géné- rale. Dans h«s (juarticM's riches, ce sont les magasins de primeni's, de fruits forcés, de fruits e\oti MAGASIN^ DnIVENT-lLS TUER LES PETITS? '287 do comestibles clans la devanture de laquelle saliunent des pommes et (le> poires superbes, étiquetées 1 franc 1 fr. ôO et jusqu'à deux 2 francs la pièce. Tout cela se vend, parait-il. Pendant que le peuple monte vers ce qui était le luxe de nos an- cêtres, les riches imaginent des raffinements nouveaux. Pour sa- tisfaire les exigences d'en haut et d'en bas, de nouveaux maga- sins sont nécessaires, et il s'en ouvre tous les jours. M. Paul Leroy-Beaulieu (1) observe que certaines opérations autrefois considérées comme domestiques passent à des spécialis- tes qui l'exercent en magasin. Tel est, dans certaines régions, le cas de la boulangerie. Tel est, dans ]es villes, celui du blanchis- sas"e. Rattachons-v la teinturerie Qes teinturiers font surtout des nettoyages). Au lieu de « faire chez soi », on « donne dehors », comme disent les ménagères, et la chose est possil^le parce que l'on a plus d'argent à dépenser qu'autrefois. Aussi voit-on le progrès du bien-être intluer non seulement sur la consomnui- tion des denrées alimentaii'es, mais sur celle des vêtements, qu'on fait durer moins longtemps que par le passé, et qu'on enjolive — nous parlons du cùté féminin — de rubans, de garnitures, de falbalas variés. Bien des lîlles connaissent, à ce point de Mie, des raffinements que n'ont point connus leurs mères. On vend des chapeaux de dames dans les grands magasins, et pourtant que de modistes! C'est que bien des femmes du peuple, (pii jadis n'auraient pas porté de chapeaux, en portent aujourd'hui. Et de même pour le mobilier, pour une foule d'accessoires et de « petits riens ». oml^relles, éventails, argenterie, bibelots, vais- selle de luxe, jouets, fleurs, etc. On se parfume davantage : ins- tallation de nouveaux parfumeurs. On se fait coiffer davantage : installation de nouveaux coiffeurs. On voyage plus que par le passé : installation de nouveaux emballeurs, marchands de mal- les ou de paniers. On veut imiter le luxe des hautes classes : installation de commerçants en J^ijouterie fausse, en bronzes d'imitation, etc. Ces diverses marchandises — ou ces divers ser- vices — se débitent en quantités de plus en plus importantes, et, (1) Article cité. 2SH LA SCIENCE SOCIALE. bion que les grands magasins en écoulent des stocks considéra- bles, la demande est assez forte pour que les potits magasins préexistants ne puissent eux-mêmes suflire à 1 auunieutation de leur clientèle et (pi'il y ait des places à prendre pour de nouveaux détaillants. Ce même progrès du bien-être rend le puljlic plus exigeant en ce qui concerne la manière dont les choses lui sont présen- tées. Pour le combustible, ])ar exemple, il suffirait théori({uement (ju il existe dans les faubourgs do vastes entrepôts. Mais il faut mAcher la besogne aux personnes qui commandent leur provi- sion de bois ou de charbon pour l'hiver. On rencontre donc dans Paris des boutiques où sont exposés sur des coupes, dans les vitrines, des fragments de charbon, des échantillons de bûches et de petits fagots allume-feux. Là se trouvent des préposés aux conunandes. dont le rôle est fort analogue à celui du petit maga- sinier, he même pour le> blanchisseries, réj)andues maintenant partout, pour les bureaux de dénn'nagement, bureaux déplace- ment et autres organisations (jui ont pour but de distribuer des services comme les magasins ordinaires distribuent les denrées. Si le j)rogrès du l)ien-être fait ouvrir de nouvelles bouticpu^s, analogues par leur naturt' à celles (jui existent déj;\, lo inven- tions [Vj — dont rap[)arition est liée d ailleurs au prt)grès du bien-être — font surgir dt-s commerces tout à fait modernes, ([ui se logent également dans de petits magasins. Le gaz, l'électri- cité, la photographie, le caoutchouc, la chirurgie, l'installation moderne des aj)[)artements. les nouvi'aux appareils de chauf- fage, la \ ulgaiisation de la bancjuc : \ oil;\ autant de choses ou de phénomènes non\eaux i\\\\ s(> traduisent en enseignes et en de\antnre> >nr la \nie publique. Ici ee sont des machines à coudre, li^-b,•|^ des jnachines à écrire, plus loin des phonogra- phes, ailhuiis des store> d un système spécial, <»u des boui'rc- lels absolument nouveaux pour fenêtres, ou des roj)inets à fermeture inédite. Ce sont des lanq)es brevetées, des becs, des brûleurs, des poêles, des réchauds, des voitures pour malades, (1) C'pst enc<»rc M. Paul Leroy-Bcaulieii '.)() LA SCIENCE SOCIALE. KappoloDS tout (l'ai)or(l que certains détaillants s'approvi- sionnent au Louvre ou au Bon Marché comme dans des maisons de g-ros. Nous avons été nous-mêmes en rapport avec l'un d'eux. (jiii venait de province à Paris pour se réassortir, et (pii faisait une partie de ses emplettes au Bon Marché, comptant hien, sans doute, se rattraper sur ses acheteurs et leur faire payer Iff commodité de trouver sans déraneement des marchandises adaptées à leur goût. Nous croyons, du reste, <[ue \rs glands magasins font hénéticier d'un sérieux escompte les au- tres commerrauts (|ui leur font en hloc de gros achats. C'est sans (joule un tyi)e (h> commerce assez vicieux, car il nudti[)lie les intermédiaires. 11 laut observer toutefois cpie les marchan- dises, en passant de chez le fabricant au grand magasin, ont ieii entendu, des commerces relatifs à ralimenlafioii : [);Uisseries, conliseries, crènnuMes, cliocolate- ries, « vacberies ». Mais ce sont encore des tailleurs, «les papetiers, un facteur de pianos, nu marchand de Ibnus artiti- LE> GRANDS MA(;AMNS DOIVENT-II.S TLLK Lk-S PETITS? ±)l cielles, un horloger, un opticion, un marchand d'oiseaux, un encadrcui'. un marchand de faïences et de j)orcelaines, etc. Tout près de hi, dans la partie de la rur de Sèvres qui remonte vers le Jjoulevard Montparnasse . ce sont de copieux étalages (h' chaussures, d'articles de literie et même de « nouveautés ». Deux merceries vivent à l'ombre du redoutable établissement (jui fait la terreur des mercière. Les seules maisons qui tranchent sur cette uniforme liordure de magasins sont des inmieubles occupés de longue date par des communautés religieuses, les- quelles, si elles suivaient l'instinct de spéculation cjpie des po- liticiens leur attribuent , auraient depuis longtemps transformé en petits magasins la partie de ces immeubles qui donne inmié- diatement sur la rue. Mais telle n'est pas leur tournure d'esprit, et ces exceptions subsistent précisément connue un témoin de la physionomie que ces rues présentaient jadis, ([uand le Bon Mar- ché n'existait pas. Ce phénomène, illogique au premier abord, est facile à expli- quer. Le grand magasin suscite Xaffluence. Il passe donc beau- coup de monde dans les rues qui y conduisent. Parmi ces nombreux passants, il en est qui peuvent être frappés par l'étalage d'un petit magasin, et. trouvant l'idjjet qu'ds cher- chent, le prennent là et ne vont pas plus loin. Il y a ceux qui sont bien entrés dans le grand magasin, mais qui y ont rencontré de l'encombrement, ce qui leur a déplu. On est pressé, on se dépite de ne pas avoii' immédiatement un vendeur, on sort, et l'on va acheter l'objet en face. Il y a ceux cpii ont une idée bien précise de l'emplette qu ils veulent faire et n'ont pas trouvé leur idéal dans le g-rand magasin. Or, cet idéal, ils peuvent le cher- cher ensuite et le rencontrer au dehors, car l'assortiment du , grand magasin n'est pas inlini. et la boutique d'en face, n'ayant cpi'une spécialité, peut renfermer l'objet cpie le client réclamait vainement au « rayon » correspondant du grand magasin. « La première fois que je fus au Bon Marché, nous racontait un de nos amis, c'était pour acheter une lampe. Descendu dans un hôtel voisin, j'avais à écrire le soir. et. ne comptant rester que peu de temps à Paris, je tenais à n'acquérir qu'une lampe bon 292 LA SCIENCE SOCIALE. marché, dont j aurais fait cadeau à lliùtcl en m'en allant pour ne pas encondjrer ma malle. (Ir, je ne trouvai pas au lîon Marché de lam[)es « hon marché ». Il n y avait que , ni les lois n*v feront rien. On n a jias le dioil de jumir les hommes d«> génie d avoir trouvé de nouvelles combinaisons comnuM'cialestjai les enrichis- sent tout en contribuant au bien-être général. On peut momen- LES GRANDS MAGASINS DOIVENT-ILS TUER LES PETITS? 293 taiiriiicnt les surcharger (riiiipùls, puur complaire à certaines iiifliKMiccs p()liti(juos, mais, si Ton appuyait trop fort sur cette corde, c'est la masse des consommateurs qui s'insurgerait tout entière, car le grand magasin est pour eux, non seulement une ressource précieuse dont l'absence gênerait fort leurs habitudes, mais encore un régulateur impérieux ([ui oblige les petits ma- gasins à ne pas exagérer leurs prix. Du reste, il résulte de tout ce que nous avons dit que le petit magasin n'est nullement en traii) de mourir. La vérité, c'est (jue certaines catégories des petits magasins sont en fâ- cheuse posture, mais que certaines autres sont en pleine prospérité, et qu'il éclot tous les jours des catégories nouvelles. Tout compte fait, nous l'avons vu par la statistique des patentes, l'armée des petits magasins compte plus de recrues que de morts, et les architectes peuvent répondre que, pour cette fois, la statisti([ue a raison. On peut donc comparer le commerce de détail à un grand arbre dont certaines branches s'atrophient et meurent, mais dont certaines autres grossissent et poussent de jeunes rameaux. Ceci étant, n'y a-t-il pas mieux à faire, pour les petits magasiniers, que de récriminer et d'invoquer, contre la force des choses, le secours dangereux des législateurs? Certes, il y a « quelque chose à faire » ; mais ce quelque chose, c'est une évolution. Puisque certains commerces pro- gressent, et que certains autres reculent, l'habileté consiste à en prendre son parti, et à se mettre, comme les politiciens avisés dans les coups d'État, du côté du manche. Pour cela, il faudrait faire preuve d'une certaine souplesse, d'une faculté d'adaptation à diverses besognes, ou, si l'on est trop âgé pour évoluer soi-même, préparer à cette transformation nécessaire ses enfants ou ceux à qui on destine sa succession. Nous ne sommes plus au temps où une boutique se transmettait tranquillement de père en fils, comme un patrimoine, et où des règlements jaloux veillaient à ce qu'aucune ne pût s'emparer de la su- prématie au détriment des autres. La rapidité des transports, l'extension des grands centres, le triomphe de la l'éclame s'op- posent absolument à ce retour vers un passé né de l'isole- T. XXXII. 20 V'Ji LA SCIENCE SOCIALE. mont féodal ft de la stabilité forcée des clientèles locales. L'habileté ne consiste pas à solliciter une [)rolonij;ation de vie artilicielle pour un commerce qui meurt, mais à se trans- porter carrément dans les commerces (pii vivent. Si, par suite dun phénomène cosmique, le (inlf-Stream cessait de baiiiner les rivages de l'Europe occidentale et se mettait à réchaullrr les côtes iilacées du (iroi^nland, il y a ( <>rtain7 les petites rivières limitrophes du Kent. Cette plaine liaute rornie ainsi entre la Manche, la Tamise, les tributaires de la baie de Wiiiht et les rivières du Kent, un quadrilatère bien déterminé, un pays nettement distinct du reste des terres. Elle est, on vient de le voir, largement arrosée. Quoiqu'elle soit enclose de collines crayeuses, elle est faite d'un sol fécond, d'un terrain argileux, sablonneux et calcaire, alluvion déposée dans cette vaste en- ceinte, avec un nombre prodigieux de fossiles végétaux et ani- maux, par quelque fleuve géant des anciens âges géologiques. Sa fertilité, comme celle d'une oasis, se manifestait, à l'époque de l'invasion saxonne, par une splendide production forestière. H lui en est resté par excellence le nom de Weald, c'est-à-dire « Forêt », d'un vieux mot saxon identique à l'allemand Wald. A la fin du W siècle encore, sa superficie boisée ne mesurait pas moins de cent soixante kilomètres de l'ouest à l'est sur quarante du sud au nord. (V. Arthur de la Borderie : Les Bretons insu- laires, p. iO; — Atlas Vidal-Lablache, p. lOG : Carte physique des Iles Britanniques; — Atlas général de Foncin, p. 25 : Grande^ Bretagne du vi* au xu" siècle.) Tels sont les traits bien marcpiés de la composition de ce lieu. On comprend sans peine qu'un territoire ainsi constitué se soit présenté à des émigrants saxons comme un magnifique champ de défrichement. Séparé, enfermé par une côte inhospitalière, par des pentes répulsives, et couvert d'une forêt vierge, il ne pouvait servir de marché à des trafiquants, tels qu'étaient les Jutes, mais il offrait bien aux purs paysans de la Plaine Saxonne cette terre féconde, en même temps qu'isolée et libre, où ils rê- vaient de se tailler des domaines à leur guise. Rien n'est signiticatif, en science sociale, comme la nature du lieu où s'implante un peuple. On y voit se révéler immédiatement les caractères essentiels de la constitution de la race. Comme les espèces végétales et animales, les espèces sociales trahissent leurs aptitudes par les conditions des habitats où elles se plai- sent. Nous venons de le voir par l'exemple comparatif des Jutes et des Saxons. N'y eût-il, pour nous éclairer à leur sujet, que la 298 LA SCIENCE SOCIALE. difl'érencc des établissements qu'ils ont choisis dans la Grande- Bretagne, nous pourrions juger de la difterence fondamentale de leurs occupations et de leurs préoccupations. Les Jutes avaient conservé à leur conquête le nom de Kent. Il était antérieurement connu par le commerce et la navigati pas, toutes les fois (pi'il voit les Saxons s'arrêter dans leur marehe UISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. .'i03 à une nouvelle limite, de rattribiier au succès pei'sistaut des armes celtiques. Mais, de succès en succès, il constate (|ue les Bretons vident le terrain . Les Bretons évincés ne se réfugièrent pas seulement dans les Hiontacnes de la Cornouailles ou du pays de Galles, au delà de la Severn : ils passèrent en masse de l'autre côté de la Manche, dans r.\rmori(jue. et c'est de cette célèbre exode qu'est venu à cette partie de la T.aule le nom de Bretagne qu'elle porte encore. Le territoire entier du Wessex fut ainsi rendu vacant. Des his- toriens récents, très intrigués do ne pas trouver trace d'une population celtique demeurée au milieu des Saxons, ont imaginé ([uelle avait disparu de l'histoire parce qu'elle s'était fondue avec les vainqueui's en retournant au culte païen, ce (]ui est de toute invraisemblance pour qui connaît l'état social et religieux de ces Celtes. Mais les mêmes auteurs sont obligés d'avouer qu'il ne reste de pareille chose aucun vestige. Un peu de science so- ciale leur aurait fait voir qu'il n'y a pas lieu de suppléer ici aux témoisnages de l'histoire. Le territoire saxon, en Angleterre, s'accrut à la même épo- que 530 i par l'arrivée d'une troisième colonie qui alla se poser au nord du Kent, au delà do la Tamise. Cette colonie addition- nelle, peu considérable et que le Wessex absorba comme les autres, donna au pays les deux noms d'Essex, c'est-à-dire Saxe de l'Est, et de Middlesex, c'est-à-dire Saxe du Centre, qui cor- respondent l'un aux bassins des petites rivières cùtières au nord de la Tamise, l'autre à la région de Londres, au nord de la Tamise aussi. Maintenant que nous connaissons l'ensemble des territoires occupés à l'origine par les Saxons en Grande-Bretagne et le mode de cette occupation, il nous faut voir les institutions qu'établirent les conquérants sur ces terres riches et vacantes. Elles sont d'une simplicité extrême. Elles se réduisent, comme on doit le prévoir, 3l\\ domaine iwivé indépendant. Le sol était dégarni de possesseurs : les colons se créèrent. ."{04 LA SCIENCE SOQALE. comme dans la Plaine Saxonne, des domaines à leur guise. Us n'eurent pas de difficulté à se maintenir indépendants chacun sur sa terre : le chef odiiiiquo (jiii les avait conduits n'avait de soutiens qu'eux-mêmes; il ne trouvait pas, auprès de lui, pour les dominer en s'appuyant sur elle, une population faite au réerime communautaire. Aussi, son rôle fut-il siiiiruliérement précaire et restreint, et nous verrons que c'est le rùle au(piel la race saxonne demeurée pure a sans cesse ramené le pouvoir souverain chez elle. Le chef odini(jue était simplement considéré comme un « spécialiste », qui prenait spontanément la sollici- tude, d'ailleurs intéressée, de provoquer une action commune dans ce qui, ;"> un moment donné, pouvait requérir le concours de tous. On était tout d'sposé à répondre à cet appel lorsqu'il paraissait justifié. On faisait en cela conmie des irens désireux d'hyeiéne publique, (jui écouteraient volontiers un chimiste e\[»ert et se conformeraient par un libre acquiescement indivi- duel aux mesures générales qu'il proposerait. Ceci est si vrai, qu'il n'en allait pas autrement alors même (ju'il s'agissait de la guerre, qui était la spécialité fondamentale du chef ()dini([ue : « Quand la nécessité de la défense ou le désir de l'attaque poussaient le souverain, dit (iuizot, il envoyait dans les bourgs et dans les campagnes un messager portant une épée nue qui criait : Quiconipie ne veut pas être tenu pour un homme de rien, (piil sorte de sa maison et vienne combattre! » i //i>7. (IWnf/lcln'rr, p. 30.) Et sortait (jui voulait, Kt, plus d'une fois, l'histoire en témoigne, personne ne sortit. C'est ce (jui arriva, entre autres, au fameux Alfred le (irand, la première fois qu'il essaya de marcher conlic les Danois envahisseurs. Le meilleur moyen pour le chef d'arriver à une action com- mune était de convoqu(M- à une réunion générale, comme on <(>nvo(pie aujourd'hui un i/ifrft'/n/, cl de (hdibérer avec les assistants sur l'entreprise en 06 LA SCIENCE SOCIALE. s'occupei" de leurs affaires personnelles, de Ifur domaine, lors- qu'il rcclainait tous leurs soins. Pas trace quelconque de féoda- lité, de subordination d'un propriétaire à un autre, d'un do- maine à un autre. Et ceci n'a rien de surprenant, car il n'y avait aucune raison, aucun besoin de créer ce système féodal chez les Saxons d'Angleterre que rien n'empêchait d'ellation donnée à la portion du pays où il avait à rcnq^lir sa mission. . G CnI donc [)ar la Lande (jue nous devons commencer notre étude. Nous allons donc énumérer rapi- dement les particularités locales que nous oll're cette région. iMu- sieui's des traits (pie nous allons signaler peu\ent se rencontrer ailleurs, mais cm'tains d'entre eux sont absolument distinctifs. «t l'ensemble de ces petits détails nous fera comprendre, au moins dans ses grandes lignes, (juelle variété sociale la partie orri- diMitale de la (iascogne était su.sceptible de donnei". ESSAI Srn LE TYPE GASCON. 311 I. IIOMMK DE LA LANDK, La Lande est oiiginairement une immense plaine sablonneuse et infertile, une steppe pauvre. Aujourd'hui, elle est plantée de pins dans presque toute sa surface ; mais autrefois, c'est-à-dire dans le milieu du siècle dernier, elle présentait d'immenses étendues de bruyères et d'ajonc. Dans certains lieux spécialement favorisés se trouvaient des bois de pins qui prenaient quelquefois les proportions de forêts immenses. La steppe landaise était l'ancien lit de la mer à l'époque plio- cène. A une profondeur variable qui parfois atteint un mètre, parfois même à effleurement, se trouve lalios, grès composé de matières organiques, d'alumine, de silice, de potasse et de fer. L'épaisseur de la couche varie entre 0"\10 et 0"',50. L'aliosest parfaitement perméable; c'est un fait aujourd'hui définitivement établi grâce aux expériences de MM. Lalesque, Pallas et Fréchou. Une particularité curieuse de l'aliosest sa capillarité: à une épais- seur de 0™,50, les plantes peuvent recevoir l'humidité du dessous. La couche sous-sablonneuse arg-ileuse est imperméable. Elle est à peu de distance du sol. De là vient que, pendant l'hiver, une grande masse d'eau est retenue au travers du sable, et fait du pays tout entier un vaste marécage. Pendant l'été, particulière- ment sec dans ce pays éloigné des chaînes de montagnes, une par- tie de cette eau est absorbée par l'évaporation, l'autre partie a traversé l'alios par suite de sa perméabilité. Il en résulte une sécheresse absolue à la surface du sol. Par suite de ces conditions naturelles, la Lande a été dans sa plus grande étendue, et jusqu'au milieu du siècle dernier, un pays affreusement malsain et inculte. Après diverses tentatives infructueuses pour arriver à l'assainir et à le mettre en valeur. M. Chambrelent eut l'idée de faire creuser des fossés d'écoule- ment appelés crastes. Sur ce sol ainsi amélioré, on planta des pins, ce qui l'assainit encore davantage. Une loi de 1832 vint obliger les communes à planter de pins leurs parties stériles. A défaut des communes, l'État devait faire les plantations à ses ."{12 LA SCIENCE SOCIALE. frais, et percevoir les produits jusqu'à complet remboursement. Il y a cepeiulant çà et là. dans la Lande, des lieux qui ont une constitution idéologique dili'érenlc. Ce sont des mamelons ar- gileux ou calcaires d'environ 10 mètres do hauteur, et qui ('•talent comme des îlots à Tépoque pliocène, alors que l'ensemble du pays était submergé. 11 conviendra même de signaler un soulèvement de nature calcaire oi)liitique parallèle à larèle des Pyrénées, qui va de Mimizan à Roquefort, se prolongeant en- suite jusqu'à Barbotan. Le pâturage de la l^nde est pauvre. S'il est une espèce d'ani- maux susceptible de se contenter d'un pâturage pauvre, c'est bien l'espèce ovine. Et cependant les brebis delà Lande sont des brebis Ijien dégénérées. Klles fouruisseut une laine peu abondante et de qualité médiocre. Il arrivait autrefois, dans les endroits les plus pauvres, qu'on supprimait un agneau sur deux alin de réserver au survivant le lait des deux mères. Les vaches landaises, élevées en troupeaux appelés dans le pays « baccades », sont, comme les brebis, d'une qualité très médiocre. Elles ne produisent pas de lait, et sont élevées uni- (luemcnt pour la boucherie. A l'heure actuelle, les Landais, qui font quotidiennement usage de lait, out des vaches bretonnes; ils n'ont jamais songé à améliorer les races de leur pays. Les voyageurs ont de tout temps remarqué dans la Lande des troupeaux de vaches et de brebis rachitiques et très maigres. Il y a peu de temps, pour les travaux de culture et de trans- port, les Landais avaient une paire de vaches. Comme le four- rage était peu abondant, ils leur présentaient la nourritun' à la main pour que rien ne s'en perdit. Ils leur donnaient même une sorte de l)ouillie faite avec des noi\. lorsqu'ils avaient des noyers autour de leur demeure. Aujourd'hui, dans la Lande, les vaches de travail ont été presque partout reuij)laeées pai- des mules. La nourriture de ces animaux est plus éeoiiomi(]ue et le travail se l'ail plus vile. Les Landais élevaient autrefois des chevaux. Ils avaient par- fois à leur disposition des endroits particulièrement marécageux, ou i)ien situés sur les bords des ruisseaux, et dans lesquels, ESSAI SIR LE TYPE GASCON. 313 gTAce à la fraicheur qui s'y maintenait toute l'année, poussait une herbe line propre au pâturage du cheval. Quand celte herbe n'était pas suliisamnient abondante, les Landais pratiquaient l'écobuage et, sur le sol ainsi amélioré, les pluies d'été faisaient pousser un peu d'herbe. Les chevaux des Landais sont élevés sans soin et avec des pro- cédés routiniers. Leur nourriture est souvent insuffisante, et on a la mauvaise habitude de les laisser dehors exposés à toutes les in- tempéries. Ce sont en somme des animaux de médiocre valeur, et pourtant ils sont appréciés, ainsi d'ailleurs que les vaches, à cause de leurs habitudes de sobriété et d'endurance. L'art pastoral était autrefois rendu plus difficile par la pré- sence dans les bois de pins dinsectes connus sous le nom de taons. B. de Saint-Amans (1), qui voyageait dans le pays à la fin du xviii' siècle, nous apprend que, dès le commencement de l'été, on faisait sortir les troupeaux de vaches des taillis pour les conduire dans la rase lande. Depuis l'assainissement du pays, cet inconvénient est devenu moindre. Il convient d'ajouter que, pendant l'été, le séjour de la rase lande est rendu très pénible par suite de la réverbération du sol. Les bergers sont obligés de faire paître leurs troupeaux pendant la nuit. Les vastes étendues de bruyères ont rendu avantageuse l'in- dustrie des abeilles. L'auteur du Codex de Saint-Jacques de Gom- postelle et les Mémoires du président de Thou s'accordent à reconnaître dans le miel une des principales richesses de la Lande. Le miel de la Lande est bon. mais il serait au moins égal à celui de Xarbonne, prétendait le baron d'Haussez (2), si l'on avait la précaution de tenir les ruches un peu élevées au-dessus du sol et si on les entourait de plantes odoriférantes. Or, les Landais laissent malheureusement leurs ruches posées à terre, exposées à l'humidité et au milieu de plantes de toute espèce. Ils n'ont même pas renoncé à lusage barbare de faire périr les abeilles pour avoir le miel. (1 B. de Saint-Amans, Voyage pittoresque dans les Landes. (2) Voy. Baron d'Haussez. Études administratives sur les Landes. 31'» LA SCIENCE SOCIALE. Les seules céréales cultivées sont le seiirle et le mil il v a lieu de distinguer entre le mil proprement dit et le panis qui est plus petit I. On trouve du l)lé dans les parties calcaires que nous avons indiquées. Le seigle et le mil sont cultivés selon le mode traditionnel, c'est-à-dire dans les mêmes pièces et par rangs alternatifs. En octobre, après avoir ouvert le sol, « piqué », comme on dit dans le pays, avec une charrue de bois dont la pointe seule est en fer, on dépose le fuuiier sur lequel on répand la graine de seigle. Un recouvre le tout de sable, et l'on obtient ainsi des billons que l'on sarcle quelque temps après pour empêcher les mauvaises herbes de pousser. Le dépi([uage, ({ui se fait aujourd'hui à la machine à vapeur, se faisait autrefois au fléau et demanitation en moyenne cinq hectares sur six), l'assolement consiste à mettre chaque année le mil au rani: (pi'oecupait le seigle l'année précédente, et récipro(juemenl. L'abondance du fumier ijui provient du troupeau, et qu'on augmente avec de la bruyère coupée dans la Lande, vient remé- dier à la pauvreté du sol. Il convient de signaler la eh.in\ rière, pièce de terre où l'on ré- colte du ciianvre que l'on lile et (|ue l'on fait tisser par un tisse- ESSAI SDR LE TVI'E GASCON. 31"» rand du voisinage. On a ainsi de la toile pour des draps et des serviettes. on fait aussi (juelques cultures accessoires, des haricots, des pommes de terre, des topinambours. Dans cette culture, les travaux à la bêche sont encore les plus nondjreux. Autrefois, quand lescommunautésétaicntnombreuscs, les femmes en avaient toute lacharse. Les hommes se réservaient le travail attrayant de la conduite des troupeaux, et, lorsque l'oc- casion se présentait, les travaux de transport avec le vieux char à quatre roues traîné par les vaches de travail. Aujourd'hui en- core, les femmes ne savent pas tricoter; ce sont les hommes qui remplissent cet office en gardant les troupeaux. Les surfaces cultivées sont de 5 à 10 hectares. Autrefois, on ne cultivait guère que pour les besoins de la famille, et pour faire la part du propriétaire du sol dont on était le tenancier ou le métayer. Cette part, qui varie selon les régions, est le plus sou- vent du tiers de la récolte. Il y a peu de temps, il existait dans la Lande, et aujourd'hui encore il existe, dans quelques parties reculées de cette région, des communautéspastoralescomprenant jusqu'à trente personnes. Dans ces anciennes communautés, le père était le chef, et à sa mort, c'était sa veuve, la daoumne domina , ([ui prenait la direc- tion. Le chef de famille ne travaillait point, il se contentait de diriger. C'était lui qui entrait en relation avec les étrangers. 11 tenait la bourse commune et prenait part aux repas. Les enfants restaient au foyer et s'y mariaient, quand toutefois ils n'entraient pas comme gendres ou belles- filles dans une com- munauté voisine. Ils ne restaient point célibataires comme dans les régions à pâturages restreints des Pyrénées telles que la vallée d'Ossau, décrite ici même par M. Butel. Il faut en chercher la raison dans l'étendue du sol disponible et dans la multiplicité des travaux auxquels il était possible de se livrer : exploitation du bois de pin, industries diverses, ainsi qu'il sera dit dans la suite de cette étude. La plupart des ménages dans la Lande ont de quatre à sLx en- ."{16 LA SCIENCE SOCIALE. fants. Les Landes sont, après la Bretagne, une des régions de la France où le nombre des naissances l'emporte le plus sur le nombre des décès. C'est un phénomène propre aux régions où la communauté de famille s'est le plus longtemps maintenue. Des voyageurs qui visitaient le pays à la fin du dix-huitième siècle faisaient cette remarque, que plus on avait d'enfants, plus on était riche. Les enfants sont élevés dans un esprit d'obéissance sans bornes nu chef de la famille. Cette habitude de l'obéissance persiste na- turellement lorscjue l'enfant, devenu jeune homme, vient à quitter le foyer. Si l'on ne suit plus la direction du patriarche, on suit celle du maître ou du chef d'atelier qui, somme toute, détient les moyens d'existence. Les Landais sont appréciés à cause de leur docilité. Cette éducation a toutefois pour elfet. et c'est là le revers de la médaille, d'anéantir chez les Landais tout esprit d'initiative. Nous avons déjà vu qu'ils n'avaient tenté aucun ell'ort pour amé- liorer les races d'animaux. On a eu toutes les peines du monde à introduire chez eux dans le cours du dernier siècle des cultures tellesque le maïs, la pomme de terre, le topinambour, susce[)tibles d'améliorer leur nourriture ou l'alimentation de leurs animaux. Dans le pays même, ils ont besoin d'être dirigés pour les travaux tin peu difficiles aux(jucls on les emploie. Dans la minière de Saint-I'aul-lès-Da\, les paysansqui travaillent sous les ordres dun spécialiste seraient incapables d'entreprendre eux-mêmes la re- cherche du minerai. Ils ne savent distinguer si telle partie de la couche serait plus avantageuse à exploiter ([ue telle autre. Ils se- raient aussi absolument incapables de parer ;\ l'envahissement du chantier par les eaux. Apiès la mort du père et de la mère, c'était le fils aîné qui prenait la direction de la communauté. Toutefois, en cas de dissolution, les biens des parents défunts étaient partagés entre les enfants par parties égales. Tous en etfet appartiennent à la communauté A un égal titre. De plus, les biens, étant mobilière, sont aisément partageables. Le sol était considéré autrefois comme propriété collective de la communauté publique, l'ancienne paroisse. .Vussi les anciennes ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 317 coutumes de la Lande comportaient-elles toutes le partage égal. « Si, disaient-elles, le défunt laisse des males e( des filles, les mâles se partagent la succession à charge par eux d'approprier les filles. S'il n'y a que des filles, elles se partagent entre elles la succession. » Cette différence si bien caractérisée entre les mâles et les filles au point de vue des successions, provient de l'antique séparation du patrimoine de l'homme et de celui de la femme, séparation dont l'origine remonte sans doute à la lointaine époque où la race ibère habitait les oasis et les confins agricoles du Sahara. La femme, dansées régions, a la direction de l'atelier sédentaire de culture et d'industrie, tandis que l'homme se réserve pour les courses entreprises à travers le désert dans un but, soit de com- merce, soit de pillage. Cette séparation des patrimoines s'est maintenue chez les races ibères dans leur marche à travers l'Es- pagne. En effet, la culture se faisant surtout à la bêche, c'étaient les femmes qui en étaient chargées, tandis que les hommes, en vertu de l'habitude acquise, se livraient à la conduite des trou- peaux, aux transports ou aux expéditions guerrières. La coutume de Cartas est particulièrement caractéristique à ce sujet. D'après cette coutume, lesbiensde la mère étaient partagés intégralement entre les enfants et les biens du père entre les mâles seulement. Quand les membres de la Communauté ne peuvent suffire aux divers travaux de l'exploitation agricole, on a recours à la main- d'œuvre étrangère d'après un contrat de travail bien caracté- ristique. On installe une femme (une hemnote, comme on dit dans le Marensin) dans une petite maison située à proximité de la métairie, et qu'on nomme la brasserie. La femme, appelée brassière, s'engage à fournir un certain nombre de journées, moyennant (juoi elle a le droit de cultiver le mil dans une pièce de terre autour de la brasserie, et le chef de l'exploitation lui donne sa provision de seigle. Le plus souvent, la brassière est mariée à un résinier qui entreprend l'extraction de la résine dans les bois du voisinage, ou même va parfois fort loin exercer sa profession. Des liaisons illégitimes s'établissent trop souvent entre la brassière et tel membre de la famille qu'elle sert. .■{|S LA SCIKNCE SOCIALE. Souvent autrefois les pères de famille eni^agcaient louis lils à se marier très jeunes, afin que la communauté fût plus nom- breuse. Hn avait tout à gagner à compter chez soi une femme de plus. Les pères [)oussaient même au mariage des adolescents, ce qui a été une cause de dégénérescence pour la race. Dans le Marensin, il s'est conservé au sujet des liançailles un usage curieux et caractéristique. Lorsque un jeune homme a l'intention d'épouser une jeune fille et qu'il a obtenu l'autorisa- tion de lui faii'e la cour, il se rend chez elle, non pas seul, mais accompagné par ses plus proches parents voilà qui est bien communautaire . Si la jeune lille refuse le prétendant, elle place devant lui un plat de noix. Le Landais, dit Thore (1), est ardent pour les femmes, jaloux jusqu'à la cruauté. Le Landais tient peu à la vie. Lorsqu'il est dangereusement malade, un de ses parents est chargé de l'inviter à mettre de l'ordre dans ses ailaires. H reçoit la nouvelle de la mort pro- chaine avec beaucoup de calme. Pendant la vie, il soigne ses animaux nii(!ux (jue lui-même et que les membres de sa famille. Si les animaux venaient à mourir, il ne pourrait s'en procurer d'autres, surtout des vaches de travail, (juà de très grands frais. C'est qu'il appartient avant tout à sa commimauté familiale. La conservation de cette communauté, c'est pour lui la grande a Maire, et les animaux sont absolument nécessaires au maintien du groupement familial. Les funérailles sont accom[)agnées de beaucoup de pleurs, de cris etde sanglots. Dans les églises, on j)rie continuellement pour les morts. Tous les ans, chaipie famille fait célébrer un service [)(tuf s(;sdéfunfs. Dans le .Mareu>in, toute l'année (piisuit le ilécès du [)ère »»u de la mère, les vases de la cuisine sont voilés, et la vaisselle placée dans un ordre opposé à celui (ju on avait étal)!i. In usage caractéristitpie au sujet des funérailles et qui s'est conservé dans le Mareusin est le suivant : Aussitôt après la sépul- ture, les hommes et les femmes de la familh^ du défunt tpii ,1} Thore, Promenade autour il h yolfc de Lasro'jnc. ESSAI SUK LE TYPE (GASCON. 319 sont allés à l'église, niais non au cimetière, vont se coucher. Un tel usage est à rapprocher de la fameuse couvade qui existe chez les Basques. La base de la nourriture se compose de pain de seigle et de millade. On boit rarement du vin. La boisson ordinaire est le vinaigre, ou bien la piquette, ou bien encore la liqueur que l'on obtient en faisant macérer le jus des arbouses. Le Landais fait trois repas par jour. Voici, d'après Thore (1), quelle était autrefois la composition de ces repas quand le pays était pauvre : « Les repas du Landais, dit-il, se composent le plus souvent d'une soupe préparée avec des raves ou des semences de lin, le tout assaisonné avec du lard rance, beaucoup de poivre ou de piment, de bouillie de mil ou de seigle, dont on trempe les morceaux dans de la graisse fondue. Les Landais aiguillonnent leur appétit avec de l'ail, du lard ou du jambon. » Tout cela dénote une race sobre, mais ne dédaignant pas les plaisirs du goût. Les dimanches et les jours de fête, les Landais mangent la viande des bêtes de leur troupeau. i< Quand, dit Thore, le Landais voyage pour les transports, il emporte avec lui du pain de seigle et des sardines, il emporte pour ses bœufs des tiges de panis et les leur fait manger après y avoir ajouté un peu de son et de sel, puis les lâche dans la Lande. Il se couche sur sa charrette qui est recouverte d'une toile afin de le garantir des intempéries, dort trois heures au plus et repart. » Aujourd'hui, les Landais ont amélioré leur nourriture. Ils boivent plus souvent du vin, ils ont des vaches bretonnes qui leur fournissent du lait dont ils font grand usage au repas du matin, parfois même avec du café. Avant qu'ils eussent apporté ces améliorations à leur ordinaii'e, leur nourriture était plutôjt médiocrement réconfortante. Le pain de seigle est par lui-même peu nourrissant. Ce n'était pas tout. L'eau que l'on buvait était recueillie dans des trous peu profonds (on n'avait pas l'initiative de creuser de véritables puits), et elle était chargée de matières organiques. (1) Voyez sur tous ces détails l'ouvrage de Thore. Promenade autour du (jolfe de Cascogae. :i-2i) LA SCIENCE SOCIALE. Cette mauvaise alimentation, jointe à linsalubrité naturelle du lieu qui occasionnait de fréquentes maladies, comme la pel- lagre et la pierre des marais, a eu pour résultat de faire des Landais une race très faiblement constituée au point de vue physique. Autrefois on ne vivait guère au delà de la soixantaine. Thore dé[)eint ainsi le Landais : « teint hAve et décoloré, che- veux lisses et non débourrés, stature au-dessous de la moyenne, aptitude générale au marasme, défaut de souplesse et de flexi- bilité dans les membres », Aujourd'hui encore le Landais se fait remarquer par sa maigreur et son aspect rachitiqne. Dans les foires, on le distingue facilement des gens des régions voisines. Depuis quelque temps, grâce aux travaux d'assainissement et i\ l'alimentation plus substantielle, cet état de choses s'est amélioré; et la vie moyenne est passée de trente-quatre ;\ trente-huit ans. L'habitation des Landais n'a qu'un rez-de-chaussée et un grenier. Elle est généralement construite avec des poteaux entre lesquels on a intercalé de la terre glaise; et le tout est blanchi à la chaux. Ce type de maison comprend de trois à quatre chambres sans plancher. La porte est tournée vers l'est. Sur le devant, le toit fait une saillie d'un mètre environ entre deux pro- longements du bâtiment principal, de façon à former un cou- vert. Ce mode de construction provient de ce fait qu'avant le milieu du siècle dernier, la plus grande partie du pays étant déboisée, les habitations étaient exposées aux vents froids du nord ou pluvieux de l'ouest et du sud-ouest, et les Landais tenaient à pouvoir prendre l'aii- devant leur porte, tout eu étant protégés. Il convient de signaler ce (ju'«»n api)elle la pièee de rassem- blement où se trouve le feu commun. Les besoins du ménage ne permettent pas d'éteindre ce feu pendant l'été, ce (pii rend le séjour dans cette pièce insupportable pour quiconcpie n'y est pas habitué. Il n'y a ni carrelage, ni plancher. Les autres cham- bres sont étroites, basses, humides; elles sont séparées par des madriers mal joints ou des torchis. Des lucarnes y tiennent lieu de fenêtres, la lumière du j(Mir n'y pénèti-e jamais, et le freaucoup de super.stitions se sont maintenues jusqu'à nos jours. Les devins et les sorcières avaient, il y a peu de temps encore, une influence énorme. Les Landais honoraient particulièrement certaines divinités bienfaisantes appelées blan- quettes. Pendant tout le mois de mai, on faisait des jonchées de fleurs, toute la famille y i)renait place, et le père racontait aux enfants des histoires tirées de vieilles légendes. Le Landais ne possède généralement qu'à un degré assez faible le sentiment de la religion chrétienne. Ce qui tient le plus de place pour lui dans les pratiques religieuses, c'est le culte rendu aux membres de sa fauiille disparus. C'est bien là le caractère d'une société essenliellement communautaire de famille, il faut aussi tenir compte de ce fait que, jusqu'à ces derniers temps, le clergé se trouvait gêné dans Taccomplissement de son ministère par la difficulté des communications. Les communautés familiales occu[)ant une surface plus ou moins considérable, d'ordinaire ciiKj ou six mille hectares, formaient une communauté locale appelée jadis u paroisse •>, Cettecommunauté était administrée par des syndics très souvent héréditaires. Nous avons vu à Ponteux, dans les papiers de la (Compagnie des Landes, des mentions de veuves exerçant la charge de syndic pour le compte de leui-s enfants. Les syndics, en pre- nant des engagemenls, se déclaraient responsables de leurs com- mettants. La conmuinauté paroissiale prétendait avoir sur le sol un di-oit de propriété collective. La mission des syndics consistait surtout dans la défense de ce droit de propriété qui. pour chaque famille, se traduisait par le droit de liiu-e parcours avec les troupeaux, et aussi par le droit de premh'e du bois mori pour le chauffage, et du bois vif pour les divers besoins. Les syndics avaient parfois à lutter contre les prétentions des seigneurs ipii croyaient être les seuls propriétaires du sol. Le droit acquitté par celui qui prenait du minerai était contesté aux seigneui^s par les communautés (1|. (1) Voyez l'ouvrage du baron de Diélricli sur les horycs u plusieurs troupeaux de vaches et de brebis, ainsi que de la culture d'un tout petit do- maine. Les bois de pins lui fournissent des subventions abon- dantes en bois et en résine. Au siècle dernier encore, les Landais en étaient restés à la conception de la propriété collective du sol. L'éducation au sein de la lamille ayant pour effet d'étouU'er toute initiative, les jeunes gens sont incapables de se tirer d'af- faire par eux-mêmes, ot sont obligés ou de rester dans leur famille, et d'émigrer dans des professions tout à fait subal- ternes. Voilà donc le type de famille ([ua produit la Lande. Il rst im- possible de reconnaître dans ce type le véritable (iascon. (hi n'en démêle tout au plus que quebpies traits. C'est donc ailleurs qu'il faut le chercher. C'est pourquoi, après avoir jeté un coup d'n-il sur le type de la Lande, il nous faut faire de même pour celui de la vallée. II. LUOMMK 1>K LA VALLKK. Il re[)résente le type social de la seconde région de la Gascogne. .Nous l'appellerons ainsi, bien (pi'il existe à la fois sur les coteaux et dans les vallées, et cela parce (pie le peuplement d'un pays se fait par les vallées. C est un fait aujourd'hui ac(juis à la Science sociale, et que .M. Demolins a bien mis en lumière dans les Frcinrais (/'(injourd'/tui. Lorsqu'en ell'et les coteaux étaient tout entiers couverts de bois impénétrables, les vallées présen- taient leurs rubans de verdure et fournissaient aux p.jsteurs l'herbe dont ils avaient besoin [»our leurs troupeaux. C'est .seu- lement lorsqu'on s'est senti à l'étroit dans les vallées (jue l'on a entrepris le travail ingrat du défrichement des coteaux, lue vieille charte citée par .Marca Jlistoirv du lU'unn, p. \'1{\ est parti- culièrement slgnilicative. Voici en ell'et, entre autres choses, ce (jui y est stipulé : « Scd ibi habitnnirs habrant omnia sua, in itacr, lurgatn vl /ibrruni //rrnfiaui auijtlificandi agrkulturna et plunta- finnf.'i a dccursu ui^u.r Hff>\i\ ust^ur ud summn lunufls. » ESSAI SUH LE TVI'E GASCON. .'i27 Les vallées qui forment réveûlail si caractéristique dont nous avons parlé plus haut sont les vallées des cours d'eau alimentés directement ou indirectement par les glaciers de la cliainc des Pyrénées. Parmi ces coursd'eau, en etiet, les uns, comme TAdour et les dilïérents gaves, viennent directement des Pyrénées, et leurs vallées supérieures, se confondant presque, forment la magnifique plaine de Tarbes. Au contraire, la Baïse, le Gers, la Save et d'autres cours d'eau moins importants descendent du plateau de Lannemezan qui est comme un amas de graviers sté- riles formant un éventail à l'est de la plaine de Tarbes. Ces vallées sont séparées les unes des autres par des coteaux de faible hauteur et donnant eux-mêmes naissance à d'autres cours d'eau qui viennent naturellement se déverser dans les rivières que nous venons de mentionner. On comprend alors que les com- munications soient faciles d'une vallée à l'autre, et que le pays tout entier forme ainsi une véritable unité géographique. La constitution géographique, tout comme la constitution géo- logique de ces coteaux et de ces vallées, présente certaines va- riétés : ici une partie de telle vallée est sablonneuse; un peu plus loin, le sol est formé de riches alluvions. Le flanc de tel co- teau est très calcaire; de l'autre côté, c'est l'argile qui domine. A tel endroit, la vallée est très large ; à tel autre, elle se rétrécit. Une étude complète du pays devrait nécessairement comporter la description de chaque vallée avec celle des coteaux qui la bor- dent : un tel travail dépaisserait notre but, qui est plus modeste : En outre, il nécessite un très grand nombre de monographies de familles. Nous nous contenterons de constater les caractères les plus généraux de la population de ces vallées, laissant à d'autres le soin de compléter nos observations et de les préciser par l'examen détaillé de telle ou telle variété particulière. De cet ensemble de vallées, nous devons éliminer les vallées des gaves tributaires de l'Adour, et qui constituent le Béarn. Là, en effet, par suite de la hauteur des contreforts des Pyrénées, les communications entre les vallées sont moins faciles. De plus, le double voisinage de la mer et de la chaîne des Pyrénées, en- traînant l'extrôme variabilité du climat, a rendu la culture à la 3:28 LA SCIKXCE SOCIALE. lois plus pénible et plus aléatoire. L'art pastoral a i:ardé là une partie de son ancienne importance. Ail contraire, dans les vallées (jui constituent ce qu'il est con- venu (r.'ippclcr la C.ascoene, on pouvait se livrer avantacreuse- nient à la culture. Ces vallées étaient souvent étroites et les coteaux qui les dominaient étaient couverts de bois. On n'avait donc ([ue des pAturages très restreints, et ces pAturag-es étaient disputés par les bergers de la montagne qui. depuis un temps immémorial, ont l'haljitudc de venir hiverner dans les vallées. Le défaut d'espace a donc produit son efl'et connu : on a été obligé de se mettre à la culture. .Mais, ici, la culture est plus com})liquéc que dans la Lande. Le sol de la vallée est fait sou- vent d'un mélange d'argile et de sable appelé dans le pays boulbène. qui durcit pendant la sécheresse et devient ainsi im- pénétrable pour la charrue. Il faut le labourer peu de temps après une pluie, avant qu'il ait eu le temps de durcir. La culture du blé exige des laboui-s profonds et répétés. Plus on laboure, plus la terre est meuble, et plus il y a de chances pour que la récolte soit abondante. On est donc encouragé à labourer, et à labourer le plus possible. Les communautés pastorales, une fois pliées à la culture par les nécessités du lieu, constituent des exploitations dont la con- tenance varie de 1(» à l'y ou li) hectares, et (pii sont aujour- d'hui des métairies. C'est plus que l'exploitation de la Lande, parce que dans la vallée il ne faut pas compter, ou presque pas, sur l'art pastoral. C'est toutefois de la culture ayant pour but la satisfaction des besoins de la famille. Naguère, même au temps de la prospérité, avant la crise économique <*t la ruine des vignobles, beaucoup de métayers se trouvaient satisfaits s'ils pouvaient nourriileur famille et faire la part du maîirr. Ils ne consentaient pas à s'imposer h» moindre surcn^it de travail en ^ ne de tirer du sol un rrvt'iiii supplémentaire. I»ans ces métairies, le fiers environ de la surface est planté eu vignes. Les prairies et les pAturages occup»>c>— A QUELS ÉGARDS IL EST RESTÉ SAUVAGE Los voyageui-sct les i-('lif:icu\ IVaiiraiscjiii explorèrent le Ijas^iji (lu Saint-Laurent au conimonconiont du dix-septième siècle trou- vèrent cette vaste région occu[)ée [)ar deux races distinctes d'aborigènes : lesx\lgonf[uins. chasseurs nomades, étaient répan- dus sur le cours inféiieur du Meuve et partout le liant pays du Nord; les llurous-Imcpiois, de mo'urs j)lus sédentaires, tirant d<' la culture uue partie de leur subsistance, et jouissaul d'uue orgji- liisation sociale mieu\ «N'Iinie. étaicMit lixés sur le cours supérieur du tleuve, dans \o pays des grands lacs Ontario, Érié, Huron. La lacc linronne-iroipioise comjirenait ici (piatre groujjcs j)rin- cii>au\ : les llnrons, au nord du lac Ontario; l<>s Irnipiois. an sud de ce lac; les Neutres, an nnrd dn lac Erié; les Chats, nu Ériés, au sud dn même lac (1). Vers l'année 1(>,')0. à la snile de guerres longues ef cruelles, les Hurous lurent com[)lètemenl défaits par les ir<»quois, el les déltiis . (1) Voir la carto ci-contre. LE lllRON DE LORETTE. 33:) .'{.'{() LA SCIENCE SOCIALE. Il 111 a paru, ou etlut, (|u il y aiiiait un iutérèt scientifitjuo à se rouih'o compta sur place de l'état social présent de co Hurun de Loretto; à déterminep avec exactitude à (|uels ée^ards et dans quelle mesure il est resté sauvage , à (juels égards et dans quelle mesure il s'est transformé; en d'autro tormes, à reclHMclicr lo sens et \i'< causes — c'est-à-dire la Ini — de son évolution soci.de. I. A LA LIMITF l)K LA ZONK IKRTILF. KT h\ IIMT !' VV>i LALItHMIKN. Lorette (appelée aussi la Nouvelle ou la .leuiK- I.orette pour la distiiii^ucr de l'Ancienne Lorette, villai:e \(»isin) est située sur la côte nord du lleuve Saint-Laurent, à \:l ou IV kilo- mètres de l;i rive, au noi'd-ouesl de la \ille de Ouél»ee. Le village occupe la crête d'une tl, assez profond du reste, est liénéralement inaiure. sa- blonneux. Il a ét('' défriché en partie, mais la culture n'y a i:uère prospéré. Lors([u ou remonte le cours de la ri\ ière Saint-Charles <'ii airièie de I.orette, (»n lie \<>if jias de l'eruies. mais seulement des Miassils de sa[>iiis de [)etite taille et les maisons de j»lai- sance de (pielques hourffoois de (Juéhec. Puis, à l'arrière-jilan. fei'maut l'Iiorizoïi .m nord et au nord- «'St, se dresse la masse L:ris(« et IdeuAtre des montai.'"nes aux flancs rocheux ou \ crdoy.iuts. Ce sont les sommets avanci's du haut pays lauri'iilien, i Ir.ivaiix du Si'rvirc ;;fnlo;ji(]U(« du Canada, nolaiiuncnl, dt* la c.irle di's n.'|'nl> su|n'rlui(Ms cntu' li' lac supérieur el liaspé i Allas de ist.ii el de la carie des Formations géoloiiiques de la provinre de Quéltcc, allacliee au rapport de l»«7de.M. Klls. LE IIL'HON m: LORETTK. 3'?7 locéan Atlaiiti({ue, interrompu seulement parla vallée du lac S.aint-Jean. Surface accidentée, rochers granitiques, sol rare, peu profond, souvent peu fertile; immense forêt à peine entamée parla culture, où dominent les conifères et où naguère foison- naient lesbètes à fourrure. C'est un tout autre pays qui s'oltre à nous lorscjue. du haut de la terrasse de Lorette, nous tournons nos regards du côté de Québec et du ileuve Saint-Laurent. A nos pieds s'étend une plaine évasée, large de 10 ou 12 kilomètres, au fond de laquelle la rivière Saint-Charles déroule paresseusement ses méandres. Le sol de cette basse vallée est profond, fertile, pro- pice à la culture. Nous voyons apparaître successivement, sur les terres franches qui bordent la rivière et couvrent les coteaux voisins, les belles fermes de Saint-Ambroise , de l'Ancienne Lorette, de Charlesbourg, de Sainte-Foye et de Beauport, derrière lesquelles surgissent les faubourgs de Québec. Les confortables habitations, dont les murs blanchis tranchent sur la verdure, les villages coquets qui animent la campagne, les églises aux vastes proportions, tout indique la richesse du bas pays, l'aisance de ses habitants. Ainsi donc, ce qui d'abord frappe l'observateur à Lorette, c'est sa situation au point de jonction de deux contrées très dissem- blables par le relief et la composition de leurs sols et par le caractère de leurs productions naturelles. Au nord, une vaste région montagneuse et forestière, peu favorable à la culture ; au sud, une bande étroite de plaine fertile. Cette situation géographique des Hurons de Lorette est très semblable à celle qu'occupaient leurs ancêtres au nord du lac Ontario (1). Il paraît assez certain que, vers la fin du seizième siècle, peu d'années avant l'arrivée des Français, les bourgades huronnes étaient parsemées depuis l'emplacement actuel de Toronto, à l'ouest, jusqu'à la baie de Quinte, à l'est, et depuis le lac Ontario, au sud, jusqu'à la baie Géorgienne, au nord. C'est ce que Champlain lui-même sendjle indiquer, et c'est ce (Ij Voir la carte. 338 LA SCIENCE SOCIALE. ([ir<''tal)lissciit les fouilles laites, ces années deinières, par les archéol()i:ues de l'Ontario 1;. Mais lorsque Cliainplain visita leur payseu IGlô, 1<'S llurons avaient été ,i;raduelleiiu'iit icfoulés par les Iro<[uois vers l'extrémité uonl-ouest du territoire ci-dessus délimité. Ils n'occupaient plus (juc l'étroite péninsule comprise entre les lacs Wentaron (aujourd'hui Siincoe) et Coucliicliinir et les baies de Matchedasli et dr Noltawasaga, au fond de la baie Géorgienne. Or ce coin de pays, habitat (h's anciens lliimus. bien ([iic situé à '^00 milles à l'ouest de Lorette, et de i.jO niilb's plus rapproché (jue Lorette de léquateur, ne s'en trouve pas moins, comme Lorette, à la lisière de l'immense formation grauiti«iue laurentienne, avec, d un rôtc, un \aste territoire de chasse, et (le lautre, une plaine au sol prol'oml, favorable à la culture. Chainplain et les premiers explorateurs (|ui, aj)rès avoir remonté l'Ottawa et son tiilmtaire la Mattawa. s'engageaient dans le lac Ni[)issiug et la rivière des Krancais, et, par le«^ rivages de la bail' C.éorgienne. atteignaient entin b's bourgades huronnes du lac Siincoe, étaient impressioniK's [)ar In be.uil»- et la |)ro- ducti\it('' de (■<• pays, si ditférent de la contré»' rcjcheuse et sauvage (|n ils venaient de traverser. Ils nous décrivent en termes admiratifs ce pays des Murons, avec ses clairières, ses coteaux sourceux, ses arbres fruitiers, ses champs de maïs, de soleils el (le citi'ouilles, ses \ illaf:es [)opul<'ux. Le sol, un peu léger peut-être, est bien ada[tte. nous disent-ils, à la [)roduction du maïs (2). Cette situation des anciens limons était avantag"euse, elle rt'pondaif bien an\ denv principaux moyens d existence des populations de ce type, chasse et culture. La (liasse a\ail |»p. :»:, 30, 31. llreboul, liclalions des Jésuites, IG3J, p 3i. LE IIL'KON DE LOKETTE. lïM) — de retraite an yibior de toute espèce. Tout à coté du pays des ancieus Hurons est la contrée de MusUoka, grande réserve giboyeuse et poissonneuse de l'Ontario, recherchée des touristes et des « sportmen ». D'autre part, la culture était favorisée par le caractère suf- lisamnicnt fertile et facilement (vxploitable des sols de la plaine formant bordure à cette partie de la région laurentienne. Les comtés do Simcoe-Est et de Simcoe-Nord, (]ui renferment la plus grande partie des établissements hurons de la période précédant immédiatement la dispersion, comptent à Iheure qu'il est une population agricole, industrielle et commerçante de plus de 05.000 blancs. Ce sont des sections florissantes d'une province très prospère (1 ). Mais il faut signaler une dillérence dans les situations de nos deux groupes. En ce qui regarde les conditions climatériques et la productivité du sol, les anciens Hurons étaient mieux par- tagés que ne le sont leurs descendants de Lorettc. Pour s'en remk'e compte, il suffira de rapprocher la description que nous venons de donner du pays des anciens Hurons de celle que nous avons faite de la terrasse au nord de Québec. En eiiet, si les Hurons de Lorette sont encore dans la plaine, ce n'est plus dans sa zone fertile qui longe le fleuve; c'est sur la terrasse sablonneuse qui confine au pays montagneux et participe dans une mesure de la nature de celui-ci. Car, par suite de la rareté et de la maigreur générale du sol de la terrasse, la population ne s'y est guère agglomérée et la culture ne s'y est que peu développée. C'est la concurrence des blancs établis sur la zone fertile de la plaine qui a relégué nos Hurons sur cette bande de terrains pauvres. De fait, nous allons voir toute l'évolution sociale des Hurons de Lorette se faire sous lenqiire des influences, parfois divergentes et parfois convergentes, émanant de l'un ou de l'autre de ces deux milieux : le bas pays agricole, industriel et commerçant; le haut pays, sauvage, difficilement transfor- mable, réserve de productions spontanées. (1) Recensement du Canada, 1891, t. I, p. 06; t. IV, p. (j6, 174. -iW LA SCIENCE SOCIALE. II. — LE DIX.VISSEMKM 1>K LA CILTLRE. Do UuOIxîC à Lorcttc par cliciiiiii de fer, il ne faut (jiruiio deini- liciire. (domine nous eufi-ez eu i:are, vous apercevez ù votre ,i:auclie. entre la voie ferrée, le grand chemin et la rivière Saint- (Charles, quel<[ue soixante maisons agglomérées. C'est le village, le principal groupement des Murons de Lorette. Ces llurous du village ne comptent aucunement sur la culture pour leur sulisistance. Uien ici pour rappeler ces champs de maïs, de fèves, de citrouilles, d'hélianthes, attachés naguère à tous les villages luirons. A Lorette, les habitations, disposées le long d'étroites ruelles et très rapprochées les unes des autres, sont prescjue toutes dépourvues de granges, de remises, aussi hien (jue de cours et de jardins. Les lluroiis du xillage négligent même de tirer j)arti de ces tacilités que le séjour à la cam[)agne met à la i)ortée de tous. Trois ou (juatre lamilles seulement ont une vache et quehpies [)ouh's. Les autres achètent jusipi 'au lait, aux œufs, aux légumes, au pain (ju"elles consommeuf. l ne seule garde des chevau\. Mais on m informait (pie, sur une « ré.serve » éloignée du vil- lage deiiNJi'on :] Uiloiuèlres. ji" trouverais tpiehjues familles huronnes établies sur des terres, lu malin donc. Je partis à bicvcletfe : je suivis la 1:1 ande rue du villaire français de Saint- .Vmbroise. attenant au \illaue hurou. Puis, descendu dans la basse plaine. j<> pédalai le l(»ii:; il'uiie rangée de bonnes fernu'S canadieniu's-francaises. et, décrivant une courbe, je me retrouvai bientôt sui une hauteur sablonneuse. C'était le cominencciiient de la rés(M've des sauvages. Ke sol de rclt(> partie (II- la terrasse uie [larul èlre un >ablc gris, sans ctuisistance et de faible lerlilile. I. expbutation qu'on en faisait était aussi médiocre. Tandis (|ue dans le bas pa\s m'apparaissait une (dialue île bonnes installations rurales, en- tourées de Ncrdoyanles prairies, dt« tullures Nariees, je u api'r- cevais autour de moi. sur la n'siM'M*. t|u un |)etil uombiu» de LE llL'RtiN HE LORETTE. .'} î 1 pauvres masures, de uuiiures prairies envahies par la margue- rite, resserrées par une forêt d'arJjres rabougris. Ma première rencontre lut celle d'un vieillard occu})é à lé- parer la clôture le long" du chemin. Je lui demandai où com- men(;ait la réserve des Hurons. « Vous y êtes, Monsieur ». me répondit-il. — « Alors, vous seriez un sauvage? » — « Non, Mon- sieur, sans vous démentir; moi, je suis Canadien, habitant de la paroisse voisine. Les sauvages nous laissent passer sur leui- réserve, à condition de nous charger des travaux du chemin. C'est comme ca que je me trouve aujourd'hui à réparer leur clôture. Mais si vous cherchez des sauvages, tenez! en voilà un ({ui vient. » Et le petit vieux me montrait un homme au teint vermeil, aux yeux bleus, avec quelque chose de la mine d'un militaire anglais, et qui. sur sa charrette à dend chargée de fagots, se dirigeait de notre cùté. Lorsque le sauvage fut arrivé à nous, le vieux l'interpella, ajoutant d'un ton goguenard : « Case dit sauvage, Monsieur, mais ça l'est pas plus que les autres. » ^Xous verrons qu'il se trompait.) — « Croyez-le pas, » dit le nouveau venu, « on est des Hurons ; même que c'est nous autres qu'on est les plus purs par icite; et puisque vous vous intéressez à nous autres, venez voir mon vieux père, qui de- meure ici tout près et qui va vous tUre comment sont toutes les atfaires. » La famille dont je fis ainsi la connaissance avait pour chef Thomas Tsioui, un octogénaire, dont les traits fortement accusés me parurent avoir retenu quelque chose de la physionomie mongoloïde. Le vieillard m'exhiba avec orgueil une médaille d'argent frappée à l'effigie de Georges IV; il me montra au mur de sa chambre à coucher un portrait du même roi d'An- gleterre. Michel Tsioui Téacheandalé. père de mon hôte, avait reçu ces marques d'estime royale à l'occasion d'un voyage qu'il fit à Londres en 182i. en quahté de chef et délégué des Hurons de Lorette. Au moment de ma visite, il n'y avait pas plus de cinq ou six ans que Thomas Tsioui habitait la réserve. Auparavant il avait eu son domicile au village même de Lorette, où il se T. \xxn. 23 ."{42 LA SCIENCE SOCIALE. livrait accessoircinoiit ;ï la rabrioatiou des raquettes et des mocassins (souliers de peau d'élnu . A partii- de sa seizième année, sa vie s'était éf<»ulée surtout dans les hois. à la pour- suite «lu gibier, ou à guider sur les livières et les lacs, à travers les montagnes, les partis d'explorateurs, ou les amateurs de ])èche et de chasse. Il fut en son tem[)s coureur émérite. M.iintes fois, lors des fêtes [)u])li(jues à Montréal ou à Québec, aux plaines d'Abraham, sur des parcours de dix ou quinze milles, il avait lutté de vitesse et d'haleine avec des coureurs blancs ou indiens. Jamais il n'avait été défait; jamais il n'avait « trouvé son maître ». De sa fenune Louise IMamondon, issue du mariage d'un Canadien franeais et d une lluronne de Lorette, il eut seize enfants. Dix sont encore NJv.ints (juatre tilles, six garçons). Ceux-ci ont hérité à des degrés très divers du goût du pén- pour la chasse et de sf>n aplituillage d«» Lorette. pour s'établir >ur les terres de la réserve, où. {»ln- sieurs années aupai-avant. un de ses oncles était venu se lixei'. Guillaume était avant t une année. Précédemment, il avait pa-^sé cin(| ans à l,ou«dl (Massachusettsi, terrassi«M' >vnr les chemins de 1er. Uappelé à Loi-ette. à l'occasion de la maladie dernière de sa mère, il r('>solnt de ne plus r(>tourner aux Ktals-l'nis, où le lra\ail dejournalier lui a\ail paru par trop p«''nible. Il préféi'a demeur(M' sni' la r«''sei\«' en de|)it de la difliculfé d y trouv«'r à gagner sa vie. (ieorges est chasseur et cour«nu', moins bon c«>ureui', toutefois, «[ue certains de ses frères, et notamment LK IIURO.N UE LôRETTE. M'S AllVed. Albert, un autre des fils du vieux Thomas Tsioui, est un valétudinaire. Sa femme, modiste au village de Saint- Andjroise, tout voisin de Loretto, pourvoit par son travail à la subsistance de la famille. Michel, Ai;é de vingt-sept ans, le plus jeune des garçons, n'est pas chasseur du tout. Il demeure avec son père, sur la réserve, et laide à vivre. Son métier est celui de garçon bou- langer; cest-à-dire que de temps à autre il donne des journées à pétrir la ptVte chez Jean Durand, boulanger de Saint-Ambroise. Une des filles, Alice, demeure aussi chez son père, dont elle tient la maison, qu'elle soigne sur ses vieux jours et quelle aussi aide à vivre. En 1892, elle reçut, à Montréal, un diplôme de l'Académie de coupe de robes de M""^ Etliier, suivant « la règle systématique du tailleur français ». Je vois dans la chambre principale deux machines à coudre, des patrons, etc. Une autre fille de Thomas Tsioui a épousé un Canadien-Français, du nom de Lemieux, établi sur un lopin de terre voisin dans la réserve des sauvages. Une troisième a épousé son cousin- germain, Stanislas Tsioui, du village de Lorette, dont il sera question plus tard. La quatrième lilLe, veuve, est aujourd'hui en service de garde-malade à Montréal. La culture à laquelle se livrent les six ou sept familles de Tsioui habitant ici, est des plus rudimentaires. La réserve est encore presque toute couverte de bois ou de broussailles. Chaque ferme comprend au plus dix ou douze arpents dé- frichés, sur lesquels, au moment de ma visite, on n'apercevait, à part un petit jardin potager et un petit champ de pommes de terre, qu'une prairie de foin très pauvre. On ne sème de grain que très exceptionnellement. Le troupeau comprend une vache (rarement deux), peut-être un cheval, un porc ou deux et quelques poules. Chez le lils Joseph Tsioui, j'observai une grange-étable assez spacieuse, comparée aux réduits tenant lieu de bâtiments sur les autres terres de la réserve. Cette grange, me dit-on, avait été construite au moyen d'une corvée organisée par les gens du voisinage, à la suite de l'accident dont Joseph avait été la vie- ;{i'j LA SCIENCE SOCIALE. tinio. Au rosto. IVvploitation du sol n'était pas ici plus intense «ju ailleurs. In cheval cf une vache formaient tout \r troupeau; mais, en revanche, trois ou ([uatre de Lorette, il n'en est plus ainsi. La culture par les femmes est disparue; (|uant à la culture |)ar les hommes, k la manière des blancs, elle n'y a pas encore pris [)ie(l. Les Ilurons de Lorette sont aujourd liui moins cultiva- teurs (|ue n'étaient leurs ancêtres des bords du lac Simcoe et de la baie (léorcienne. (Juelle est la raison de (<' délaissement de la culture.' Nous la trouvons (laii> la nature du inili(Mi physicpie jointe à la concur- rence des blaïus. La culhire haditionnelle des Ilurons était ru- dimeutaire : elle se réduisait à la |ti'oduction par \cs femmes de léirumes el de maïs pour la eousommation domesti({ue. Pas de bestiaux; j)as d(> bêtes de somme ou de trait. Dès lors, ils n'étaient |»as à même d'obvier |»ar les Ininures à l'épuisement du sol. ni d'allei- clMM-cher très loin leur coml>usfible. Il leur fallait chan,:;er remplacement de huir villaire dès (|ue la fertilité LE HlHON DE LORETTE. ."î 15 de la terre et la rt'servo de hois de chauffage étaient épuisées dans un rayon assez rapproché. Dans leur ancien pays de la Ijaie Géorgienne, ces déplacements périodiques pouvaient s'ef- fectuer sans grand incoiivénicnt pour eux. Mais il en fut autrement aux environs de Uuéhec, où la zone arable est étroite et la montagne rapprochée, et où cette zone arable se trouva bientôt tout occupée par des colons français, avides de terres. A chaque déplacement des Hurons, la chaîne a viande de caribou (le renne du Canada) est recliercbée des sauvages: mais sa peau n'a qu'une faible valeur. Olles de « l'orignal », ou élan (a/ce.« americanus) se vend bien trois fois plus cber ; mais l'orignal est devenu rare en ces parages. Pour le trouver, les chasseurs de Lorette doivent travei*ser le fleuve Saint-Laurent et atteindre les l)lateaux du Nouveau-lîrunswick et de J'Ktat du Maine. Cette diminution en nombre et cet éloignement du gibier sont la consé(pience de ragirbunération des blancs sur la zone fertile bordant le fleuve et de leur lente inliltratiou dans le pays mon- agneuv. Depuis ([uellaignireiit amèrement à moi de la restriction arbitraire «le leui-s ancieM^ pi-ivilèges «le chasse par les blancs. Les cha-^seni's du village s«)nl dans les mêmes sentinu'uls. Peu «le lemp> aj)iès mon arrivée à Lorette. je lis la connaissance de haiii«d Ci-os-Louis. d«)nt je louai les services pour une petite excursion sur la i-ivière Saint-Charles. Kt c«>mm<\ à la biune, nous remontions le cours «h' cette piltorcscpu' LE ni RON r»E LORETTE. 3 47 rivière, dans le bruissement mystérieux des eaux, et sous lom- bre épaisse des sapins de la rive, mou sauvage, en des termes, sinon toujours délicats, du moins très expressifs, me lit part des misères des pauvres Murons, dépouillés de leurs territoires de chasse par la rapacité des blancs. Gros-Louis ne me[)arut pas avoir une estime démesurée pour l'habitant, l'homme du travail pénible et suivi de la culture; celui-ci, à ses veux, est évidemment bien inférieur au sauvaee, ou même au « mossieu » qui aide au sauvage à se tirer d'af- faire . On a pu observer précédemment que le matériel de chasse des Hurons de Lorette consiste en 75 fusils et 550 pièees d'acier, soit sept ou huit pièges pour un fusil. Cette disproportion peut s'expliquer, sans doute, parla nature même du gibier, générale- ment de petite taille et recherché uniquement pour sa fourrure, que le plomb du chasseur pourrait déprécier. Mais il faut aussi y voir, à mon avis, une déformation de la chasse déterminée, eu partie du moins, [)ar la diminution en nombre du gibier et la restriction du parcours signalées plus haut. Le mode d'exploitation des productions spontanées s'est dé- formé dune autre manière encore. Directement, la pêche et la chasse procurent aux Hurons des recettes à peine supérieures à celles que fournit la culture: mais indirectement, par l'exer- cice du métier de guide, elles leur assurent plusieurs mille dollars de revenu chaque année. Le guide indien accompagne les partis de « sportmen » aux lieiLX de chasse et de pèche, ou encore les arpenteurs officiels dans leurs voyages d'exploration. Il reçoit pour ses serA-ices 1.25 dollar (à peu près 6 fr. 50) par jour, sans compter les -siivres. le tabac et le ^vhisky pendant toute la durée du voyage. C'est l'occupation favorite de Daniel Gros-Louis, de son frère Xavier et de nombre d'autres Hurons. Ainsi la chasse et la pêche ont conservé, dans le régime du travail à Lorette, relativement plus d'importance que la culture; mais c'est en se déformant, en devenant une sorte de service de domesticité. Le premier effet produit sur les Hurons par le voisinage et :{i8 LA SCIENCE SOCIALE. la concurrence des Jjlancs avait été. on les rejetant vers la nion- tnene, de les éloigner do la culture, de les engager plus com- plètement dans la simple récolte des productions spontanées. Le .second effet (]e ce voisinage. iuais(pn se produisit boaucou]) plus tard rpie le [)remier. fut (\o roiidio la chasse, la pécho <^t la cueillette moins fructueuses, le gibier, notamment, se faisant plus rare, et s'éloignant à mesure (pie s'étoiidai vendre divers menus articles do lotir fabrication : objets de fantaisie, en bois on en foin (rôdeur, faits à la main, tlèebos. arcs (>n miniature, petits étuis on éventails de (•oiilours variées, minuscules canots montés |)ar des sauvages Ar taille lilliputienne. I.a plus i:rando do ces enfants était une lillette <1(> luiil on dix ans. an teint lé- gèrement olivtUro, aux < lioveux plais ot noirs, aux veux lies noirs aussi, fort avisée, et s'entendant bien déjà à faire 1 aitiile. Klle me conduisit chez son père. FM'udont Tsioui. où, dans la plus grande chambre de la maison. j«' [)us admirer tout un étalage de jouets, Av bibelots, de paniers de fantaisie. Houx Murons étaient occupés à oonslrnire. (>n annexe à la maison, un petit bAlimont destiné à s(>rvir de magasin ot de bouticpic pour la vente de ces f>bjots. In troisième. tiancpiilbMnont assis et sans Iroj) se presser, préparait à laide d'un eonloau des ron- delles d(> bois ipio les feniines et les jeunes lilles devaient uti- liser dans la confeclioii des articles imlions. b(>s « disses » de LE HIRON DE LORETTE. 340 fivnc, employées pour le même objet, sont faites à la plane, sur le chevalet. Nombre de familles, à Lorette, se livrent à nette fabrication. Los produits sont en partie détaillés sur les lieux, en partie vendus en gros aux marchands des grandes villes, ou encore colportés par les Hurons eux-mêmes dans les centres urbains et aux stations balnéaires. Notamment, Elisée Tsioui m'expliqua que chaque été, lui, sa femme et ses enfants, pourvus d'un as- sortiment de paniers et autres articles indiens, allaient passer phisieurs semaines à la iMalbaie, à Cacouna ou à la Rivière-du- Loup, sur le bas Saint-Laurent. Rien qu'en se promenant par le village, on relève à tout ins- tant la présence d'une industrie caractéristique. Ici, chez lo Huron Gaspard Picard, je vois à sécher sur le mur de la maison, à l'extérieur, la peau d'un vison, ainsi que l'enveloppe et le sa])ot d'un long pied fourchu de caribou. Vn peu plus loin, chez Paul, le Malécite, c'est un canot fraîchement peint qui s'étale au soleil. Ce canot n'est pas d'écorce de bouleau (il ne s'en fait plus (pie raromoiif aujourd'hui, l'écorce de bonne qualité n'étant plus assez commune); c'est un canot de grosse toile. A peu près vingt-cinq de ces canots de toile sont fabriqués et vendus cha- que année à Lorette. Chez Etienne Gros-Louis, on me montre de jolis ouvrages en poil d'orignal, et, dans la plupart des maisons, je trouve des femmes occupées à broder, coudre ou assembler les diverses pièces des « mocassins » ou souliers sauvages, tandis que les hommes préparent les peaux ou confectionnent des ra- quettes. Bientôt je me rends compte que ces habitations liuronnes sont autant d'ateliers de travail, de foyers de travailleurs exécutant diverses taches et fabricant divers objets, soit à leur compte particulier, soit pour le bénéfice d'un patron qui fournit la ma- tière première et paie la main-d'œuvre à la journée ou à la pièce. De ces industries, la plus importante est sans contredit la pré- paration des peaux, jointe à la fabrication des mocassins. Elle se trouve centralisée en trois établissements principaux : celui de Ross, celui de Cloutier, celui de Bastien. .■{50 LA SCIENCE SOCIALE. Ross est un inarchand, Écossais d'origine, ([iii a fait l'acquisi- tion de rétablissement d'un Huron récemment décédé, Philippe Vincent. Cloutier est un Canadien français qui a épousé une Huronne de Lorette, veuve Tsioui. Avec laide de sa femme et des filles quelle a eues de son premier mariai:*', il tient, proche du villaiie huron, un hcon(lair(>s du mocassin. La [)eau de vache n'est utili- sable (|u<' dans la confection des raquettes. De sorte cpie lin- dustrie des mocassins de Lorette s'approvisionne aujourd'hui de matière première presque entièrement à l'étranger. Les peaux sont d'abord mises à ti'emper dans leau. (^hez Cloutier, pour cet objet, on se serf d'une simple boite enfon- cée dans la terre eu ])lein champ, lue fois suflisamnuMit péné- trées par l'eau et ;nii(dlie>, les j)eau\ sont reportées au hangar. Au iuo\(Mi thi L:iattoir. (»u (Milève la couche inférieure adhé- rente aux chairs, et la premier*' couche extérieure a\ee le> poils. Ces déchets seront plus tard vendus à des fabricants de colle forte à Montréal. Les peaux sont ensuite lavées dans de fortes savonnures, puis mises à sécher sui" des échafauds ou chantiers. Le chantier de séchage sm- lecpnd les peaux à divei's LE IIURON DE LORETTE. 351 états de préparation se balancont au vent, est caractéristique de Lorottc; il frappe [)art()ut la vue, aux aJjords du village comme dans le village môme. Les peaux sont alors humectées d'huile de morue, passées au papier sablé et finalement fumées dans un petit bAtiment spécial, send)lable à ceux qui sont usités pour le fumage du jambon. Au sortir du four, les peaux, devenues souples, veloutées, odorantes, sont portées à l'atelier ou « boutique » du patron pour être taillées. C'est Cloutier lui-môme, à l'aide d'un couteau bien tranchant et de formes en bois, qui taille les diverses piè- ces requises pour la confection du mocassin : hausse, pointe, dessous. Il faut une certaine habileté pour tirer de chaque peau le meilleur parti, pour en obtenir le [)lus grand nombre de hausses, de pointes ou de dessous, avec le moins de perte pos- sible. C'est bien là l'opération centrale et la plus importante de l'industrie, celle dont le patron se charge, ou qui s'exécute par des ouvriers expérimentés sous sa surveillance immédiate. Ces pièces, une fois taillées, sont distribuées entre diverses familles du village, où certaines femmes se chargent de broder les pointes en poil d'orignal teint de diverses couleurs voyan- tes, tandis que d'autres s'occupent du « plissage » des dessous, et que d'autres encore ont la spécialité de coudre ensemble hausses et dessous. Pour chacune de ces opérations, broderie, plissage et couture, les ouvrières sont payées à la tâche, au taux de 25 ou 30 sous la douzaine de paires. Elles peuvent gagner ainsi de 30 à 50 sous par jour, et même deux fois cette somme, dans les cas où la machine à coudre peut être employée. Aussi nombre de Huronnes ont-elles fait l'acquisition d'une de ces machines. Les mocassins sont alors reportés à l'atelier du patron, où, au moyen de trois petits appareils assez simples, les bords libres des hausses sont perforés, les œillets et les agrafes posés. Des lisières enlevées de la peau pour en égaliser les bords, on obtient les lacets. Il n'y a que les plus petites rognures qui ne soient pas utilisées. Finalement, les mocassins sont empa- quetés et expédiés au loin. Ils sont vendus en gros à des mar- 332 LA SCIENCK SOCIALE. cliands dans la plupart dos grandes villes du Canada et des États-Unis. Il en est expédié jusqu'au Kiondike. Létablissement de beaucoup le plus considérable ([u'il y ait ici poui- la préi)aration de })eau\ et la confection de mocassins ou de raquettes, est celui de Maurice Bastien. Ses ateliers, ses liangars, ses chantiers de séchage couvrent une gi-ande pai-tie de la coniniune de neuf arpents, attenante au village huron. Plusieurs hommes, sous sa direction, sont constamment em- ployés à [)asser les [)eau>: par les divers procédés de prépara- tion, tandis (pie d'autres en firent les pièces destinées à la confection des souliers. .V certains moments, nous trouverions cIk'/. lui des équipes nombreuses confectionnant des racjuettes, ployant et recourbant les minces cerceaux de bois, les i^diant par un réseau serré de lanières. .\ond>re d<' femmes du village travaillent à son compte, et parfois juscpi'à cin([uante p terre dune cin(piantain«* d'arpents cpiil a achch'-c et dérrichcc. 11 \ ri'colte, ann<''e moy(Muie, à [)eu près l.")0 minots d'avoine et de sarrasin et 20 tomu's de foin. (»l elle lui fournit, en outre, le pAtui'ai:e pour neuf \aches et (piel([U(>s chevaux. C'est l'intention de •M. Bastien (]U un d<' s(>s fils au moins se fasse cultivateur, l ne e\périenc«* intéressante (pi'il pouisuil en ce moment |)oui' le conq)le de la maison Kne pour la première fois, <'st surpris d y constater ce (h>veloppennMil de la fabi'icaliou. H ne Noit [)as bien comnient c(> moyen d'exisf(>nce se rattache, d'une part à l'elaf social antérieur de la race liur()nn(\ Ar lau- LE III RON l>E LORETTE. 353 tro aux oouditions de sou présent habitat. Voyons un peu de quelle manière ce phénomène s'est produit. Il est vrai que les Huions vivaient principalement de chasse, de pèche, de cueillette et de culture. Les jeunes hommes étaient chasseurs et .unerriers. les vieillards faisaient la pèche, les femmes travaillaient la terre. Mais, en outre, les Hurons étaient au courant de nonihicuscs petites industries domestiques. Les hommes savaient cnnshuire ces longues huttes d'écorce. au toit arrondi en lonue de tonnelle. Ils se confectionnaient aussi des arcs et des llèches, des rets à pécher, des haches de silex, des canots et des traîneaux d'écorce. des raquettes et des crosses pour leur jeu national. Les femmes huronnes savaient moudre le grain, fumer le poisson, filer le chanvre sauvage qui servait à faire les rets; elles savaient aussi préparer les peaux de cerf, en confectionner des mocassins, qu'elles brodaient avec art. et de la fourrure du castor, du porc-èpic, etc.. elles tiraient divers articles de vêtement 1). Et si, dans quelques-unes de ces industries, les Hurons n'é- taient pas aussi habiles que certains Algonquins de leur voisi- nage, d'autre part, ils surpassaient ces derniers par ra2)titurication (liez les Murons de lurette, remonte à ISi;). (Temoij-nages recueilli-i |>ar une rommission de rAsseiiiblee lépislalive du Ras-Canada. IM'.t-Ji. Notons, en passant, un lait ipii ntet Itien en relief une loi sociale déjà signalée ilans cette revue. Tout à côté du villape liuron de Lorette, séparé seulement par la ri- vière Saint-Ciiarles. est le village canadien-français de Sainl-Andtroise, avec une |io|)ulalion de plus de mille liabitants vivant .surtout de commerce et de falirication. et notamment des industries mêmes exploitées par les Ilurons (confections d'articles indiens). Dèsavanl t8;{(>, si nousencroyons Bouchclle i Topugraplnjof Loicer Canada, verlio Saint-Gabriel), les terres cultivables se trouvaient toutes prises, proche de Saint-.\nd)roise; la population s'aj;i;l(imerait a ref endroit, et végétait >ur des '< emplacements », plutrtl que de senp.iuer sur les terres mai;;res de l'intérieur. Ainsi, la pauvreté du sol en arrière de Lorette cl de Sainl-Ainbroise a eu pour eflet de de- Jiinruer de la culture, non seulement les Ilurons. mais aussi le^ blancs, et elle a pousse les uns et les autres vers la fabrication. Il est intéressant de rapprocher cette constatation de celle qui a été faite par M. de Hoissieu pour le llugey. [La *ci>Mcr sociale. iy»9, pp. .38 i-."».) LE IIIRON DE LOP.ETTE. X\Ô (les paniers do fantaisie, enipruntéo aux Abénaquis. fut intro- duite du dehoi-s, et la préparation des peaux, la confection des i'a([uettes et des mocassins reourent un vi^roureux élan. Soustraits désormais à la servitude des conditions locales, mises à même de s'alimenter au loin de matière première et d'autre part d'écouler au loin leurs produits, ces industries prirent un i^rand essor. Aujourd'hui 10.000 à 15.000 peaux, presque toutes importées, sont mises en œuvre annuellement. A peu près liO.OOO paires de mocassins sont fabriquées, et 7.000 paires de raquettes (1). A l'ancien petit atelier familial s'est substitué l'atelier collectif sous la direction de patrons étrangère à la famille ouvrière; et la main-d'œuvre ne se recrute pas seulement chez les Hurons, mais en aussi grand nombre chez les Cana(liens-Fran(;ais de Saint- Ambroise. Seule la confec- tion des raquettes est restée une industrie essentiellement hu- ronne. Parmi les Canadiens-Français, deux seulement sont au courant du métier. En dernière analyse, la transformation du régime tradition- nel de travail de nos Hurons s'est faite sous l'empire de trois facteurs sociaux : 1" La nature sauvage et peu traiisformalîle du haut pays lau- rentien ; 2° Le voisinage des blancs établis sur la zone fertile du bas pays : 3° L évolution commerciale ressentie par l'intermédiaire de ces mêmes blancs. Observez surtout l'influence profonde et persistante du milieu physique nord-laurentien. En mettant à la portée des Hurons de Lorette sa réserve de productions spontanées, le haut pays laurentien se trouva seconder l'action de la concurrence des blancs qui tendait à éloigner les sauvages de la culture. Mais lorsque, plus tard, le mouvement envahissant de la population blanche tendit à restreindre l'exploitation directe des produc- tions spontanées et à é\'incer les Hurons de la simple récolte. (1) RapiK)rt de l'agent A. —0. Baslien, 18 et de grandir, à Lorette comme ailleurs, sans avoir à compter sur les ressources »le la localité. Aujourd hui, c'est un lien purement moral, une simple tradi- tion, qui laltache à Lorette ces industries «le la ra«|uel(e «•( du mocassin. Le lien matéiiel n'existe [)lus, puistpie ces indus- tries vont maintenant chercher au loin la plus grande pai-ti«' de leur matière première «•! par«'ill«Muent écoul«Mit au loin la plus grande [)artie de leurs produits. Kt pourtant l'inthuMice du lieu s'aperçoit enc«)re. (^ar n'eût été la présence de cette su physitpie. Si, au li<'U de se houvei' à la lisière «ruiu» \aste région mon- tagneuse. 1< s llurons avaient été placés vers le centre «lune large plaim\ hui' évolution so«ial<' se serait faite dans nu s ces travaux d<^ simple reçoit»». Lelfet aurait été, au contraire, eu le caul(»nnaut, de |>lier ce sauvage à la LE lURON m: LORETTE. X'yl ciilturo et aux durs travaux dcxtractiou. C'est ce qui est arrivé pour le groupe iroquois de Caughnawaga, près de Montréal. C'est encore à l'iutluence de co pays Liurentien qu'il faut attribuer la persistance, chez les Hurons de Lorette, de certains traits caractéristiques de l'état social primitif. Car, on dépit de révolution du commerce et de l'orsanisation nouvelle du tra- vail, l'ouvrier lorettain, à plusieurs égards, est demeuré sau- vage. L'homme, en général, moins travailleur que la femme, y a conservé le goût de la vie des bois. Il se livre à la chasse dans la mesure où les conditions actuelles le permettent. Il a toujours l'aversion de la culture du sol, l'aversion de la grande manufacture, l'inaptitude au travail pénible et suivi. V. — LA FAIBLE ETEXDIE DES BIENS COMMl NAIX ET L ABSENCE DE LA PROPRIÉTÉ LNDIVIDDELLE DU SOL. Les terres détenues par les Hurons de Lorette, ou détenues pour eux, comprennent : 1° L'emplacement du village, d'une superficie d'à peu près 20 arpents ; '2° Attenante au village, une comnmne de 9 arpents; 3° A 3 kilomètres du village, une réserve de 1.600 arpents; ï° X 50 kilomètres au nord-ouest de Lorette ,1a réserve de Roc- mont, d'une superficie de 9.G00 acres. L'emplacement du village est divisé en lots, chaque famille huronne ayant droit à la jouissance d'une étendue suffisante pour sa maison, plus une largeur de 30 pieds en avant et de 3 pieds en arrière de cette habitation. La commune, ou « clos des cochons », était à l'origine, comme son nom l'indique, un pacage pour les porcs. Elle est toujours la propriété collective des Hurons de Lorette; mais ac- tuellement elle se trouve presque entièrement occupée par les bâtiments et les chantiers de peaux du chef Maurice Bastien. La réserve de 1.600 arpents n'est pas divisée davantage. Elle fut concédée aux Hurons, en vue de leur approvisionnement de T. XXXII. 2i ;fcj8 LA SCIENCE SOCIALE. coniliustihlc. La plus graiido partie en est encore en bois. Six ou sept familles, comme nous l'avons vu, s "y sont établies sous prétexte de culture : mais la culture quon y l'ait e>>t tellement réduite, qu'on n'a pas jugé nécessaire de délimiter los diverses termes. L'emplacement de Lorette (avec la comumnc/ et les l.liOO ar- pents de la réserve furent assignés aux Hurons vei-s la fin du dix-septième siècle ou le commencement du dix-huitième, par les jésuites, sous la tutelle de ([ui ils avaient été placés par la cour de France (1). C'est tout ce qu'il leur reste de la seigneurie de Sillery, dont nous parlerons ci-après. Rocmont est une étendue de pays forestier et montagneux ré- servé par le gouvernement canadien, à une épo(pie assez récente. pour le soutien des Hurons de Lorette. mais <(ue ceux-ci n'iiabi- Icul et n'exploitent aucunement. Ils en tirent, toutefois, un re- venu, car les recettes provenant des droits payés annuellement p.ir les enti'epi'eneurs de cou|)es de hois sui' cette réserve, .sont généralement appli<|uées par l'administration en sul)venti() aipeuts, mais le fait est très exceptionnel. D'aulie pari, les biens mobiliers, les salaires, b^s gains prove- nant de l'exercice d'un métier ou tlun commei-ce, sont reconnus pi'o|)ri(''té individuelle ou familiale. 1 Les actes conlirniani rps concessions sont aux archives du (lé|>.irtpnicnl des Indiens, à ()tta^^n. IA: IIURON IlE LOIŒTTE. 351) Ce l'éi^iiiic (le propriété dv nos llui'ous iiiodcnics dillèi-c [)eu (le celui (le leurs primitifs ancêtres. Les anciens llurons, nous l'avons vu, n'exploitaient que très faiblement le sol, et, dans la mesure correspondante, leur prise sur le sol (Jtait faible, limi- tée. Par les récits deBrébeuf et de Champlain, nous savons que la propriété du sol n'avait pas un caractère permanent chez les Hurons, conmie le démontrent bien leurs déplacements pério- di(jues. Au contraire, les biens meubles, les produits de In chasse, de la pèche, de la cueillette, les profits du commerce, étaient sujets à apjH'opriation individuelle; et, de ce chef, on observait de grandes inés^alités de richesse dans les anciens villages hu- rons. Les anciens llurons reconnaissaient même la légitimité de certains monopoles, en ce sens que les particuliers qui avaient lancé un commerce ou découvert un nouveau débouché, conser- vaient pour eux-mêmes et ceux de leur famille le droit exclusif de faire ce commerce ou de trafiquer sur ce marché, ou du moins prélevaient un tribut de tous ceux (jui étaient désireux de tirer parti de la découverte. D'autre part (et c'est une différence notable avec l'état de choses actuel), le larcin était très commun et fort mal réprimé dans les anciens villages hurons (1). Nous avons vu ({u'une fois établis dans les environs de Qué- bec, loin de s'appliquer davantage à la culture, les Hurons y renoncèrent petit à petit pour s'adonner plus complètement à la simple récolte et aux industries qui en dérivent. Dès lors, l'aptitude à détenir le sol individuellement, ou même collecti- vement, ne put se développer chez eux. Dès 1651, le roi de France avait accordé aux sauvages chré- tiens établis près de Québec (dont les Hurons formaient le groupe principal), la seigneurie de Sillery. C'était un vaste do- maine couvrant 5 kilomètres près du fleuve Saint-Laurent sur 20 kilomètres de profondeur. Les Hurons (^tout en se mon- trant quelque peu supérieurs sous ce rapport aux Algonquins et aux Abénaquis) ne se mirent pas sérieusement à la culture du sol. Les terres arables de la seigneurie furent bientôt (1) Champluin, t. IV, p. 74: Relation des Jésuites, 1636, p. 120. 3G0 LA SCIENCE SOCIALE. toutes concédées à cens et rcMites à des colons fran«,\iis. Même le haut domaine et les droits seigneuriaux passèrent eu d'autres mains, et il ne resta aux Hurons que des lambeaux de mauvaise terre insuftisauts pour leur soutien '^1). Kn résumé, ce qui caractérise le réuiuie de la ])ropriété à Lorette, c'est rabsenco de la t<»! aiusi que la limitation des biens communaux ménie. Ce réprime de pn»- priété résulte directement du régime du travail, couune celui- ci résulte des conditions du lieu sous lintluence des traditions de la race, du voisinage des blancs et do l'évolution com- merciale. A son tour le réi;im<' de propriété (jue nous venons de décrire a produit d<'s ctlets très mar(pu''s. Notamment, il a siuirulière- ment favorisé l'action du voisina,£;e des blancs sur la vie de famille à Lorette, et parla même il a hAté la transformatimi du mode d'existence des Hurons. C'est ce que nous verrons tlans un procliain et dernier article. Léon Ckrin. {À suivre.) (\) Pour plus (le détails, voir nne élude de nous, ta Seigneuhr Je sillery et les Unions (le Loretlc, parue dans les Mrmoire de lu Hociclc Royale du Canada, l9oo. LE MOUVEMENT SOCIAL I. — COIN DE LONDRES Noire rédacleur en chef, au retour d'une courte excursion à Londres, a publié dans r6^/iii'r;r5, sous forme de clironique, l'article suivant, qui nous semble, malgré son allure plutôt littéraire, pouvoir être reproduit avec intérêt dans cette revue. Pas de brouillard, pas de fumée, pas de piétons, pas de voitures, pas de boutiques, pas de mouvement, pas de bruit. Des rues pro- prettes, silencieuses. A droite et à gauche, deux lignes de petits jardins, bijoux de verdure et de (leurs. Derrière les deux lignes de jardins, deux lignes de maisonnettes toutes rouges, où s'accrociient des plantes grimpantes. Des rues transversales s'ouvrent çà et là, pareilles ou à peu près. Le type des maisons change de temps en temps; mais chaque type est tiré à des centaines d'exemplaires. La disposition de la verdure et le choix des fleurs introduisent seuls la variété dans ces alignements monotones; mais cette verdure et ces fleurs se glissent partout, se hissent partout, envahissent les murs, les balcons, les fenêtres, festonnent les corniches, se suspendent en lustres, se déroulent en guirlandes, ménagent aux yeux, à chaque pas, des surprises de formes et de couleurs. Quartier de banlieue. Xi riche ni pauvre. Les habitations sont petites — douze cents francs de loyer environ — et les rectangles de jardinets — un par devant, un par derrière — sont mesurés avec une savante parcimonie. Xi rumeurs de conversations, ni appels, ni cris. Les enfants eux-mêmes se mettent d"instinct, parait-il, au diapason de cette symphonie discrète des choses. Suivons le c road » scrupuleusement entretenu et nettoyé par une voirie méticuleuse. Là-bas, ou plutôt là-haut, s'ouvre un grand espace vert : vastes pelouses en pente, entrecoupées de mas- sifs d'arbrisseaux. Ce sont les « communs », promenade du quar- tier, le Hyde-Park de Fendroit. Rien d'élégant ni d'apprêté. On dirait une prairie quelconque, à la campagne, et Ton a la sensation détre à cent lieues d'une grande ville. On peut marcher et s'étendre sur le gazon. Quant aux fleurs, des écriteaux amis de la précision ;iG2 LA SCIENCE SOCIALE. VOUS prévienneni eliaritablement que vous pouvez vous donner le luxe d'en curillir moyennant une amende de cinq livres sterling (cent vingt-cinq francs et des centimes . La surveillance est difllcile, mais le juge a l.i main lourde. Cola se compense, et le public, en général, se le tient pour dit. Du reste, à l'heure matinale où nous déambulons, presque per- sonne sur le gazon communal. On rêverait, si Ion avait le temps de rêver en voyage. Où donc est le mouvement ici? Où sont les airaires? 11 faut bien les trouver quelque part, n'est-ce pas? Sans doute, et nous voici arpentant, sous la conduite d'un aimable cicérone, la .. rue marchande " du quartier. Nous sommes à l'extrémité sud de la capitale, en une région que les cartes n'indii[uent déjà plus, et qui est à Londres ce que Sceaux ou Meudon peuvent être à Paris. l>ien que des lignes ininterrompues de maisons la relie au reste de la cité monstre. Or, si les « communs » nous transportaient tout à l'heure en pleine campagne, la " rue marchande » nous transporte maintenant en ph-in allairement urbain. Les magasins sont nom- breux, sérieux, quelques-uns grandioses. Les fruitiers ont des ap- provisionnements de primeurs qui nous rappellent la récente expo- sition d'horticulturi'. Ici ce sont des fraises grosses comme le poing d'un enfant. Là, sur l'étal d'un marchand de poissons, c'est un écroulement de bêtes monstrueuses. Kn face, un grand magasin de nouveautés fait miroiter les soies de France et du Japon à côté de lines et sveltes itorcelaines. Des ménagères circulent, rapides, avisées, distribuant brèvement leurs ordres aux fournisseurs pour les approvisionnements du jour. En ce coin perdu — paradoxe bizarre — lacheleur court la chance de trouver l'objet qu'il désire, après une infructueuse flânerie dans Itegenl street et ilans Oxford Street. Deux églises se regardent, l'une méthodiste, l'autre catholique, neuves et jolies toutes deux. La i>lus jolie est léglise catholique. Sa llèche aiguë perce un ciel ni gai ni triste, où «le légers nuages laissent d(>viner le soleil. A lintérieur, tics bancs élégants, de beaux vitraux modernes. On nous dit que les conversions se multiplient dans la paroisse et ({ue la constructit^j même de l'église est due en partie aux libéralités d'un jirotestanl notable. Ce gentleman étrange uhlihilosophiques. vise à devenir, non seulement l'ora- ItMir du parti, mais encore son théoricien et son penseur. l'Ue des dernières séries roulait sur « la propriété individuelle et le droit successoral ». M.Jaurès ^eul inculquer à ses lecteurs cette idée que. la propriété individuelle étant déjà ballue en brèche par le Codi' civil, il y a moins de chemin à faire pour arriver à la propriété collective. Le socialisme n'est donc pas quelque chose de si effrayant, puisque nous sommes en train d'évoluer sans nous en douter vers l'organisation rêvée par les socialistes. »> Ce n'est pas au profit de la grande communauté des travailleurs et des citoyens, dit en cttmmeuçant M. Jaurès, c'est au profit de la petite communauté de la famille que la loi française sur les succès- LE MOUVEMENT SOCIAL. .'{65 siens règle et limite la faculté de disposer de leurs biens qu'ont les individus. Mais nos lois sur les successions n'en sont pas moins une grave et profonde atteinte au « droit individuel », à la « propriété in- dividuelle ». Tel est le thème de toute l'argumentation. L'auteur tourne et re- tourne autour de cette idée qui le séduit : la loi, la loi bourgeoise, qui prétend rendre la propriété sacro-sainte, ne se gène pas pour la saper par la base. « Les citoyens français, poursuit-il, ne peuvent pas disposer librement de leurs biens. Ils ne peuvent ni les donner ni les léguer à qui il leur plaît : c'est la loi de l'État qui intervient pour leur dire à qui ils doivent les transmettre, et selon quelles propor- tions. Les individus sont tenus de réserver leurs biens aux héritiers que la loi leur désigne, dans l'ordre où elle les leur désigne ». M. Jaurès fait l'historiciue des événements qui ont amené l'établis- sement du partage forcé. 11 rappelle que, même en matière de dona- tions, le propriétaire n'est pas libre, et que les libéralités dépas- sant la quotité permise doivent être rapportées à la masse au moment du partage entre les « ayant-droit ». Il admire, sans la trouver complète, l'œuvre de la Révolution qui, malgré bien des objections et bien des difficultés, rendit le père de famille esclave de la collec- tivité dont il était censé le chef. « Elle (laïîévolution a lié les volontés individuelles. Elle a attenté à la propriété individuelle dans un intérêt social, en vue d'une plus large dilTusion des richesses ; et je peux demander en passant aux radicaux, qui se dressent contre nous comme les gardiens de la «propriété individuelle », s'ils veulent abolir les lois d'héritage et de partage forcé instituées par la Révolution, et proclamer l'absolue liberté testamentaire qui est une part essentielle de la « propriété individuelle ». a S'ils tolèrent, s'ils approuvent, dans l'intérêt social, au nom du droit social, cette atteinte si grave portée par la Révolution bour- geoise à la propriété individuelle, pourquoi nous refusent-ils le droit, dans un intérêt social et humain beaucoup plus vaste, d'éli- miner de la propriété individuelle tout ce qui s'y mêle de propriété capitaliste? » Comme on le voit, M. Jaurès, porte-voix du socialisme doctrinaire, n'entend pas entrer dans la voie des concessionsauxradicaux. Ceux-ci représentent un élémentsocial particulier, recruté chez les petits bour- geois qui enragent de n'être pas plus riches, chez les petits proprié- taires vignerons surtout qui, n'ayant qu'un lopin de terre, jettent un regard d'envie sur les grands domaines du voisinage. Ces hommes veulent bien qu'on traque les riches, non parce qu'ils ont des pro- .{06 LA SCIENCE SOCIALE. priélés, mais parcL' «ju ils lmi ont //o/^, ce (iiii (•on>lilue une llièse l)eaucoiip plus fraj^ile au seul point de vue de la simple lo^iquç. Au*si M. Jaurès a-l-il beau jeu, et consacre-t-il tout un article à réduire à néant les objections du radicalisme, cet allié encore trop craintif (lu socialisme. Le code, observe encore M. Jaurès, ne distingue même pas, parmi les biens du père de famille, entre ceux qui lui viennent de ses pa- rents à lui, constiiuantàpropremenl parler le « patrimoine», et ceux ([ui proviennent dcson travail, qui portent "l'empreinte toute chaude de son ell'ort individuel ». Non, tous les biens sont esclaves de la loi et doivent entrer en partage. M. Jaurès oublie toutefois d'avouer qutî la loi ne peut guère empêcher le père de famille de se ruiner, si cela lui semble bon. I/orateur socialiste, en dépit de la contradiction des faits, se représente la propriété familiale comme une chose im- muable, transmise de père en lils par les soins de la loi qui revient surveiller la chose à chaque génération, grevant ainsi la pro- priété intlividut'lle d'une hypothèque éternelle, non seulement au prolit (les enfants, mais au protit de tous les descendants jusquau plus lointain avenir. Kt .M. Jaurès s'écrie : « J'admire ceux (jui, sous celle disciplin<' du Code civil, cl après cette prodigieuse atteinte consacrée aujourd'hui par l'assentiment universel à la propriété individuelle, parlent avec sérénité de dé- fendre en elTet«( la propriété individuelle », comme si elle était restée intangible. « Ce (jue M. Jaurès admire beaucoup aussi, c esU'arlicleOCtO du Code civil, (|ui révo(|ue, en cas de survenance d'enfant, toute donation faite j)ar celui qui uélait pas encore père. Cet article, c'est « la grande prochunalion bourgeoise du droit de l'enfant, prélude de la magni- liquc proclamation communiste >. Toutefois, siekxiuenl (ju'il puisse être, cet article IMîO, justement parce ipiil est « bourgeois», ne dit pas assez. • Mais nous, s'écrie l'ancien députi' de Carmaux, ce n'est pas à l'enfant de la famille bourgeoise (pie nous reconnaissons un dr(»it préexistant sur la jiropriclé bourgeoise. Dans la grande o[ large pensée communiste et humaine, tout enfant, tout lils de l'homme a dès maintenant un droit préexistant sm- l'ensemble des moyens de travail et de vie dont la c(»mmunautc nationale peut disposer. Kl le palrim()ine social (jue nous voulons créer à la nation, la propriété commune que nous voulons lui constituer, est la garantie de ce droit préexistant d(> tout enfant de la race humaine, connue la jiro- priéte familiale, si jalousement tléfendue par la loi de la dévolution LE MOUVEMENT SOCIAL. 367 bourgeoise contre les empiùleraenls individuels, est la garantie du droit préexistant de lenfant des classes possédantes. » Le morceau a, comme l'on dit. ■< de l'allure ». L'ancien professeur de philosophie, appuyé sur ses abstractions, et l'ancien tribun, bercé de ses propres phrases, s'y reflètent admirablement. Rousseau ne procédait pas autrement quand il édifiait son Contrat social. Et voici la conclusion à laquelle l'auteur aboutit : " Il y a donc propriété capitaliste, et propriété de classe: Mais, je le répète, c'est à peine si on peut dire qu'il y a propriété individuelle, puisque nul ne dispose librement de ce qu'il possède, et que l'État se substitue aux individus pour régler, sans eux ou même malgré eux, l'emploi de leurs biens. w C'est au profit de la propriété familiale que l'État exproprie dune part essentielle de son « droit » la propriété individuelle. C'est au profit dune plus largo propriété, propriété sociale et humaine, que l'État démembrera, encore plus hardiment que ne l'a fait la Ré- volution bourgeoise, le « droit » de la propriété individuelle. » En définitive, M. Jaurès trouve dans le Code civil des institutions que nous pourrions appeler « communautaires de famille >. et il ne voit pas pourquoi elles ne se changeraient pas en institutions « communautaires d'État », développées au point d'absorber les droits individuels. Il y aurait beaucoup de choses à répondre à M. Jaurès, mais nous ne prétendons pas faire des présentes lignes une réfutation ex pro- fessa. Aussi bien la chose a-t-elle déjà été faite, et dans cette revue, et ailleurs. Observons toutefois, pour rester tout d'abord dans le point de vue moral et abstrait qui plaît à M. Jaurès, qu'une injustice partielle déjà commise ne constitue jamais un titre pour commettre une in- justice totale. Mais ce n'est pas sur ce terrain que nous avons à nous placer. L'individu, à notre époque, est beaucoup plus maître de ses biens qu'il ne l'était sous l'ancien régime. La raison en est que ces biens sont souvent des valeurs de porte- feuille et que, même quand ce sont des immeubles, elles peuvent presque toujours être transformées eu titres ou en billets de banque. Dès lors, l'État peut courir après. En outre, le sens de l'évolution n'est pas, tant s'en faut , de la pro- priété moins communautaire à la propriété plus communautaire. Il n'y a que les peuples rétrogrades qui aient accompli l'évolution en ce sens. Enfin, la famille est l'unité sociale, et, réduite au simple ménage 'M\H LA SCIENCE SOCIALE. escortée de ses fnfants, une famille peut très bien être considérée comme queltiuo ciiose de très individuel. Ce n'est qu'avec la commu- nauté forcée entre plusieurs ménages que coniuience, à véritablement parler, la condition communautaire. Or, nous ne voyons pas que le Code civil cherche à obliger frères et sœurs, cousins et cousines, à mettre, dans la pratique de la vie, leurs biens en commun. M. Jaurès tombe encore dans une confusion qu'il devrait laisser à de moins instruits que lui. 11 représente la liberté de lester comme ime survivance du droit d'aînesse. Le droit d'aînesse est pourtant le contraire dune liberté, puisque c'est une contrainte, absolument comme le partage forcé, qui est une contrainte dune autre nature. On le voit, il y a beaucoup de vague et de puérilité dans les argu- ments dont se sert M. Jaurès pour nous prouver que l'avènement du collectivisme est proche. La vérité, comme Le Play l'a fait si souvent ressortir, c'est que l'Ktat moderne, par les entraves mises à la liberté de tester, fournit aux socialistes une arme oratoire dont nous voyons qu'ils savent user. C'est encore que, si la législation favorisait moins les enfants paresseux assurés de recevoir leur part d'hériliige, il \ aurait probablement plus d'initiative et il se créerait plus d'entre- prises, c'est-à-dire de nouvelles sources di- travail qui, tout en don- nant aux capitalistes l'occasion de faire fruclitier leur argent, contri- bueraient à développer le bien-être des ouvriers en faisant monter leurs salaires. Les ouvriers s'en trouveraient mieux que de la collec- tivisation des moyens de production, c'est-à-dire du rétablissement de l'esclavage au profit dune armée de bureaucrates et de surveil- lants. .Mais cette vérité, paraît-il, est de <-elles qui entrent pénible- ment dans les cerveaux. Peut-être, quand elle y sera entrée, n'y restera-t-elle que mieux. II. l.\ Hol HI)(»NMKIIE. III. COUP D'ŒIL SUR LES REVUES La colonisation en Indo-Chine. A propos de lexposition ipiise prépare à Hanoï, .M. l-idouard Payen, dans les fJin'sliiDis tUplomnlnuirs ri roloiiiales, trace un tableau d'en- semble du mouvement de la colonisation dans nos possessions indo- fhiuoises. <« Le mouvement delà colonisation a suivi depuis di\ ans, en Indo- Chine, une marche ascendante. Le nombre des exploitations euro- LE MOUVEMENT SOCIAL. 300 péennes antérieures à 1890 et de celles qui ne portent pas dindica- lion de date n'atteignait que llGsurun chiffre total de 575 en !!)()(). Le nombre des exploitations européennes a quintuplé et celui des superficies a passé de 11. .'{90 hectares à 2G3.700 hectares de 1890 à la lin de 1899. « Si, depuis cinq ans, le nombre des concessionnaires a augmenté très sensiblement, les résultats obtenus par ceux qui sont en Indo- Chine depuis plusieurs années offrent un grand intérêt; il y a eu des déceptions, des écoles parfois dures à faire, mais on pourrait citer tel colon qui, après avoir fait plusieurs essais malheureux, est au- jourd'hui à la tète d'une exploitation rémunératrice. Les grands travaux d'irrigation entrepris en Ânnam par quelques concession- naires, les plantations de thé si prospères de quelques autres, sont aussi des faits qui ont leur intérêt; l'Annam, d'ailleurs, parait devoir être, parmi les provinces indo-chinoises, celle oii les grandes exploi- tations agricoles doivent particulièrement prospérer. Il semble que si, au point de vue commercial, l'Indo-Chine en est arrivée à un point où elle peut, sans redouter les appréciations trop sévères, attirer sur elle l'attention du monde, elle le peut aussi au point de vue purement colonial. Il y a encore beaucoup à faire pour les colons, mais on parait s'être aujourd'hui dégagé des fâcheux errements des débuts, et les bons exemples, les modèles à suivre, existent mainte- nant. On sait notamment que le métayage est l'un des meilleurs modes d'exploitation d'un domaine, qu'on a le plus souvent intérêt à cultiver du riz et plus accessoirement des plantes riches dont le marché est seulement constitué par l'Europe. Le cercle des tâtonne- ments et des expériences hasardeuses est aujourd'hui plus restreint et l'on possède maintenant, pour la mise en valeur des concessions, des procédés sinon infaillibles, du moins beaucoup plus certains qu'autrefois. Là encore le visiteur pourra se rendre compte qu'on a lini par dégager une méthode dont on a fait déjà quelques heureuses applications, qu'on n'a plus qu'à multiplier. A côté de l'agriculture, l'industrie apparaît et les mines de houille, les fabriques de briquette, les filatures s'installent ou sont déjà en pleine activité. « Quant à la situation financière de l'Indo-Chine, elle est en ce moment des plus brillantes. De nombreux documents, émanés soit du gouvernement de l'Indo-Chine, soit de membres du Parlement rapporteurs de questions indo-chinoises, en ont abondamment fait ressortir les côtés satisfaisants. Au lieu du déficit qui semblait devoir se perpétuer, l'Indo-Chine connaît les excédents budgétaires, tout comme quelques-unes de nos petites colonies de l'Afrique occi- dentale. » 370 LA SCIENCE SOCIALE L'exposition, qui aura lieu Tannée prochaine, lera ressortir nette ment, à «e que Ion espère, tous les proj;rès accomplis. IV. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS En France. — (^ipii|i d'a-il n-lrospeftif shp li's vacances. — Les conseils du travail et les syndicats. — La <|ueslion de la sréve groerale. — Les jardins omriers. — L'avare, le liffidisiii' r-( le (ircsident Ma^naud. Dans les colonies. - liiilijtives ali,'érieiines pour rex|ii>rtalion îles \ins. — lA pros|H'- rili- liniiiirière du Dalioiiiey. A l'étranger. — Les eonsrés des Trade-lnions. — Le c'ni.'res sucialisle de Luhet k. L'eniigralimi fran(,ai.se aux Ktals-Uiiis. En France. • L'automne est revenu et les vacances sont closes. Mais, à propos (le ces vacances, on a cru pouvoir observer que Jamais le nombre (les Parisiens sortis de Paris n'avait i>té aussi considérable. M»!'me chez les gens pou aist!'S, on a relevé beaucoup d'absences. Dos mafrasiniers ont fermé boutique pour cause de villégiature. Do petits artisans, cà et là, ont fait comme eux. Certaines eeuvres de bienfaisance s'attachent aussi, depuis (luel- qiies années, à procurer quelques semaines de bon air à des en- fants choisis. Les heureux élus sont peu nombreux encore, car les ressources des œuvres en question ne sont pas énormes. Toutefois, le mouvement a l'air de s'accentuer. Les fonctionnaires se sont absentés eux aussi, et plus que ja- mais, s'il faut en croire im qrand Journal qui a la réputation d'être bien informé. Selon ce journal, il y avait, le mois dernier, tel ministère où les décisions les plus graves, les plus importantes, étaient prises par de simples sous-chefs de bureau. Pourcjuoi? Parce que ministre, chef de cabinet, directeur et chefs de bureau étaient en congé et « ne voulaient rien savoir Peul-élre des alTaires n'en marchaient-elles pas mieux; mais, à coup sûr. elles n'eu marchaient ])as phis mal non plus, ce «[ui prouve, une fois (h' plus, que l'administration pourrait fonctionner avec un moins urand nombre de lonclionnaires. On a procédé, pendant ces vacances, aux premières élections i)our les conseils du travail. 1/idée, louable en elle-même, de constituer des conseils, élus par les ouvriers et par les patrons, pour tAcher d'éviter lescouMits entre employeurs et salariés, s'est lr(Uivée gâtée, d('S l'ori- LE MOrVKMENT SOCIAL. ."{71 giiu', par la préoccupation trexclure dn droit de vote les patrons et les ouvriers non constitués en syndicats, c'est-à-dire la grande majorité des uns et des autres. Kn outre, les hommes respectueux de la léga- lité se sont demandé si vraiment un ministre pouvait fonder une telle institution par simple décret, alors qu"on exige une loi pour tant d'innovations bien moins importantes. Bref les élections ont eu lieu, vers la lin du mois dernier, pour le département de la Seine. Un très petit nombre de patrons ont pris part au vote. Du côté des ouvriers, les abstentions ont même été très nombreuses. Tel syndicat s'est trouvé représenté par un seul individu qui s'est nommé lui-même à l'unaminité. Le Journal des Débats observe à ce propos, avec un certain bon sens, que ce n'était pas la peine de réserver le droit de vote aux seuls syndiqués pour qu'un grand nombre d'entre eux n'en fissent pas usage. Le même journal cal- cule que les conseils ainsi élus représentent en réalité le huit pour cent des ouvriers, ce qui est bien peu. Du reste, si le sys- tème est fautif, il faut reconnaître aussi que beaucoup de patrons et d'ouvriers pèchent de leur coté par une trop grande indiflé- rence pour les progrès qu'on cherche à réaliser. Pour que les conseils du travail fussent vraiment « représentatifs » du monde industriel, il faudrait, ou bien que leur élection fût établie sur une base plus large, ou bien que l'esprit d'association se répan- dit davantage chez les patrons et chez les ouvriers qui se trouvent encore à l'écart des syndicats. Peut-être d'ailleurs la combinaison de ces deux choses serait-elle nécessaire pour produire un résultat satisfaisant. Moins d'arbitraire de la part de l'État, plus d'initiative de la part des individus, et l'on aurait des élections raisonnables, qui ne prêteraient pas le flanc au ridicule. Les conseils du travail seraient alors des organismes précieux, doués d'un réel prestige moral, et appelés à rendre efl^ectivement les services qu'on risque fort de leur demander en vain aujourd'hui. Un vote d'un genre assez diff'érent est celui qui a eu lieu dans les divers centres miniers au sujet de la grève générale. On se rappelle que la dernière grève de Montceau-les-Mines avait causé des em- barras au' gouvernement, et que les politiciens de la fraction socia- liste ministérielle avaient imaginé, pour décider les ouvriers à reprendre le travail, de leur promettre la grève générale des mineurs pour le mois de novembre. Le terme approche. Bien entendu, les politiciens en question n'ont aucune envie de voir leur promesse suivie d'effet, et cherchent un biais pour échapper à la redoutable 372 LA SCIENCE SOCIALE. échéance. Mais les mineurs naïfs, les sincères, ne lâchent pas leur idée aussi facilement que cela. On ne les « démonte » pas aussi aisé- ment quonles « monte ». Aussi, presciue partout, la grève générale a-t-elle été approuvée par de fortes majorités. A Carmaux, à Saint- Ëtienne, à Montceau-les-Mines, il n'y a eu que des minorités insigni- fiantes contre la grève, .\ussi le congrès socialiste qui vient de se tenir à Lyon a-t-il été obligé de s'occuper de la question. Les mineurs veulent que le gouvernement leur assure, avant le terme fixé, la journée de huit heures, le salaire minimum, et une pension de retraite de deux francs par jour après vingt-cinq ans de travail. Évidemment, des engagements de ce genre dépassent le pouvoir des ministres, quehjue bien disposés qu'ils soient pour les travailleurs. Comment calmer ceux-ci, qui réclament et protestent? Conmient empêcher une cessation de travail «jui ferait encore ren- chérir le charbon et risciuerail de produire une crise industrielle, nuisant ainsi par ricochet à des milliers d'ouvriers qui ne travaillent pas dans les mines? Les diplomates du parti, qui avaient réussi à garder la haute main sur les délibérations du congrès, ont trouvé le moyen de ménageries idées révolutionnaires, et en même temps d'ajourner indéfiniment la grève générale. ■■ Le grève générale, dit l'ordre du jour adopté, n(^ peut être seulement un moyen d'émanci- j)ati()n d'une catégorie de travailleurs, (jut^lle ([u'elle soit. Klle ne peut avoir jiour luil (juc lémancipalion iiili'grale du prolétariat par l'expropriation violente de la classe capitaliste. » Cela ressemble à de l'intransigeance. .\u fond, c'est de l'ojjporlu- nisme. Les mineurs ont été traités comme des enfants boudeurs ù qui on promet des cho.ses extraordinaires pour les faire redevenir sages, et à qui l'on persuade ensuite de se contenter de quelques jouets banals, en attendant les autres, auxquels on « lâchera » de penser plus fard. Dans »in nuuule bi(Mi difrérent, on s'occupe aussi des ouvriers, mais d'une tout autre manière. Par exemple, l'ieuvredes t. .lardins ouvriers » entreprise par deux Conférences de Saint-Vincent de l'aul, celles de Hercy et de Tlmma- culée-Conception, conlinuenl, nous dit un rapport récent, à donner d'heureux résultats. A Bercy, vingt-deux jardins ont déjà été concédés. Leur conte- nance est 100 mètres carrés environ. Au centre du terrain on a réservé un jardin double des autres, où deux tonnelles ofFrenl leur ombrage aux jardiniers et où les enfants peuvent jouer à leur aise. LH MOLVEilENT SOCIAL. 373 Les frais d'installation, clôtures, adduction de l'eau, se sont élevés à 50 francs par jardin. Des circonstances' exceptionnelles ont permis d'avoir tout le terrain, d'une contenance de 4.(H)0 mètres carrés, en location pour un prix de 300 francs par an. La dépense par jardin en 1*J00 a été de 2-2 francs, dont 13 francs de location de terrain et 9 francs d'abonnement d'eau : en outre, la Conférence a décerné trois prix de 20, 15 et 10 francs aux meilleurs jardiniers. La Conférence de l'Immaculée-Conception a concédé neuf jardins de 100 mètres carrés chacun. La présence d'un puits dans le voi- sinage a dispensé de tout travail d'adduction d'eau, de telle sorte que les frais d'installation n'ont été que de 27 francs par jardin. En 1000, la Conférence a dépensé 44 francs par jardin, dont 32 francs de lo- cation de terrain. Les graines employées dans ces difTérents jardins sont gracieuse- ment Ofli'ertes par la maison Vilmorin, et l'engrais est donné parles habitants du quartier. Les jardins sont attribués à des familles chargées d'enfants, choi- sies parmi Jes plus méritantes. Le repos du dimanche est observé. Cette œuvre contribue eftlcacement, paraît-il, à détourner les hom- mes du cabaret et à procurer, en même temps qu'une saine distrac- tion, quelque bien-être aux familles, qui sont heureuses de voir chaque jour sur leur table, pendant l'été et même au delà, des lé- gumes de leur jardin. Tandis qu'on cherche ailleurs à réformer la société par des grèves ou par des œuvres, le célèbre président Magnaud, à Château-Thierry, continue à la réformer par ses arrêts. L'un des plus récents concerne un jeune homme prodigue à qui l'on voulait donner un conseil judiciaire. M. Magnaud a déclaré que les prodigues font très bien de jeter leur argent par les fenêtres, parce que cela le restitue à la circula- tion. C'est l'avare, au contraire, selon lui, qui devrait être pourvu d'un conseil judiciaire, lequel le forcerait à dépenser sa fortune, soustraite par un tel homme aux services que doit en attendre la société. La thèse est jolie, et, comme tout ce qui est joli, renferme une part de vérité. Seulement, qu'est-ce qu'un avare? Il faudrait pourtant s'entendre sur ce mot. L'homme qui met des pièces d'or dans un trou, ou les garde indéfiniment dans ses tiroirs, empêche évidem- ment cette somme de circuler. Mais ce t\-pe d'avare « vieux jeu » n'existe plus guère, pour la bonne raison qu'agir ainsi, c'est se pri- ver de ses revenus. Il y a des hommes très durs et très égoïstes dont T. ixsu. ^5 .'{74 LA SCIENCE SOCIALE. l'jirgenl circule fort bien, employé sous focmo d'actions, et utilisé pur des sociétés industrielles qui le répandent en salaires. Ces hom- mes sont avares en ce sens qu'ils multiplient les placements à mesure qu'ils touchent leurs revenus, au lieu d'employer ceux-ci à se donner plus de confortahle et à faire la charité. Entre cet avare « nouveau jeu » et le fils de famille prodigue, il y a simplement, au point de vue économique, cette difréren('(! (jue le premier encourage des entreprises de première utilité : mines, chemins de fer, usines, etc., au lieu (pie le second contribue à donner un excès de vitalité à des industries de luxe : grands restaurants, tailleurs, couturiers, joailliers, lleuris- tes, etc., sans parler de certains métiers moins honnêtes, qu'il sub- ventionne plus largement encore. Or, nous ne voyons pas que le ]>rodigue joue en cela un rôle supérieur à celui de l'avare. C'est plutôt le contraire qui serait vrai, ce qui n'empêche pas du reste les deux types d'être condamnables au point de vue moral. Pour faire du bien autour (le soi, il ne s'agit pas de répandre l'argent; il s'agit de le répandre d'une façon intelligente et rati(^nnelle. .\ux « folles dé- penses » correspondent, dans l'ordre économique, de graves pertur- bations dont l'histoire de la civilisation fournirait aisément des exemples. Dans les colonies. La fameuse mévente des vins, dont il a élé tant question l'an dernier, n'a pas été sans nuire aux exportateurs de vins d'Algérie. Comme dans le Midi de la l''rance, beaucoup de propriétaires sont restés avec leur récolte de IIHK) sur les bras, ce qui les a empêchés de récolter en lîK)l, Le problème consiste donc à trouver des débouchés, de nouveaux débouchés, l'ourle résoudre, le >'//;/(//<•«/ ro;/j»<^mV// d'Alger, après avoir étudié les diverses faces de la (|ucstion, a déclaré que les pro- ducteurs devaient se syudi(|uer et envoyer à frais communs des re- présentants qui visiteraient les pays su.sceptibles d'olTrir uneclientèle aux vins algériens. Des tentatives analogues ont été décidées dans plusieurs autres centres d'.Mgerie. Une de ces tentatives est la création, à Mascara, dun /{infnu rtniuiii'rrinl (\\i'\»v propose de rechercher, dans un certain nombre de villes étrangères, des débouchés pour les vins de nolr(? colonie. Ce bureau com|)le rédiger une circulaire indiipiant pour cIkkjuc pays h> prix des vins rendus A (juai, la (pialilé des produits, ainsi (pic leur conJi)osition chimique, certiliée conforme par les analyses du laboratoire municipal. LE MOUVEMENT SOCIAL. liVS Le bureau adressera aux négociants étrangers cette circulaire et une monographie du vignoi)le niascaréen, ainsi que des échantillons de vins correspondant aux analyses. Les commerçants recevront en outre un questionnaire sur les observations qu'ils trouveraient à faire, eu égard aux goûts et aux habitudes des consommateurs étran- gers. De même, la Chambre de commerce et le Comice agricole de Bone ont envoyé un délégué en mission d'études à l'étranger. Ce délégué, dans son rapport, a encouragé les viticulteurs à se syndiquer pour leur permettre de « faire face à tous les besoins de réclame » et d'installer des représentants à Anvers, Strasbourg et Munich, trois villes où, selon lui, les débuts seront faciles. En ce qui concerne Paris, oii l'énorme surproduction de l'an dernier a fait baisser les importations de vins algériens, le même rapport insiste sur l'importance normale de ce débouché de choix, et sur la nécessité d'y installer un représentant de confiance. D'autre part, le gouvernement de l'Algérie s'est efforcé de nouer des relations directes avec les consuls de France dans les villes étran- gères où l'on aurait le plus de chances de voir se développer la consommation des mêmes vins. Il y a là, en définitive, un ensemble d'etTorts assez méritoires, d'où peut résulter un nouveau développe- ment du grand vignoble, algérien. Des progrès sensibles ont été aussi réalisés au Dahomey. Cette colonie, quoique bien jeune encore, se suffit à elle-même par ses propres ressources, ce qui fait, à juste titre, l'admiration des écono- mistes et des financiers. En 1900, les recettes du Dahomey se sont élevées à la somme totale de 3.414.^37 francs contre 2.709.510 francs en 1899. Les dé- penses n'ayant atteint que 2.991.606 francs, l'excédent des recettes a été de 4-2-2.708 fr. 50. L'exercice précédent avait déjà donné un excédent de 388.107 francs: aussi, la caisse de réserve de la colonie comptait-elle à son actif au l*"" juillet dernier la somme de 810.815 francs. L'État n'alloue à la colonie, chaque année, que la somme de 80.000 francs pour l'entretien de la 7*" compagnie de tirailleurs sénégalais. Le mouvement commercial a progressé en 1900 de près de 3 mil- lions de francs, atteignant 27.977.000 francs, dont 15.221.000 francs pour les importations et 12.755.000 francs pour les exportations. Ce progrès résulte en grande partie du développement de nos relations commerciales avec les populations du Haut-Dahomey. .■J70 LA SCIENCE SOCIALE. Ces relations deviendront plus importantes encore quand sera construit le cliemin de fer de pént'tralion que l'on projette et qu'un décret récent a sagement concédé à une compagnie privée, laquelle, pour prix du service rendu à l'Étal par la construction dé la voie ferrée, recevra des territoires traversés par la future ligne, plus une subvention pendant les premières années. La combinaison l'st peu coûteuse, et a donné en d'autres pays, notamment en Amérique, des résultats encourageants. C'est celle que l'on proposait tout d'abord pour Madagascar, et que l'on a eu le tort d'écarter, ce qui retarde le moment où la grande île africaine jouira d'un moyen de communication vraiment rapide et pratique. A l'étranger. Le Congrès des Trndo-Unions s'est tenu cette année à Swansoa et s'est occupé surtout des accidents du travail ainsi que de la nou- velle loi sur la réglementation du travail dans les manufactures. La responsabilité des patrons dans les accidents ne paraît pas assez complètement établie aux membres des Trade-Unions. Ils voudraient une mesure plus radicale, une sorte d'assurance obli- gatoire ai)pliquée à toutes les industries. Une motion a été adoptée tendant iï l'abolition des incapacités civiles qui pèsent encore sur les syndicats. C'est ainsi que les mem- bres dune }in\i>u ayant favorisé une grève peuvent encore tomber sous le coup de l'.lc/c de ronxpirndnn rou/vf lu Hherlr du Inirnil, et être privés notamment du droit de faire partie du jury. Les con- gressistes ont demandé que le Parlement abolît au plus lût ces der- niers vestiges de l'ancienne législation. Une discussion s'est engagée sur le récent jugement de la Cliam- bre des lords dans l'afTa ire dite du J'a/f ]'(ilr. Par ce jugement, la Cliambre des lords, agissant comme cour suprême de justice, :\ (léci(i('' (jue, dans l'état actuel de la législation, la responsal)ilité ci- vile des J'rndr-f. 'nions se trouve engagée dans le cas de délits com- mis par un ou ])lusieurs de leurs membres. Mais la cour n'a pas délini le genre de «lélit dont il s'agissait. Le mol anglais unhiirfiil nrlions, employé dans le communiilité civile des syndicats. Une motion en faveur de l'arbitrage obligatoire a été repous.>^ée par une forte majorité. La motion annuelle du groupe collectiviste, tendant à la nationalisation do la terre, des mines, chemins de fer LE mou\t:ment social. 377 et d'une manière générale de « tous les moyens de production, de distribution et d'échange », a été rejetée par 685.000 voix contre 204.000. En 1S93, un Congrès des Trade-Unions avait adopté celte motion ou une autre semblable. Ce revirement semble indiquer que décidément les Trado-Uniotn refusent de s'engager dans la voie oii voudraient les entraîner les théoriciens socialistes du continent. Ce curieux phénomène confirme ce qui a été dit plusieurs fois, dans cette revue, au sujet des ditîérences fondamentales qui exis- tent entre le socialisme conçu par l'ouvrier continental et le socia- lisme conçu par l'Anglo-Saxon. Encore l'ouvrier anglo-saxon, en Angleterre, coudoie-t-il de nombreux ouvriers irlandais ou étrangers à la pure race anglo-saxonne, ce qui explique peut-être certains écarts momentanés et certaines manifestations où la violence submerge pendant quelque temps le bon sens. Les journaux se sont occupés davantage du congrès de Lubeck, oîi se sont réunis les socialistes d'Allemagne. Le « morceau de ré- sistance » de ce congrès a été la « question Bernstein ». M. Bernstein a osé critiquer Karl Marx et lui trouver des défauts. M. Bernstein veut atténuer ce qu'il y a de forcé dans certaines théories du maître, les mettre d'accord avec des faits mieux observés, et rendre le so- cialisme plus opportuniste, moins odieux aux « bourgeois ». M. Bern- stein, au congrès, était soutenu par M. Heine, député de Berlin. En Allemagne comme en France, les socialistes « arrivés » sont natu- rellement portés à trouver la situation plus acceptable et à faire les « transactions nécessaires ». Aussi y a-t-il de curieuses analogies entre le « cas Bernstein » et le « cas Millerand ». M. Bebel, l'un des principaux chefs du socialisme germanique, a vivement attaqué M. Bernstein. Il a prononcé contre le réformateur des théories de Marx un véritable réquisitoire, et reproché au jour- nal du parti, le Vorwaerts, d'avoir voulu « ménager la chèvre et le chou ». lia terminé en proposant le vote de la résolution sui- vante : « Le Congrès reconnaît absolument la nécessité de la libre critique dans l'intérêt d'une évolution intellectuelle du parti socialiste; mais la critique essentiellement partiale exercée ces dernières années par M. Bernstein, qui s'abstient d'autre part de critiquer la société bour- geoise et ses représentants, l'a mis dans une position équivoque; le Congrès, espérant que M. Bernstein reconnaîtra son erreur et agira en conséquence, passe à Tordre du jour. » Cette résolution a été votée par 203 voix contre 31. On a ensuite 378 LA SCIENCE SOCIALE. mis aux voix un blAme direct contre M. Bornstein. Cette nouvelle désapprobation a été votée par 19'J voix contre 71. M. Hernstein a déclaré que cette manifestation ne changeait rien à sa manière de voir. En définitive, pendant que les Trade-Unions, en .\ngleterre, pren- nent des décisions frappées au coin do l'esprit pratique et positif, les socialistes allemands se font les ^'cndaruics de la Ihéori»' pure et morigènent avec rudc.'ssc les soldal.s du parti qui ne marchent pas à l'alignement. Des deux cùtés, c'est dans l'ordre. Une grande coalition ouvrière vient d'échouer aux Ktats-Unis. Les ouvriers de l'acier, moins bien organisés sans doute que le tntsi de la même industrie, ont dû capituler après leur grève monumentale. Les masses ouvrières, de lautre côté de l'Atlantique, continuent d'ailleurs à se recruter d'une foiili" trcléments divers, provenant de pays de l'Knrope très dillérents les uns des autres, ce qui est un obstacle aux tontalivos de cohésion. A i>ropos démigralion, on a («bscrvc (lue Jamais, dciuiis l'époque liéroKine où nos explorateurs parcouraient la vallée de Mississipi, les l'Uats-lInis n'ont été parcourus par autant de jeunes hommes de bonnes familles françaises. Dfliciers, marins, ingénieurs, financiers, négo- ciants viennent se rendre compte des ressources du pays. 11 est arrivé de France, durant les douze mois qui ont précédé le M) Juin dernier, exactement JM'iO émigrants framais qui venaient s'établir aux Rtats- Unis. C'est presque le double de l'exode de \H\)\). Tn certain nombre des arrivants sont agriculteurs. Ils se rendent dans les fermes (pie (jnehiues-uns de leurs i)arents ou amis possèdent et où une situation leur est faite immédiatement. Mais la plupart ont des professions industrielles. Du Nord, du Pas-de-Calais partent des familles entières di" mineurs embauchées pour le travail de la houille dans iChiest, en Densylvanie, en Ohio, en Illinois. Dans ll'Ual de New-York, on fait venir à Youngstown des gantiers de Millau pour imitf»r ce produit français. Kn hhode Island, on a créé divs manufactures de rideaux de coton. Les capitalistes américainsont fait venir la phi|iarl deleurs (Htvricrsde Calais où, durant la grève dernière, ils trouvaient autant de sujets inoccupés qu'ils le désiraient. A noter, en passant, ce contre- coup de <'ertaines grèves.) Les tisseurs de Lyon sont également l'objet d'embauchages fréquents. Sur ce contingent de .■Ll."»(> cmi- graids français, il y a l.l.'il femnu'S. ce cjui donne aux exodes de France un caractère de stabilité et de moralité relatives; car, dans les contingents fournis par les autres races, la proportion de l'élément LE MOUVEMENT SOCIAL. 37!) féminin est plus faible. On ajoute cependant que le contingent français renferme des éléments peu recommaudables, ce qu'on peut observer en bien des pays. Il fant (U)server d'ailleurs que, si le nombre des émigrants français aux États-Unis s'est accru comme il est dit plus haut, l'émigration française n'est toujours que peu de chose lorsqu'on la compare à celle de certains autres peuples. Le total des immigrants arrivés aux Klats-Unis du 1''" juillet li)00 au 30 juin 1901, s'élève à 488.000 individus. Les plus gros contingents sont fournis par lllalie, 13().000 — l'Autriche-Hongrie, 113.390 —et la Russie, 85.300. inutile de rappeler que, pour ces trois groupes, la qualité n'est pas à la hauteur de la quantité. Ce qui est vraiment remarquable et peu banal, c'est le cas des jeunes Français qui pas- sent l'Atlantique pour aller faire de l'agriculture. Si ce 'cas devenait plus fréquent, il serait un signe consolant de la vitalité expansive et laborieuse de notre race. G. d'Azambuja. V. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE L'idée sociale au théâtre, par Emile de Sainl-Auban. Stock, Paris. M. de Saint-Auban est un avocat de talent. Il a voulu tâter ici de la critique, et commenter les pièces modernes qui se rapportent à l'a- narchie, au socialisme, à l'aristocratie, au féminisme, au divorce, à la magistrature, à la question agraire. Ces questions sont intéressan- tes et fournissent à M. de Saint-Auban des pages d'une haute envolée. Mais Fauteur adopte un ton trop lyrique et trop sibyllin. La clarté en souffre; elle en souffre même beaucoup. Le lecteur est dérouté par des allusions qu'il ne comprend pas. M. de Saint-Auban oublie que fort peu de gens ont vu représenter les pièces dont il parle, et que d'autres, s'ils les ont vues, les ont oubliées. Il y a bien çà et là des ru- diments d'exposition, mais on voudrait des résumés plus complets, qui permettraient d'y voir clair dans les considérations morales et sociales de l'auteur. Du reste, l'œuvre de celui-ci consiste plutôt en des réflexions éparses, décousues — ingénieuses parfois - qu'en une explication proprement dite. Il y a plus de littérature et de fantaisie que d'observation. M. de Saint-Auban a voulu faire, nous dit-on, une <> évocation de l'àme contemporaine ». C'est beaucoup dire, car le théâtre est un prisme qui défigure singulièrement les mœurs, surtout ce «théâtre .'{80 LA SCIENCE SOCIALE. de l'heure actuelle, lliéAtre difTamaleur, plus injurieux que la presse, où Ion salit en Idoc un inonde et «jui renseignera d'une sorte plu- tôt fâcheuse nos arrière-petils-neveux sur nos sentiments et nos mœurs. Véritable forêt de Bondy que ]>arfumentdes champs de roses. Dans un fashionahle logis, en des r\lhmes qui bercent, luxes et voluptés, improbités et impudeurs modulent précieusement la sym- phonie des décadences. On n'imagine pas une boue plus délicate, un plus savoureux fumier ». M. de Saint-Auban pèche ici par indulgence. Il juge le théâtre con- temporain comme Paul de Saint-Victor jugeait Aristophane. Or, si les mœurs décrites par celui-ci ne valaient pas njieux que celles dont le théâtre moderne se fait complaisamment le rellet, le mérite litté- raire du poète athénien dépasse de cent coudées celui des pauvres prosateurs qui s'escriment, sur la scène contemporaine, à étonner le bourgeois. Déposé aux bureaux de la Revue . Psychologie des mystiques, par Jules Pacheu, H. Oudin, Paris. 11 en est du mysticisme comme du socialisme. Le mot est essen- tiellement vague, et on le pr(>nd dans une foule de sens. Le P. Pacheu, auteur de travaux spéciaux sur les mystiques, a pour but déclaircir cette obscurité entretenue par ceux qui traitent des questions sans les comprendre. C'est un sujet qui touche par certains points aux phénomènes sociaux. L'ouvrage reproduit, avec des développements, la communication faite au A" congrès de psychologie, tenue en août lî)00, et citée avec éloge par M. Pierre Janet, dans sa conférence du 25 mai lîKii, ù la salle des Sociétés savantes. Il a été loué par divers critiques compétents. Un nouveau Vicaire, journal humoristi(]ue d'un vieux curé d'Irlande, par V. A. Sheehau. — Charles Amat, 11, rue Cassette, Paris. Au moment de mettre sous presse, nous recevons imc pla«]uelle de M. Cabriel Melin, inlitub-e La Scirurc Socinli' et su constiiitlioii indêpendanlc (Herger-Levrault, Nancy;. Nous en parlerons dans notre prochain numéro. Le Directeur Gérant : Edmond Dkmolins. TYPOGIIAPUIE rinMIN-DlOOT KT c". — HlRIS QUESTIONS DU JOUR LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCLVLES LE COMPTOIR MÉTALLURGIQUE DE LONGVrY -c>*oc>*o— L'évolution générale qui entraîne tous les pay s industriels vers la concentration s'accomplit dans chacun d'eux avec un accompagnement de circonstances locales qui moditie profon- dément certains de leurs effets. C'est ainsi qu'aux États-Unis plusieurs industries ont opéré leur concentration sous la pres- sion d'un trust monopolisateur, ruinant tout ce qui lui résis- tait, absorbant le reste. Au contraire, en Allemagne, la concen- tration s'est produite sous la forme de cartells, c'est-à-dire de ligues de défense formées entre des producteurs conservant cha- cun leur personnalité. Le phénomène varie aussi, non seulement de pays à pays^ mais d'industrie à industrie dans le même pays. Aux États-Unis, conmie en Allemagne, de puissantes usines res- tent en marge des trusts comme des cartells, et atteignent le degré de concentration réclamé par les conditions du travail et du marché sans se laisser absorber, sans se liguer. En France, la concentration revêt éealement des formes di- verses. Elle aboutit au monopole dans certaines industries ; soit que le jeu de la concurrence y soit particulièrement faussé par des taxes fiscales et des combinaisons douanières, comme pour les raffineries de sucre et de pétrole; soit que la jouis- T. XXXII. 26 382 LA SCIENCE SOCIALE. sauce exclusive (l'un procédé nouveau y constitue un avantage absolument prépondérant, coinnie dans beaucoup d'industries chimi(iues. Elle se produit sous le rét;inie de la concurrence indépendante, là où les industriels restent sans lien entre eux. Elle se poursuit par des syndicats de producteurs là où les in- dustriels, continuant à se faire concurrence pour l'achat de leurs niatièi'es premières et leur élaijoration industrielle, éprouvent le besoin de s unir pour organiser plus puissamment la vente de leurs produits. Les dillérentes i>ranclies de la métallurgie nnt donné lieu à plusieurs de ces syndicats, connus en France sous le nom de com})toii's. Le plus ancien et le plus considérable de tous est le Comptoir inétallurgi(pie de Longwy. Son action a été d'autant plus niai'fpiée qu'il avait pour ol)jet un produit j)en fini, destiné pai- consécpieiit à passer souvent par [)lusieur> mains avant d'atteindre sa forme déliiiitixc. Le C.omptoir de Loui^Avy est en eflel un comptoir de foules brutes. Les aciéries, les fonderies, les forges et les laminoiis. les li(''fileries, l'ensemble des éta- blissements métallurgi(]ues (pli transforment la fonte brute d«' mille manières se trouvent j)ar eonsécjuent avoir allaire à lui. On se rend compte qu'un résultat (luelconque atteignant un produit susceptible de tant d élaboi'ations nouvelles et parfois successives, à peu [)iès inutilisable, d'ailleurs, dans cette forme, atteigne en mènu' tenqts par iép«'i*cussion toute la sérit' d«'s u.sines <[u"il lui faudra traverser avant d'arriver au consomma- teur. \n contraire, une modification fouclianl nn produit fini n'intéresse guère cpie le consommateur lui-même. Telles sont les raisons (jui nous ont déterminé à étudier avec on,^\\y e>l une socic-lé en nom collectif, au capital de 78.000 francs, formée entre «mze sociétés industrielles « pour l'achat aux associés et la revente en LES NOUVELLES COMIilNAISO.NS COMMERCIALES. 383 France, dans les colonies françaises et dans les pays soumis au protectorat de la France, de toutes les fontes bi'utes de leur fabrication produites dans les hauts fourneaux qu'ils j)0ssèdent actuellement dans les départements de Meurthe-et-Moselle <'t de la Meuse ainsi que dans ceux qu'ils pourraient y acquérir ou construire » (1). Le Comptoir constitue, par conséquent, pour les onze sociétés adhérentes, un organisme commercial commun, un vendeur unicjue. On soustrait à son action toute la fonte brute que les établissements mend^res du comptoir ne fabriquent pas pour la vente, c'est-à-dire toute celle qu'ils dénaturent et transforment eux-mêmes. Us sont lijjres d'augmenter ou de diminuer à leur gvé cette partie de leur fabrication. Et elle est très importante. Elle atteint normalement les deux tiers de la production totale. Par exemple, la Société métallurgique de Gorcy produit an- nuellement dans ses deux hauts fourneaux 38.000 tonnes de fonte brute de toute nature. Mais ses fours à puddler donnent 20.000 tonnes de fers, ses laminoii's 10.000 tomies, et ses cubi- lots livrent 3.1)00 tonnes de fontes ou de bronze de moulage (2). Bien que ces chiffres ne permettent pas de déterndner exacte- ment la proportion de fonte brute utilisée directement par la société, ils suffisent à montrer quelle est très considérable et ({u'elle dépasse de beaucoup les quantités livrées au comptoir métallurg-ique de Longwy. De même, la Société dAubrives et Villerupt a une production annuelle de 54.000 tomies de fontes brutes dont elle transforme elle-même 35.000 tonnes en pièces et appareils divers. Ainsi les sociétés adhérentes conservent une entière lijjerté pour les produits de toute espèce dont la fonte brute est la ma- tière première. C'est là un point qui mérite d'être mis en relief parce qu'il caractérise nettement le but du Comptoir. Si le Comptoir voulait se livrer à des opérations d'accaparement, s'il voulait raréiier artificiellement la marchandise qu'il détient (1) Art. l" des statuts. (2) Ces chiffres et ceux qui suivent sont extraits des notices publiées par les sociétés elles-mOmes à l'occasion de l'Exposition de 1900. .'{Si LA SCIK.NCE SOCIALE. pour en faire hausser Ir prix, son action devrait s'étendre non seulement sur les fontes brutes, mais aussi sur leurs dérivés. Tout au moins, il ne permettrait pas à ses adhérents d'enconii>rer le marelle de fontes moulées, de fers, d'aciers, parce que cet encombrement se répercute forcément sur le marché des fontes brutes. On nimauine pas un accapareur de blés laissant ses complices produire et vendre sans contrôle toutes les farines vendue par eux à re\p(»r- lalion; (ju'une batterie de hauts fourneaux ait avantai:e à rester en activité, voire même à augmenter sa production «piand le marclu' français se refuse à l'absoi'bei-, elle peut passer à l'étraniier tels contrats (ju file voudra, inonder la Heluique ou 1 .Mlemaiiue de fonte brute à des prix très inférieurs au cours. L'article premier des statuts préNoil. il est \rai. la création éventuelle d un coniploii' ilexportation n dont le siètre pourra être fixé dans l'immeubli» du Comptoir metalluri;i(|ue r\ pouri'a fonctionner sous les <»rdres de son du'ecteur-uéranl et a\ec le même per>(.ini«>l ", mais il ajoute aussitôt ; » Tout sociétaire dé- sireux de c(»nserver s<»n indépendance ne pouria être contraint LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES, .385 par une décision prise par la inajoritc à faire partie de ce Gom])- toir d'exportation, » Le Comptoir est donc, d'une manière bien caractérisée, un organisme souple; il peut, suivant la volonté de quelques-uns de ses adhérents, se charger pour eux de la vente des fontes brutes à l'étranger, comme il se charge pour tous de la vente des fontes brutes en pays français; mais il n'oblige aucun d'eux à suivre les décisions Ao la majorité en dehors de l'objet précis et limité pour lequel il y a eu entente. Ce n'est pas un engrenage saisissant le maître de forges indépendant et l'en- traiiiaut peu à peu tout entier. C'est un organisme à son service, auquel il a confié un mandat déterminé, auquel il pourra éven- tuellement avoir recours pour d'autres mandats également dé- terminés, mais sans que jamais il abdique entre ses mains. Il peut arriver aussi que le Comptoir achète et vende d'autres fontes que celles produites par les associés (1). C'est que le Comptoir est un commerçant et que, comme tout bon commer- çant, il est obligé de satisfaire sa clientèle. Lorsque cette clien- tèle demande plus de fonte que les hauts fourneaux syndiqués ne peuvent en produire, le Comptoir s'ingénie à lui en pro- curer, et pour cela il en achète où il peut, au prix qu'il peut. En 1899, par exemple, il a dû faire venir de l'étranger une certaine quantité de fontes à 10.5 francs la tonne pour compléter des livraisons faites à 63 francs la tonne par suite des « marchés à échelles » dont nous expliquerons plus loin le fonctionnement. Cela nest pas précisément le fait d'un accapareur; c'est un de ces sacrifices qu'une puissante maison de commerce peut avoir exceptionnellement avantage à consentir pour satisfaire et s'at- tacher sa clientèle. Le Comptoir avait, en sa qualité de commerçant, un avantage sérieux et réel, bien qu'éloigné, à agir ainsi. Sa clientèle, c'est l'ensemble de la métallurgie française qui usine la fonte brute, spécialement les forges, laminoirs et aciéries d'importance se- condaire. On sait, en effet, que les grands établissements comme leCreusot, les aciéries de Denain et Anzin, celles de Longwy, etc. (1) Art. l"des statuts. .'J86 LA SCIENCE SOCIALE. possèdent en g-éiiéral leurs mines de fer, de houille, leurs hauts roiinieaux. Leur puissance les met à niêine d'échapper ainsi aux fournisseurs de matières premières, en particulier aux déten- teurs de fontes brutes. Ce n'est j)as seulement à eux (jue le Comptoir de Lontrwy a aH'jiire <»rdinairement, mais au moins autant aux usines plus modestes qui, transformant la fonte hrute en fonte moulée, en fer, en acier plus «»u moins ouvrés, ne [)ossèdent pas de hauts fourneaux. Cette clientèle a souvent de la peine à supporter la concurrence de ses puissants rivaux; (die a besoin d'être soutenue dans les moments de crise, préci- sément parfois aux époques de trrande activité, alors que l'ahon- dance de la demande fait hausser le prix de la matière première. Si le Comptoir pioiitait dans ces moments-là de sa situation pré- pondérante pour exploiter cette clientèle, comme on l'en a accusé; si même il ne s'ingéniait pas à lui venir en aide, il ris({uerait rait absorber pai' les colossales entreprises qui seules subsisteraient sur ses ruines, b'intérèt bien entendu du Comptoir, son intérêt de commerçant, robli,i;(' donc à soutenir sa clientèle, et il le fait. Non seulement il le fait, mais son rAle s<' lnune à cela; il n'est ori;anisé en réalité (|ue poui* c(da. Le Cst chara:é de trouver et de coiiseivrr une clientèle aux hauts fourneaux, liien (lillérent des syndicats allemands ([ui. poui- éviter la sur- production, fixent d'avance à chacpie lisine adhérente le ton- nni:<' de mai-chandises qu'elle de\ia livrer, le Comptoir laisse ses nn'inbres libres de fabriipier autant «le fontes brutes «pi'il li'ur plaît. Il «livise simpl«Mn«'nt les c«)mman(les françaises <|ni lui ai'i'ivent ««nti'e «l^u un it; il vend «'xactement tonte la fonte «pi'il peut; il se r«Milerm«' «laiis son r<*)le d«' vendeur; son seul caractère particulier est «l'étr*' le \<'n«l«'ni' nniipu' d'un cei'tain n«)mbr«' «le li;uits l'onrneanx sur h' jnai'chi' h-ançais. Il lait |>oni' «'n\ la chasse à la cli«'ntèl«' et «listribne entr«' «mi\ le pr«)«luit «le sa LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. 387 chasse suivant l'impoi-taiicc dos intérêts (ju'ils lui sont contiés. C'ost doue uno ori-eur de dire, comme le font souvent les amis du Comptoir, qu'il a pour ])ut de régulariser la production ou, comme le disent ses ennemis, qu'il a pour but de la régle- menter arbitrairement. Il n'a pas d'action diiocte sur la pro- duction: la seule chose qu'il réeularise, c'est la distribution des ordres de vente entre ses adhérents. Au surplus, tout cela apparaîtra plus clairement encore quand nous étudierons les effets produits par le Comptoir depuis sa fondation. Le caractère purement commercial du Conq^toir, sa fonction de commissionnaire, sont mis en relief également par les res- sources matérielles cjui assurent sa marche. Ces ressources proviennent des remises allouées sur le montant de chaque fac- ture, et dont le taux est fixé par le conseil à chaque semestre (1). Ce sont, à proprement parler, des droits de commission. Quant au capital social de 78.000 fr., il est souscrit par chacune des sociétés adhérentes dans la proportion de l'importance de ses ventes, sur les mêmes bases qui servent à fixer son quantum dans l'exécution des ordres passés au Comptoir. Enfin il est utile de signaler de suite, pour prévenir une con- fusion trop fréquente et malheureusement autorisée par une si- militude de noms, la différence profonde qui sépare en fait la création du Comptoir de Longwy et celle des Bureaux de vente des syndicats allemands. Le Comptoir de Longwy a été fondé à V état de comptoir, le 10 décembre 18T6, par quatre maîtres de forges lorrains, M. Joseph Labbé, agissant pour la Société de Gorcy et Mont Saint-Martin, M. le Baron Oscar d'Adelsward, M. Théophile Ziane et M. Gustave Raty. Il n'avait été précédé d'aucun s\Tidicat, d'aucune entente industrielle, d'aucun essai de réglementation de la production et des prix. A cette époque, d'ailleurs, ces sortes de contrats étaient à peu près inconnus (2) . Quatre maîtres de forges se réunissaient pour avoir un organe de vente commun; voilà tout. Et, depuis lors, le Comptoir de (1 V. 1 article 38 des statut?. i2i J'entends parler ici, bien entendu, des ententes industrielles, non des accapa- rements. 388 LA SCIENCE SOCIALE. Long\vy. avec un plus grand nombro (radliéieuts. avoc une plus grande importance par consé(iuent. est resté ce qu'il était au début. Il a grandi, mais il n'a pas évolué, il ne s'est pas transformé. Fondé comme comptoir de vente il y a viuirt cinq ans. il est encore aujourd'hui un comptoir de vente. Tout autre est la genèse des Bureaux de vente allemands. Ils sont un moyen d'assurer la discipline du syndicat, un abou- tissement de l'évolution commencée par des ententes, .lamais les industriels allemands n'ont éprouvé le besoin de constituer un bureau de vente pour avoir un liureau de vente; c'est, au con- traire, une contrainte à la(|uelle ils se sont soumis pour enq>écher lesadliérents des ententes d'écha})perà leurs eng-agrements. Etils ne sont parvenus (juc })his tard, par degrés, à cette conception. Tandis que le Conq)toir de Longwy remonte à 187(). et que déjà en Lorraine, une institution analogue, le Comptoir des Salines de l'Est, avait été créé auparavant, en Allemagne, il iaut ar- river à 1885 pour trouver le premier essai de vente par un agent uni(pie; il fut tenté parle Syndicat \\ cstphalien îles ct»kes à la suite d'une série de conventions plus ou moins heureuses pour limiter la production (1). L'histoire du Conqitoir de Longwy compare à celle «les bu- reaux de vcMite allemands nous conduit à cette conclusion, ipie le Conq>toir de Longwy a son but en lui-même, tandis ([ue les bureaux de vente allemands ne sont «pi un moyen détourné pour atteiudi'e un antre bnl. ils ont r\r établis pour enq»écher la fi'aude entre syndicpiés. Le contrastr va dailleui's s'accentuer l)ai* l'examen rodnil mal connu. r{ il a pu réussii' pai'«-e «[ue ce (I; V. ApeiTU liisloriqiir sur les syndicats dr rente des comhusUhles dans le hassin lUirnan'Wesfplialien. par E. Gruner ot E. FusUt, p. 17. LES NOLVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. .{89 produit était uiiiforme dans la région. Toutes les causes qui ont présidé à sou origine et favorisé son succès se ramènent à ces deux éléments principaux : 1' La nécessité d'organiser puissam- ment la vente des fontes lorraines peu réputées jadis; 2° la pos- sibilité d'organiser en commun la vente des fontes de différentes usines à cause de la qualité sem])lable de ces fontes. Comment les minerais de la Lorraine étaient-ils moins recher- chés autrefois? Pourquoi sont-ils devenus, il y a une vingtaine d'années, susceptibles de fournir des fontes de réelle valeur? Cela tient à une découverte bien connue en métallurgie, celle du procédé l)asique Thomas pour la transformation de la fonte [)hosphoreuse en acier. Avant la connaissance de ce procédé, la proportion de 0,."» à 0.8 de phosphore contenue dans les minerais de la Moselle se retrouvait dans tous leurs dérivés, fontes, fers, aciers; on ne parvenait pas à s'en débarrasser. A cette époque, c'était un pro- verbe parmi les fondeurs ([u* " un seul kilogramme de fonte lorraine dans un wagon de fonte anglaise gâtait toute la fusion ». Et en effet, ce seid. kilogramme introduisait dans le métal pro- duit lélément « phosphore » cpii nuisait beaucoup à sa qualité. Le procédé basique Thomas a permis demployer comme comburant clans le convertisseur et, par suite, d'éliminer de la- cier le phosphore contenu dans la fonte. Avec de la fonte phos- phoreuse on a pu obtenir de l'acier non phosphoreux. Dès lors, la fonte lorraine devenait propre à la fabrication de l'acier. D'aulre part, le bon marché de l'acier obtenu par le conver- tisseur amenait ce résultat cjue l'acier se substituait peu à peu au fer dans les rails des chemins de fer. dans les fers emplovés pour la construction, etc. L'infériorité de la fonte lorraine pour la fabrication du fer avait donc beaucoup moins d'importance. En 1878. la production du fer était en France plus du double de celle de l'acier (813.000 tonnes de fer contre SiO.OOO tonnes d'acier i. En 1888. l'acier rattrape presque le fer G+3.000 tonnes de fer contre 592.000 tonnes d'acier). En 1899. la proportion se trouve renversée en faveur de l'acier dont le poids atteint pres- que le triple de celui du fer (556.000 tonnes de fer contre .{'JO LA SCIENCE SOCIALE. 1.520.000 tonnos d'acier) (1). Coite victoire de l'acier est, on le comprend, tout à l'avantage de la fonte lorraine. Mais étant donnés les préju.ffés récnants contre les fontes lor- raines, ou plus exactement, étant donnée la nouveauté de la découverte ({ui permettait leur utilisation, les maîtres de forges isolés les uns des autres et même se nuisant les uns aux autres, auiaient eu beaucoup de peine, au début, à faire accepter les produits de leurs hauts fourneaux. Il fallait vaincre la résis- tance des vieilles habitudes, créer des débouchés nouveaux, consentii- parfois d'assez lourds sacrifices poui- enlever une pre- mière commande. Il fallait un oryanisme commercial puissant. La création du comptoir métalluri;i<|ue de Longw y répondit à ce besoin. Uuatre établissements se réunirent d'abord en 18T(> pour ven- dre leurs fontes en commun. IN ne constituaient pas à eux quatre les 00 0/0 de la [)ro(luction totale des fontes lorraines, li>in de là; ils auraient donc été tout à fait inea[)ables (r<>xercer une do- mination sur le marché; mais ce n'était pas leur but. Ils vou- laient simplement faire connaître l Comptoir daujourdliui est la même Société (|ne celle de 187(5, renouvelée un certain nondire de fois avec un chillVe (l'adhénMds toujours plus g-raud. II s'agit t<»ujours «l'organiseï- la vente en commun des fontes lor- raines, non de les monopoliser. Des usines viennent au C.omptoii', d'autres le (piiffenl; ni ces adhésions nouvelles ni ces défections Il entravent sa marclie, |),irce «[ue celle-'ci n'est pas liée, comme cell(! des syndicats allemands, à rim[)osi(ioii d'une contraiide générale. Voilà doiH le but bien |)ré(is et bi(Mi clair du Comptoir de (1; V. G. Villain, /-c Fer, la Houille cl lu Mclallurtjic, \k i.'>. LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. 391 Loiii^Avy : vcudic la l'oiite lace tle la fonte brute), ni les fontes île moulage tr«\s résistantes, les Siiiegcl ferro-inanganèse, etr., a>anl une valeur de :W 0/0 nu nmins supérieure au prix des fontes ordinaires. " Il Ces fontes seront ni-aniitoins vendues par le Comptoir pour le iduiple du pro- ducteur l't (onfitnminent a se-« instrui lioiiN. Illle^ ne .seront facturées au Comptoir quau fur et i\ mesure des livraisons a la < lienlèle. Elles supporteront leur pari de frais généraux ainsi r|ue le prélèvement prévu A l'article 4o fonds de réserve pour perles provenant de mauvaises créances , mais ne participeront ni dans les pertes ni dans les lum'/ices du Comptoir. » LES NOUVELLES COMBLNAISONS COMMERCIALES. 3î)3 mes. Enfin, nous aurons à nous demander si l'entreprise (|u'il poursuit est solidement éta])lie sur les conditions actuelles de l'industrie, ou bien si sa base a quelque chose d'artificiel et de précaire. ni. Li: COMITOIK DE LOXGAW KT SA CLIEXTÈLK. La clientèle est ombrageuse de sa nature. Chaque fois qu'un produit demandé par elle ne peut pas lui être livré en quan- tité suffisante et que, par suite, son prix tend à monter, elle est portée à croire que ce produit est artificiellement raréfié sur le marché, qu'une; volonté toute-puissante retient l'offre; hrot\ ({u'elle est victime d'une manœuvre d'accaparement. Lorsque, sur un marché donné, elle se trouve en face d'un vendeur unique ou à peu près unique, ses soupçons se confir- ment et elle crie à l'oppression, sans se demander à qui re- monte la responsabilité de la situation qu'elle constate. Et c'est naturellement aux périodes de grande activité, alors que la demande se multiplie au point de dépasser l'offre, que les apparences d'exploitation, d'accaparement, sont le plus fortes, de manière que, par un contraste bizarre, les plaintes sont d'autant plus vives que la prospérité est plus grande. Ainsi, au cours des années 1899 et 1900, les usiniers fran- çais qui dénaturent la fonte brute n'obtenaient pas toujours des hauts fourneaux toutes les quantités qu'ils demandaient. Le Comptoir de Lonewy se trouvait d'autre part, à ce moment-là, à peu près le seul vendeur de fontes brutes. Et quelques usi- niers — non parmi les mieux renseig-nés ni les plus avisés — en conclurent que le Comptoir restreignait la production des fontes brutes. Ces usiniers n'oubliaient qu'une chose, c'est que le Comptoir de Longwy était à peu près seul à vendre des fontes à ce moment-là, non pas parce qu'il avait acheté préalablement la production des hauts fourneaux indépendants de lui , mais parce que ceux-ci refusaient de la vendre, de la mettre en circulation. En réalité, il était le seul producteur qui consentit .'i'.t'i LA SCIENCE SOCIALE. à vendre de la fonte Ijrnte, ce dont il aurait fallu plutôt lui «"•tre reconnaissant, si le sentiment trouvait sa place dcins les transactions commerciales. Voici, eu effet, ce «pii se passait en 18IMI. La production totale de la fonte en France, cette année-là, avait été de 2.567.000 toimes, soit 1.565.000 tonnes pour le département de Meurthe-et-.Moselle et 1.002.000 tctnnes pour il' reste de la France. Ce million de tonnes de fonte brute, produit en dehors de la Meurthe-et-Moselh-, avait été presque entièrement transformé soit <'n acier, soit en fer par les éta- i)lissenients mêmes «jui Tavaient produit; il n avait donc été l'objet d'aucun marché à l'état de fonte brute. Sur le million ()ulu en ven«lre. » Chacpn* aciéiie , chacpie forge, chacjuc laminoir, travaillant à force. Ions ceux de ces établissements (jui s<' trouvaient liés à des hauts fourneaux absorbaient t«)ute leur production de fonte brut«'. .Vujourd'hui. au contraire, les hauts fourneaux des Landes, de la Loire, de la Méditerranée, de la Haute-Marne, fout (I) Le l'rr. 1(1 Ifoiiillc ri tu Mi liiUuniir . \\. S i vl H5. LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. 395 concurrence à ceux de la Moselle. Au mois de mai 1901, le Comptoir recevait fréquemment des lettres de ses clients lui faisant part des offres avantageuses de fonte brute (jui leur étaient faites par des producteurs français, et nous verrons tout à l'heure que le Comptoir modifiait ses marchés en consé- quence. Si vraiment il exerçait une action prépondérante sur la masse de fonte livrée à la consommation française, on peut bien penser (ju'il écarterait ces fontes importunes (jui l'amè- nent à revenir sur des contrats en cours d'exécution. Mais quelle action pourrait-il bien avoir, prépondérante ou non, sur les nondjreux hauts fourneaux français qui ne sont pas ses adhé- rents? Comment pourrait-il agir sur les sociétés qui les di- rigent pour engager celles-ci à transformer elles-mêmes leurs fontes l>rutes. au lieu de les jeter sur le marché? La vérité est (|ue ces sociétés s'inspirent de la situation industrielle, travaillent suivant les commandes qu'elles reçoivent ou suivant les besoins qu'elles prévoient. En 1899, en 1900, elles ne pou- vaient pas fournir à la demande assez d'acier, de fer; elles usinaient leurs fontes. Aujourd'hui, elles craignent la surpro- duction, elles vendent leurs fontes et font ainsi concurrence au Comptoir. Celui-ci ne saurait en être rendu responsable. Et il ne l'était pas davantage lorsque, seul ou à peu près seul, il livrait des fontes brutes aux métallurgistes français. Pas plus alors que maintenant, il ne réglementait la production de la fonte; pas plus alors que maintenant il ne cherchait à amener une raréfaction de la marchandise. Les chiffres de ses livraisons sont d'ailleurs là pour le prouver. En 1899, le Comptoir a livré à sa clientèle 451-. 000 tonnes de fonte, alors qu'en 1898 il en avait livré seulement 396.000 tonnes et 391.000 en 1897. La ra- reté très réelle de la fonte sur le marché ne provenait donc pas de son fait. Elle était due à un ensemble de circonstances par- faitement connues, d'abord à l'absence d'offres de la part des hauts fourneaux liés à des étabHssements de transformation, ensuite à la difficulté générale de se procurer des cokes, diffi- culté qui empêchait de forcer autant qu'on l'aurait voulu la production des hauts fourneaux. ,".!)() LA SCIENCE SOCIALE. Au surplus, à supposer que le Comptoir de Lons-wy eût été à luéine , d ai)rès lesquels le prix de la fonte brute se trouve réglé mécani(|uement par le prix du coke; par suite, des manœuvres tendant à raréfier la tonte sur le marché n'auraient pu avoir d'ellet que si le Com[)toir avait rompu ses engagements ; et il est de notoriété publique (|u'il les a tenus. Il a vendu, pour y rester lidèle, au prix moyen de 62 à 63 francs, des fontes cotées environ 100 francs à l'étranger. D'où vient donc le reproche adressé parfois au Comptoir de fixer le j)rix souverainement et sans contrôle? Il est aussi peu fondé (jue le reproche de restreindre la production, et il a été formulé par (|uel([ues clients mécontents des résultats de leurs «•ut reprises et disposés à rejeter, sur les «< marchés à échelles » librement consentis par eux avec le Comptoir, la responsabilité de leurs insuccès. Le marché à échelle consiste dans la fixation conventiimnelle d'un prix de base et d un coeflicient d-iugmentation ou de dimi- nution du prix de la fonte suivant la variation du prix du coke. Le (k)nq)toir convient, par exemple, avec sa clientèle de lui ven- dre 1,1 fonte 51 fr. 50 la tonne (|uand I(> coke vaut '21 francs, c'est le prix de base; puis il convient également de fixer à 1 ïv. •!'> par tonne l'augmentation <»n la tliminnlion du pi'ix df la l'onte. chaque fois <|n»' la tonne de coke augmentera ou diminuera de I franc : c'est le coefficient. Il se justifie par ce détail techniiiue ([u'il faut généralement mettre au haut fourneau 1 lonnr 1 V de coke pouidbtenir une t<»nne de fonte. On aperçoit facilement l'avantage de cette combinaison. (irAce à elle, Icsconli'ats |)euvent être passés pour de longues périodes, trois ans, cin([ ans parfois, et le client du Comptoir se tr(»uve assuré d'une certaine fixité relative dans ses |)rix d'achat. Il est à l'abri des surprises brus((ues. Toutefois, il ^jourrait y avoir un inconvénient pour les ache- LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. 3Î>7 teui's de fontes brutes. Ce serait que le producteur, n'ayant plus intérêt à acheter ses cokes cher ou bon marché, se défendit juol- lenient contre les vendeurs de cokes, sauf à majorer le prix de sa fonte. Les contrats de travail avec (c échelle mol)ile ;> passés entre patrons et ouvriers, dans certaines mines du Pays de (ialles, par exemple, sont souvent attaqués par les Trade-Unions ani;laises pour cette raison : (( Vous acceptez trop facilement la baisse du charbon, dit-on aux patrons, sacliant qu'elle comporte pour vous une économie de main-d'œuvre. » La situation n'est pas la même pour les hauts fourneaux adhé- rents au Comptoir. En effet, les propriétaires de ces hauts four- neaux ne vendent pas, nous le savons, toute leur fonte brute; ils en dénaturent eux-mêmes les deux tiers, et ils ont intérêt à ce que cette partie leur revienne le moins cher possible. Si, comme vendeurs de fonte, ils pourraient se laisser aller à payer les cokes au-dessus du cours, sous prétexte qu'ils n'y perdraient pas, comme dénatureurs de fontes ils y perdraient certainement. D'un autre côté, le prix de la fonte varie suivant le prix moyen du coke dans la région de la Moselle, et non suivant le prix réel payé par un haut fourneau déterminé. Chacun d'eux a donc individuellement le plus sérieux avantage à payer son coke au plus l)as prix. Le bénéfice ou la perte résultant de l'opération peut très bien tenir à ce seul élément ; en tout cas, il nest jamais négligeable. Malgré ces raisons péremptoires, on a porté contre le ConqD- toirune accusation d'apparence très forte parce c[uelle est fondée sur un raisonnement mathématique : « Le Comptoir a intérêt à la hausse des cokes, a-t-on Mil le pii\ du eoke. Si celui-ci valait VO francs la tonne, on en mettrait p(jur ÔO francs dans le haut fourneau, par tonne de fonte à produire. Et cette fonte vauoit le prix du c<»ke. Kt si, au lieu de raisomier sur un(> moy(Mine générale, on examine cha(|ue oj)e- ration eu particulier, on constate (pi"(dle est d'autant plus avan- taucuse au propriétaire du haut foui'ucau ([ue le piix du c(dve est moins élevé. Il n'y a donc aucun doute ii avoii'. les produc- liMHN .II- lnnf(^bi'ule du (louij)toii'de konuw y ont inti'i'ét à la baisse 11) (.riM'gfS Villain, Oji. ril.. p. l'-'i. LES NOl VELLtS COMliL\AI>O.NS COMMKHCIALES. 399 du coke, même si onles coiisidèro coiimie de simples marchands. Nous savons, d'autre part, qu'ils sont aussi consonunatcui'S de foute, ce qui ne laisse aucune prise au reproche allégué contre eux. Les marchés à échelle praticjués par le Comptoir ne consti- tuent donc j)as une habile coml)inaison pour opprimer le client. Ce sont des contrats librement consentis, avec un prix de base variable suivant les conditions î<énérales de l'industrie métal- lurgique, con(liti(ms réglées par des faits de concurrence interna- tionale auxquels ni le Conqîtoir ni les clients ne peuvent rien changer. Il y a plus, si au cours de ces marchés à long terme certains faits imprévus viennent à se produire qui renversent l'équilibre normal d'après lequel la convention a été signée, si celle-ci devient une source de pertes sérieuses pour la clientèle, le Comp- toir a intérêt à en suspendre l'exécution. C'est ce qui a eu lieu au printemps de 1901. A ce moment, le prix du coke étant resté élevé, tandis que les fers, les aciers et les fontes moulées subis- saient une baisse, les fours à puddler, les aciéries, les fonderies n'auraient plus trouvé une marge suffisante de bénéfices si la fonte brute leur avait été facturée d'après le prix de base et le coefficient de leurs marchés à échelles. C'est alors que le Comptoir a passé avec ses clients des « marchés intercalaires » suspendant pour une période déterminée l'effet des marchés à échelles et réglant conventionnellement les prix sur d'autres données. Ainsi, le Comptoir qui avait exécuté ses engagements pendant la pé- riode de grande acti\4té métallurgique, qui avait fourni à sa clientèle des fontes au-dessous du cours, n'a pas exigé d'elle ce qui était son droit strict, l'exécution de ces mêmes engagements alors qu'ils étaient trop désavantageux pour elle. Est-ce du dé- sintéressement? Non, c'est de l'intérêt bien entendu, c'est le souci éclairé de conserver avant tout une clientèle prospère, c'est une conception commerciale très juste, et le Comptoir, nous l'avons déjà dit, est un commerçant. Les syndicats allemands, qui sont des ligues de défense mu- tuelle formées entre producteurs dune même marchandise, 00 LA SCIENCE SOCIALE. pci'iloiit lit' viio cot intérêt «'loijtriH' rt jiliis laruo pour s'attachei' à des intérêts })lns iininédiats et plus étroits. Ils sont animés J'un esprit corporatif en ({uelque sorte, et dominés par la préoccupa- tion de s'assurer coûte que coûte une production j)eu variable et des prix avantasieux. Pour atteindre ce résultat, ils lixeut à leurs adhérents non pas une [)roportioii donnée dans l'exécution des ordres reçus i)ar le syndicat, mais un tonnaire dét«>rminé, ([n'ils s'eniiairent à écouler. J ai déjà signalé cette ditlércnce ( a[)ital<\ Ell<' amène ce résultat qu'au lien de consentir à sa clientèle des marchés intercalaires pendant la crise actuelle, comme le fait le Comptoir de Lon::\\ y. le syncUcat des fontes de Dusseldorf {Holieispn Si/wlihat) ohliçe la sienne à accepter les mêmes (juantités de fontes et an même prix «juau moment de lairrande prospérité. Dans ses rapports si documentés et si exacts, M. Pinyand, notre consul à Dusseldorf. avait siirnalé, dès l'an dernier, la piession exercée dans ce sens par le llolieisen Sijn- tii/kat. A ceux (jui lui demandaient une livraison de tant de tonnes par mois, il répondait : « Oui. mais à la condition (pic vous en [)rendrez autant et au même prix l'année prochaine. » Et aujourd'hui (mai IUOI le Hureau de vente i\u syndicat expédie d'olfice mensuellement à ses clients les fontes [lonr les(pielles ils s<' s(»iit enuaiiés. Ortains d entre eux les laiss<'nt en i;are où elles sont saisies et vendues aux enchères, parfois à VU % de pert«'. .l'ai eu loccasion d'interroirer à ce sujet un imhistricl qui pos- sède des torues et aciéries à la fois en Lorraine allemande et eu Lorraine française. H se trouve ainsi avnji- alfaire. dune part, au Syndicat allemand des fontes, d'autre part, au Comptoir de L(tn,i;N\\. " Le pi'cmier. me dit-IL ni'encoudire ohlii:atoii'emenl d'une matière pi'emicre le. «pii est hienfaisant. Des criti((ues très vives ont été adressées au Comptoir sur nu point spécial, il s'airit de l'initiative prise pai- lui pojir la snp- LES NOUVELLES COMBINAISONS CO.MMERCL\LES. 401 [)i'(.'ssi()ii d(' roscoiiipte et la diiiiiiiutiou dos délais de paiement. « C'est une charge considérable pour ceux qui n'ont pas de grands capitaux disponibles et qui sont amenés à restreindre leurs achats, dit M. Georges Villain (1) ; pour les établissements importants, c'est un accroissement notable dans le chiffre des capitaux engagés. » Et M. Villain cite le témoignage d'un di- recteur d'usine qui estime à 700.000 fr. l'immobilisation supplé- mentaire de son fonds de roulement résultant de cette mesure. En réalité, la réduction des délais de paiement et la supprcs- pression de l'escompte n'ont aucunement l'allure tyrannique qu'on leur prête. Ils constituent une discipline avantageuse à tous les établissements solvables, particulièrement aux établis- sements modestes. En même temps, ils garantissent le Comptoir contre les pertes provenant des clients peu solvables. C'est sans doute cette dernière considération qui a poussé le Comptoir à les adopter, mais il n'en résulte pas nécessairement que la clientèle normale, celle qui paie, ait à en souffrir. Voici d'ail- leurs comment les choses se passent en pratique : « Quand on facture net à 30 jours, me dit le directeur du Comptoir, qui s'est fait l'initiateur et le propagateur de cette réforme (2), cela per- met de suspendre au bout de 30 jours les fournitures faites au client suspect qui ne paie pas, et cela sans lui donner aucune raison. Au contraire, quand il se trouve en face d'un bon client, le Comptoir est toujours disposé à lui accorder par faveur un crédit plus prolongé; la raison en est simple : l'intérêt com- mercial étant officiellement à 6 ^ et pratiquement à 5 %, le Comptoir est enchanté de prêter à ce taux, à des personnes sûres, l'argent qu'il obtient de la Banque de France à 3 ^. Donc les clients solva])les sont toujours certains de trouver crédit auprès du Comptoir, malgré la règle générale officielle du payement à 30 jours. Leur situation n'a pas été rendue plus mauvaise, à ce point de vue, par la suppression de l'escompte et la réduction du délai de paiement. » (!) Op. cit., p. liii. (2) V. Rapport de M. G. Anbc, directeur-gérant du Comptoir métallurgique de Longwy, à la Réunion des Directeurs de Comptoirs. U)2 LA SGIENT.i: SOCIALE. « Kilo a mèiiu' été aiuélioriM' au point de vue du taux d'inté- rêt de l'argout. L'industriel auquel on consentait i % d'escompte pour régler à 30 jours, au lieu de 00 jours net, lecevait de son argent une énorme rémunération, une rémunération de 12 5>é (1). Une grosse allaire. disposant de larges capitaux, peut très bien trouver là un élément suflisant pour se faire des bénéfices, pour donner lieu à des (pi'elle (Mnpêilie ccrlaineN ali'airi's de se monter à la lé- gère, sans capitaux suflisants. siuis surface. Il y avait, cela est vi'ai. un enconraucment ;i l'activité nn''tallu!',i;i(|ue dans 1(> fait (l'aNanccr de la foiiti* pcMidanf Intjv mctis de suite à des clienl>^ quclcontpies. sans pouvoir avant cett<* epo(pu* «vxcipcr du non- paiement pour ari-èlei' N^s li\ raisons; mais cet encourauenuMit général et aveugle provo(piait di^s li ' r pour piiycr a :('» jours an litMi di* "." ' )oiirs. •^oit 00 jours plus lot, iTpri'sfiilo 1 9^ par mois, (■oslà-iliro r> ', par an. 1. i-scomplo .1 <">' ilnns IP8 nu^incs coixiilions donne «In 18 %. LES NOUVELLES COMBINAISONS COMMERCIALES. 40.*{ ploite pas, il la sert, et cola, je le répète, non par philanthro- pie, mais parce ([ue c'est là sa fonction, c'est là son intérêt de commerçant. Entin. je no [)uis {)as (juittei' ce sujet des rapports du Comp- toir avec sa clientèle sans donner quelques indications som- maires sur les variations du prix de la fonte brute depuis l'entrée en scène des hauts fourneaux de la Moselle et par consécjuent du Comptoir. « On vous accuse de fixer les prix comme vous l'entendez, » disais-jo un jour à M. Aube. — « S'il en était ainsi, me répondit-il, la fonte brute vaudrait toujours 100 francs la tonne ; et nous la vendons souvent 50 francs. » Tout le monde sait d'ailleurs que le peu do distance des centres d'extraction du minerai et la facilité de se j^rocurer du combustible ont permis aux hauts fourneaux lorrains de faire une concurrence victorieuse aux usines du centre de la France; cette concur- rence s'est affirmée naturellement par une baisse du produit. Dans le mémo ouvrage où il accuse le comptoir do Lonawy de peser sur les prix, M. Georges Villain écrit ceci : « Les établis- sements sidérurgiques de Meurthe-et-Moselle ont fait descendre la fonte brute d'affinaee, dont la valeur movenne était de 103 francs la tonne en 187.5, à 87 francs en 1880, à 58 francs en 1885 et à 51 francs en 1886 (1). » Ainsi, l'effet constaté de l'or- ganisation du Comptoir de 1876, époque de la fondation, à 1886 est une baisse de plus de 50 % sur les fontes brutes. Est-ce à dire que le Comptoir avait été créé pour faire baisser les prix? Assurément non. Le Comptoir s'était établi pour organiser la vente des fontes lorraines encore pou connues et dépréciées. Il a réussi à les faire connaître et estimer, en les vendant meil- leur marché que ses concurrents. Il le pouvait puisque le prix de re\dent était moindre que dans les autres hauts fourneaux français; il est arrivé ainsi à donner aux fontes lorraines des débouchés considérables et à stimuler l'activité métallurgique de la réeion de la Moselle. C'était là son but. Mais en même temps, fatalement, il provocpiait une baisse des prix. (i; Op. cit., p. 2(57. ^(>i LA SCIENCE SOCIALE. Depuis 1880, iiuo lois la Toute ainenco au couis très inféneui- (le 51 francs, une fois les concurrents trop faibles évincés, une fois la clientèle du Comptoir constituée, celui-ci a-t-il provo- (|ué nu relèvement? Non, parce que, ainsi rpie nous l'avons montré, la concurrence subsiste. D'ailleurs, les maichés à échelles empochent les [)ri\ de iuonter ai-bitrairement. puis- f[u'ils lie [)euveiif auiiinenter ((uCn raison dune auîrnientation correspondante du coke, et (juand le prix du c